L'opinion française canadienne très montée et surexcitée contre eux auparavant s'était retournée comme un gant.
Ainsi que le taureau qui cesse de voir s'agiter devant lui le chiffon rouge, l'éloignement du jésuite avait permis aux gens de retrouver leur sang-froid et un jugement plus rassis et le comte et la comtesse de Peyrac avaient passé à Québec une saison d'hiver pleine d'agréments.
Fallait-il croire que ce n'était que rémission ? Que tout n'était pas résolu, conclu, terminé, tranché, jugé ?
Étaient-ils le jouet d'une illusion trompeuse, d'un encore dangereux mirage, lorsque se tenant au sommet du donjon de Wapassou, dans les pures et cristallines journées de l'hiver, serrés l'un contre l'autre, ils contemplaient avec une joie infinie le pays « qui leur avait été donné » ?
Leurs poitrines se gonflaient de l'air froid et vivifiant, comme s'ils aspiraient à travers une nature bienveillante la force invisible de « L'Oranda » des Indiens, celle du grand esprit qui fait vivre l'être. Le souffle de vie. Leur sentiment de victoire et d'avoir triomphé de leurs ennemis et des plus difficiles obstacles était-il faux ?
Non.
Elle éprouva avec certitude que les influences maléfiques, des morts ou des vivants, n'avaient plus de pouvoir contre eux, qu'ils ne pourraient plus jamais leur nuire, ni les atteindre de coups mortels, ou décisifs, ou destructeurs, de ces coups dont on ne se relève pas ou mal, et qui prennent beaucoup trop de temps à guérir.
Les plus noirs complots ne pouvaient plus les atteindre. Désormais, ils planaient au-dessus d'eux. Ils étaient les plus forts. Inatteignables.
Et c'était des moments si parfaitement extatiques qu'ils vivaient là-haut sur le donjon, à se tenir appuyés l'un à l'autre dans la gloire du soleil...
S'était-elle trompée ? Non ! Impossible !
Elle en voulait presque à Joffrey de ne pas opposer aux interrogations qu'elle se posait à haute voix, véhémente, un barrage de dénégations aussi fortes. Elle aurait préféré le voir éclater de rire et la traiter doucement de folle à propos de ses appréhensions concernant Ambroisine.
– Répondez-moi, lui dit-elle un jour en le saisissant par les deux bras afin qu'elle pût le regarder bien en face. Est-ce qu'« ils » vont sortir de la tombe ?
Il prit ses tempes entre ses mains et l'embrassa sur les lèvres.
Il se contenta de répondre que, Dieu merci, il n'était pas prophète. Le destin l'avait chargé d'assez de fonctions à remplir, sans y ajouter celle-là.
Elle y avait plus de dispositions que lui. Et c'est pourquoi il n'était pas inattentif à ses pressentiments, ni aux rêves d'Honorine. Encore qu'il ne fallait pas oublier qu'ils traversaient le plus dur de l'hiver : les corps et les esprits se fatiguaient.
Les sifflements du vent taraudaient, à la longue, la résistance et la patience, comme un incessant rappel de la fragilité des hommes livrés aux éléments et l'envahissement des Indiens perturbait l'ordre des travaux, des délassements et même des prières.
Tous étaient baptisés, disaient-ils. Ils voulaient participer aux offices, se confesser, communier. Ils entraient partout, se mêlaient de tout. Certains prenaient mal de découvrir qu'ils logeaient sous le même toit que des Anglais ou des « hérétiques qui ont crucifié Notre Seigneur ». Ils étaient promptement remis à la raison. Quelqu'un se dévouait pour « disputer » avec eux des fins dernières en d'interminables conversations, pipes à la bouche. De ce fait, les provisions de tabac s'épuisaient. Et les provisions tout court.
*****
Angélique fit boire à sa fille de savants mélanges de tisanes calmantes.
Elle ne partageait pas les avis que les nuits troublées d'Honorine étaient dues à la présence de Charles-Henri qui avait réveillé en elle une jalousie cachée vis-à-vis des petits. Il y avait peut-être un peu de cela, mais non pas que cela.
Angélique, pour sa part, restait persuadée qu'Ambroisine était apparue à Honorine en songe. Profitant d'une faille, d'une faiblesse, d'un mouvement de jalousie enfantine, après tout naturelle, l'esprit de la démone s'était réinsinué parmi eux et s'était emparé de sa fille pour tout embrouiller et poursuivre sa vengeance. C'était tellement dans sa manière. Il y avait peut-être longtemps qu'elle guettait, et tout à coup, comme un vampire, elle revenait !
Joffrey de Peyrac soupçonnait-il cela aussi ? Était-ce pour cette raison qu'il se taisait, quand on parlait devant lui des cauchemars d'Honorine ?
En tout cas, Angélique savait qu'il partageait avec elle l'opinion que ces manifestations nerveuses ne signifiaient pas seulement l'extériorisation d'une jalousie profonde et maladive chez l'enfant.
Malheureusement pour la fillette et sans qu'Angélique pût nettement intervenir et arrêter les commentaires, on en parlait. On disait :
« Elle est jalouse ! Elle n'aime pas son petit frère et sa petite sœur ! »
Sans penser à mal, pour la corriger, on lui faisait « les gros yeux » :
« Il faut avoir bon cœur... » disait-on.
