Elle expliqua qu'il lui avait dessiné un plan sur le sable, à la lueur du feu, afin qu'elle pût y parvenir. Et il ne l'avait quittée qu'après avoir reçu d'elle la promesse qu'elle se rendrait là-bas pour confier Charles-Henri à dame Angélique.
– J'ai compris son intention... Je retournais aux bois et le pauvre Siriki savait, lui aussi, que c'était ce que j'avais de mieux à faire. Mais je ne pouvais entraîner mon enfant dans mon aventure et il m'indiquait une solution, le chemin du salut : vous, dame Angélique. Alors j'ai repris courage, et me voici !
Elle se redressa et fit lever l'enfant qui, pendant ce récit, s'était tenu sagement contre elle, mâchonnant une racine de jujube.
– Tu connais dame Angélique, n'est-ce pas, Charles-Henri ? lui dit-elle. Tu es content que je t'aie amené jusqu'à elle comme je te l'ai promis pendant notre voyage ? Tu la connais, n'est-ce pas ?
Elle lui caressait la joue, le contemplant avec admiration et désespoir.
Le petit leva les yeux sur Angélique et ébaucha un sourire, car, en effet, il la reconnaissait.
– Oh, il vous aime ! s'exclama la pauvre mère. C'est la première fois que je le vois sourire ! Quel bonheur ! Je vais pouvoir vous le confier. Le voici ! Je vous le donne. Je sais que vivre sous votre protection et entouré de votre affection est ce qui peut lui arriver de meilleur.
La première idée qui vint à l'esprit d'Angélique, déconcertée par cette décision, fut qu'il lui faudrait s'expliquer avec M. Manigault, lequel ne voulait pas s'occuper de son petit-fils, mais n'admettrait jamais qu'il soit élevé par des papistes.
– Jenny... vous n'y songez pas !... Votre fils est né dans la religion réformée. Il est protestant et nous sommes catholiques.
– Qu'importe !... Qu'il soit votre fils, c'est tout ce que je demande.
Elle se mit en transe tout à coup, criant, pleurant, en se tordant les mains.
– Par pitié ! ne me refusez pas votre aide à cause de ces sottises de religion ! Je vous en supplie ! Prenez-le ! Élevez-le ! Élevez-le comme vous voulez, mais qu'il échappe enfin à la damnation d'être huguenot. Assez de Bible et d'intransigeance. La religion réformée nous a apporté assez de malheurs. C'est à elle que nous les devons tous. Les tracasseries et les persécutions qui ont empoisonné notre jeunesse, l'exil et maintenant... Voyez ce que je suis devenue dans cette terre d'Amérique. Je n'aurais pas voulu partir de La Rochelle...
Elle mit son visage dans ses mains.
– La Rochelle ! La Rochelle ! murmura-t-elle sur un ton de plainte enfantine.
– C'est bon, fit Angélique, ne voulant pas ajouter aux chagrins de la pauvre créature, nous n'abandonnerons pas Charles-Henri, je vous le promets. Mais vous, Jenny, que comptez-vous faire ? Quelles sont vos intentions ?...
La jeune femme lui lança un regard étonné.
– Je retourne là-bas ! Dans ma tribu.
– Chez les Wonolancett ?
– Oui, chez mon maître.
– Jenny, c'est de la folie. Vous vous êtes enfuie et qui sait si votre maître ne vous punira pas en vous brisant la tête.
– Qu'il me tue ! Je mourrai volontiers de sa main...
Elle sourit.
– ...mais il ne me tuera pas. Je le sais.
– Mais, Jenny, c'est impossible ! Vous ne pouvez envisager, vous, née en Europe au royaume de France, dans une famille aux nobles manières, de passer toute votre existence au fond d'un wigwam, captive ou compagne d'un Sagamore indien !
– Pourquoi pas ?
– Mais, Jenny, répéta Angélique à bout d'arguments,... ils sont horriblement sales !
Jenny Manigault jeta un regard indifférent sur sa défroque de peaux, ses mains, ses bras, ses mocassins et jusqu'à sa couverture de traite qui exhalaient une acre odeur.
– Oh ! Ce n'est que de la graisse d'ours, fit-elle. Cela défend bien de la vermine et des maringouins l'été, et l'hiver cela réchauffe et protège de la morsure du froid.
Elle ferma ses beaux yeux de Française du Sud, au feu méridional, et ses paupières apparurent blanches dans le masque de hâle et de graisse qui oignait son fin visage. Elle eut un lent sourire qui l'illumina toute.
– Aujourd'hui, un autre rêve a remplacé celui qui, tout ce temps, fiché en moi comme un croc douloureux, m'empêchait de participer à la vie, me rendait inconsciente de l'écoulement des jours et des années, et surtout me cachait la magnificence d'un amour silencieux, constant, indéfectible, qui ne cessait de brûler à mes côtés, sans que je le comprenne. Je devais à cet amour, non seulement d'être en vie, mais préservée, honorée, gâtée, entourée de soins, heureuse.
« Alors, dans l'aire balayée de mon ancien rêve, faux, stérile et détruit, l'autre rêve a pris sa place. Envahissant peu à peu mon esprit et mon cœur, il m'a donné la force de suivre les conseils de Siriki, d'accomplir un suprême effort afin de remplir mes derniers devoirs vis-à-vis de ce pauvre petit. J'ai marché, vous l'ai-je dit, d'une étape à l'autre, le portant, avançant malgré l'hiver, hantée par la pensée qu'une fois votre fort atteint et l'enfant remis à vos soins, je pourrais m'élancer vers ma récompense. Celle qui m'attend là-bas au cœur de la forêt. Tout en marchant, portant l'enfant, chaussée de raquettes quand la neige vint, nous devions, quand la tempête s'élevait, demander l'hospitalité à quelque tribu errante, pour plusieurs jours, parfois des semaines. Puis, je reprenais la piste, profitant d'une caravane qui se déplaçait et me menait un peu plus loin. En marchant, mon ancienne vie se détachait de moi. Je revoyais Passaconaway, la constance avec laquelle il était venu, saison après saison, me présenter la calebasse de graines de courge qui exprimait la fièvre de son désir, sans pour autant se rebuter de mes refus et m'en témoigner de l'humeur. Je le comparais avec l'autre, ce « charmant » Garret que la société rochelaise m'enviait, et je m'étonnais de m'être persuadée que j'avais épousé le meilleur parti de la ville, sans avoir jamais voulu reconnaître puisqu'il était charmant et bon, disait-on, que je le détestais.
« Joli militaire, dont la prestance m'avait séduite, et mari plein d'attentions et de. courtoisie le jour, la nuit le transformait en un être incivil, satisfaisant la gloutonnerie de ses désirs, sans souci de mes répugnances, ni de m'infliger parfois souffrances et incommodités.
« Et maintenant, tout est effacé de ce passé. N'a jamais existé. Et je rêve. Je rêve du soir où ma main va se tendre vers le bol offert, pour combler par ce geste la longue attente de mon maître Passaconaway. Je rêve à ce moment où, nue sous les fourrures, je lui ouvrirai les bras et verrai son beau corps doré s'incliner vers le mien, vibrant de sa passion longtemps contenue, et je lis l'émotion subtile qui frémira derrière ses traits impassibles.
Elle rouvrit les yeux et adressa à Angélique un regard plein de défi, mais franc et résolu.
– Je sais ce que vous pensez, dame Angélique, et je comprends vos réticences. Mais il y a une chose dont moi, je suis certaine. C'est que les étreintes de ce sauvage ne seront jamais aussi bestiales que celles de ce crétin de Garret !
À ce moment, Honorine entra en courant dans la salle et, reconnaissant aussitôt Charles-Henri, l'appela avec une surprise joyeuse. Le petit garçon leva vivement la tête et se précipita à sa rencontre.
Jenny les regarda de loin se congratuler en se secouant les mains, sauter d'un pied sur l'autre et s'adresser de petites grimaces provocantes et ravies.
Ses grands yeux tragiques revinrent sur Angélique.
– Adieu, s'écria-t-elle. Adieu, dame Angélique ! Je remercie le ciel qui m'accorde que le dernier visage que je puisse contempler, avant de quitter à jamais les rives de ma naissance, soit le vôtre !
Elle se détourna et s'évada de la pièce sans courir, mais avec la prestance et la souplesse ailée des Indiennes.
Angélique, encore stupéfaite, se précipita, voulant la retenir, mais ne put la rejoindre. Quand elle atteignit l'entrée du fort, elle ne vit qu'un groupe de familles indiennes qui, chaussées de raquettes, s'éloignaient vers la forêt.
Jenny Manigault avait dû se mêler à elles, mais parmi les femmes qui, le dos courbé, portant charges et enfants, suivaient les guerriers, elle ne put la distinguer.
Chapitre 32
Si Angélique avait pu rattraper la pauvre Jenny, elle aurait essayé de la convaincre qu'elle était nécessaire à son petit garçon, déjà bien malmené par l'existence.
Elle revint à pas lents dans la salle qui était pour une fois vide à cette heure et sursauta presque de saisissement en s'apercevant de la présence de Mme Jonas et de sa nièce Elvire qui se tenaient derrière l'encoignure de la cheminée comme si elles se cachaient. Elles fixèrent sur Angélique des yeux coupables.
– Vous étiez là ? demanda-t-elle. Pourquoi ne vous êtes-vous pas montrées ? Vous avez vu avec qui je m'entretenais ?
Elles hochèrent la tête affirmativement.
– C'était la pauvre Jenny. Vous qui avez été ses amies de La Rochelle, vous auriez pu, mieux que moi, la convaincre de rester avec nous.
Mais à leur expression, Angélique comprit qu'elles avaient été pétrifiées d'horreur, de gêne, à la vue de la revenante.
– Nous avons mal agi, n'est-ce pas ? dit Mme Jonas avec courage.
– Oui.
Angélique alla s'asseoir sur l'escabeau, les jambes coupées.
– Madame Jonas, vous, si bonne ! Je ne comprends pas.
– Ça a été plus fort que moi !
– Je n'aurais pas osé l'aborder, murmura Elvire.
– Votre sœur en religion !
– Elle a été la proie d'un païen, gémit Mme Jonas.
– Pas encore, murmura Angélique.
Comme elles ne l'avaient pas entendue, elle renonça à donner des explications. Il valait mieux pour la pauvre Jenny, après la cuisante déception qu'elle avait eue à Gouldsboro, qu'elle ne les ait point vues.
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