Honorine, qui avait paru aller mieux, devint sombre... de nouveau s'apaisa et parut retrouver sa joie de vivre.
Elle obéissait, disparaissait, mais reparaissait aux heures des repas, après s'être lavé les mains et la frimousse sans comédie. De même, elle se présentait à l'heure du coucher, sans qu'on soit obligé de la chercher jusqu'au grenier. Bref, elle était sage « comme une image », ce qui signifiait pour la compagnie qu'elle ne dérangeait personne et ne faisait plus parler d'elle. Ce qui aurait dû, si l'on n'avait pas eu tellement à faire, éveiller la méfiance et mettre en lumière qu'on ne la voyait pas en fait de la journée entière.
Constatation qui, avec un peu de jugeote et de prudence, aurait dû mener à la déduction qu'elle se cachait en quelque coin secret et s'y livrait à des travaux aussi mystérieux qu'importants.
Un matin, Angélique entendit un cri aigu de femme. Puis un autre, un troisième. Ces exclamations émanaient de voix différentes, mais rappelaient le mélange de stupeur, d'atterrement, d'horreur du cri d'Elvire lorsque, l'hiver du premier Wapassou, elle avait découvert Honorine qui, avec l'aide de son complice, le petit Thomas, se fabriquait une coiffure à l'iroquoise après s'être coupé les cheveux.
Cela venait de la chambre des jumeaux. Pour avoir laissé le domaine de ceux-ci un bref moment sans surveillance, les gardiennes découvraient du seuil un spectacle qui leur faisait payer cher leur négligence.
Honorine s'était encore coupé les cheveux. Mais d'un seul côté seulement. Tenant d'une main la longue mèche soyeuse et cuivrée, et de l'autre un pinceau de poils de martre dont on se servait pour divers badigeonnages, elle était grimpée sur son escabeau familier afin d'être à la hauteur du berceau de Gloriandre et de Raimon-Roger, tous deux dressés sur leur séant, et très alertés par l'opération.
À terre était posé un seau de cuir rempli de colle de poisson. De son pinceau dégoulinant de cette même colle, Honorine oignait le crâne du bébé Raimondeau et essayait d'y faire adhérer la mèche rougeoyante de ses cheveux sacrifiés.
Honorine aurait préféré que son œuvre fût parachevée avant de voir surgir tous ces curieux. Son entreprise lui avait causé bien des peines, mais elle l'avait, jusque-là, menée à bien. C'était elle seule qui s'était coupé les cheveux. Ce qui expliquait qu'il n'y ait qu'un côté tranché.
C'était elle qui avait fabriqué le grand seau de colle.
Où ? Quand ? Comment ?
C'était son affaire et le resterait. Elle avait réussi à monter le seau à l'étage sans le renverser.
C'était une très bonne colle de poisson, bien puante, bien collante, mais sans aucun danger pour le pauvre Raimon-Roger qui en était inondé. Gloriandre n'était pas non plus exempte d'éclaboussures.
Après avoir inspiré la stupeur, la cocasserie du spectacle entraîna les rires. Il valait mieux cela que d'en faire un drame. Tous sentaient que les intentions de la fillette, maladroites et peu claires, n'étaient pas mauvaises.
Pourtant, le rire la blessa plus que des reproches car elle avait conscience d'avoir travaillé dur pendant plusieurs jours afin de réaliser très proprement une idée mirifique et généreuse.
Elle cria :
– Je veux mon père ! Où est mon père ?
Joffrey de Peyrac était en tournée, hors du fort. Il ne rentrerait qu'au soir. Honorine devrait se débrouiller avec toutes ces femmes. Et, naturellement, pensa-t-elle, la première question serait : « Pourquoi as-tu fait cela ? ». Elle prit les devants.
– Pourquoi riez-vous ? Raimon-Roger est bien content. Il me dira merci quand il sera plus grand.
C'était une des phrases de Séverine quand elle la grondait : « Tu me diras merci quand tu seras plus grande ! »
– Comment osez-vous le laisser avec son crâne chauve alors que vous savez bien que les Iroquois n'aiment pas les chauves et qu'ils leur cassent la tête quand ils les voient. J'ai pensé que c'étaient mes cheveux qu'il lui fallait car il est le « comte roux ». Mon père l'a dit. Il doit donc avoir des cheveux roux comme les miens.
Les grandes personnes ne sont pas rapides à saisir des évidences. Voici qu'au lieu de la féliciter, on tentait de lui expliquer qu'il fallait attendre que Raimon-Roger ait ses cheveux à lui. Les cheveux ne peuvent pas être collés. Ils doivent appartenir à la personne elle-même...
– Ce n'est pas vrai. J'ai bien vu que M. de Ville-d'Avray portait des cheveux qu'il enlevait et qu'il mettait sur un champignon le soir, et M. de Frontenac, et tous, et même M. le gouverneur Paturel quand il reçoit l'amiral anglais !
– Mais ce sont des perruques !
– Eh bien ! Je lui fais une perruque. Pourquoi attendre qu'Outtaké vienne lui briser le crâne ?
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