On leur donnait du tabac, on leur préparait, dans la cour, de grands chaudrons de leur « sagamité », un brouet de maïs concassé avec des morceaux de viande ou de poisson séché, un assaisonnement de baies et raves acides, et Mme Jonas n'hésitait pas à y jeter trois ou quatre chandelles à fondre car ils aimaient que leur nourriture soit bien grasse.

Certains ne faisaient que passer et, une fois rassasiés, poursuivaient leur chemin. Mais le plus grand nombre ne repartait pas.

Chaque année ils venaient plus nombreux et plus tôt dans l'hiver. Le phénomène ne laissait pas d'être inquiétant. Cela signifiait que les nomades étaient de plus en plus nombreux à avoir épuisé leurs réserves d'hiver bien avant que les perspectives du printemps puissent leur faire espérer la fin de la disette et la possibilité de reprendre la chasse, de pouvoir poser et aller relever des pièges.

C'était un phénomène qui avait poussé Saint-Castine à demander l'aide de Peyrac pour éviter aux Indiens de l'Acadie d'être entièrement décimés par la double exigence de la traite aux fourrures et des saintes expéditions guerrières.

« Le « troque » effréné qui se fait dans nos eaux pendant l'été, avec les navires étrangers, morutiers et baleiniers, les empêche de se livrer à la chasse et à la pêche au saumon et aux alevins qu'ils avaient coutume de faire au printemps. La fièvre qui les saisit d'apporter aux rivages le plus de pelleteries possible, ne leur laisse pas le temps de fumer et boucaner viande et poisson pour leurs provisions d'hiver, encore moins de semer courges et pois et un peu de blé d'Inde. S'il leur faut répondre à l'appel d'une campagne guerrière chez l'hérétique, alors les premiers frimas les trouveront démunis de tout, n'ayant pour tout potage au long des mois d'hiver que l'alcool troqué aux navires et les scalps d'ennemis à leur ceinture. Je le reconnais, je les ai moi-même conduits au combat plus d'une fois. Mais, après les avoir vus périr de faim par milliers au cours de deux hivers, j'ai décidé de changer de politique. »

Parmi ceux qui se présentaient cette année-là, il y avait quelques rescapés de la guerre du roi Philippe, des Sakokis de la région de Sako du New Hampshire, et parmi eux, des Patsuikett qu'on appelait « ceux-venus-en-fraude », les derniers à fuir leur aire d'origine.

Les tipis pointus, trois perches entourées de pans d'écorces cousues, ou les wigwams arrondis recouverts d'écailles de bois, levées à l'orme ou au bouleau, étaient prompts à s'élever comme des champignons autour du fort. Après quoi, soulagés d'être parvenus à une ombre tutélaire, à la suite de marches dans la neige et le blizzard au cours desquelles ils avaient perdu les vieillards, presque tous les enfants en bas âge, ne s'étant mis en route que la dernière poignée de pemmican ou de maïs avalée, ils s'installaient avec la certitude d'être sauvés et l'assurance que les magasins des Blancs sont toujours pleins de vivres par un renouvellement spontané du miracle de la multiplication des pains et des poissons, enseigné par les Robes Noires.

Il fallut profiter d'une belle période de janvier où la neige durcie permettait de chausser les raquettes pour faire comprendre aux chefs de famille que le moment était venu de se remettre en chasse, à la poursuite de quelques orignaux, caribous, ou bien de traquer l'ours endormi dans sa tanière afin de compenser les pertes de réserves qui les livreraient tous une fois de plus vers la fin de l'hiver aux affres de la famine et aux menaces du mal de terre, le scorbut.

Presque chaque matin, Angélique se rendait dans une des salles où les femmes avec leurs enfants se présentaient, à la fois curieuses et désireuses d'un peu d'aide.

Elle avait fort à faire pour les accueillir, les soigner, surveiller la distribution des vivres et les encourager à regagner au plus vite leurs wigwams ou leurs villages de fortune.

Certains matins, des Kanibas, qu'elle revoyait à chaque saison, vinrent lui dire qu'il y avait parmi eux une Indienne « étrangère » qui s'était jointe à leur caravane dans les environs du lac Umbago et qui, peu bavarde, n'avait ouvert la bouche que pour leur dire qu'elle devait se rendre à Wapassou afin d'entretenir la dame du lac d'Argent D'après son dialecte, ils estimaient qu'elle appartenait à une tribu des Pemacooks, Algonquins nomades du Sud-Ouest, qui vivaient dispersés, et que la défaite de celui qu'on appelait le roi Philippe et qui s'était fait tailler en pièces par les Yennglies de Boston, avait refoulés plus au nord.

Angélique prit note de leurs explications et se déclara prête à recevoir « l'étrangère », à condition qu'on puisse lui fournir un interprète. Ils secouèrent la tête, disant que son langage ne leur était pas familier et elle ne paraissait savoir que quelques mots du leur. Mais le vieux chef qui passait la moitié de l'hiver chez eux, à Wapassou, avertit, qu'ayant réussi à lier conversation avec l'étrangère, il avait déterminé que la langue que l'on pouvait le mieux utiliser avec elle, c'était le français. Elle paraissait avoir un vocabulaire assez fourni, ce qui étonnait, car les peuples du Sud sont plus coutumiers de baragouiner l'anglais.

Il lui avait parlé et l'avait convaincue qu'elle ne devait pas avoir peur des Blancs. Craintive, ses compagnons de voyage avaient remarqué qu'elle hésitait depuis deux jours à s'avancer près du fort et ils l'avaient escortée jusqu'ici en la rassurant.

Angélique se rendit dans la grande salle d'accueil. Une jeune Indienne qui se tenait accroupie dans un coin se leva à sa vue et vint à sa rencontre en la fixant avec une telle intensité qu'elle eut l'impression d'être « épinglée » par ce regard.

Au centre de la pièce, la femme s'arrêta et fit glisser de son échine un enfant de trois à quatre ans, qu'elle enveloppait de sa mante de peau de castor retourné. Elle apparut, assez frêle, dans ses robes et jambières de daim passé, qu'un long voyage avait dû rendre usées et maculées, et qui partaient en lambeaux.

Un bandeau de perles ceignait son front, retenant les cheveux. C'était sa seule coquetterie. Ses tresses, ointes de graisse d'ours, ne comportaient pas d'ornements et, mal retenues par des liens de nerfs, s'échevelaient. Le teint de la mère et de l'enfant était sombre, mais dû à la couche de graisse dont leur visage était enduit. Le capuchon du petit ayant glissé, Angélique crut deviner dans l'ondoiement d'une chevelure bouclée qui n'avait rien d'indien, un reflet clair.

« Un petit Anglais captif, pensa-t-elle, que l'on envoie peut-être cette pauvre femme échanger contre des vivres. »

La fixité des yeux brillants de l'Indienne était presque gênante. Ses lèvres s'étiraient dans un sourire.

Angélique, à tout hasard, dit en français :

– Je te salue. Comment te nommes-tu ?

Son interlocutrice parut surprise. Ses lèvres s'entrouvrirent d'abord d'étonnement, puis articulèrent en un français un peu criard, mais bien énoncé.

– Dame Angélique ! Ne me reconnaissez-vous pas ?

Se remémorant toutes les Indiennes qui avaient pu l'aborder de Québec à Salem, Angélique scrutait le fin visage sous le bandeau de perles.

Comme elle ne se prononçait pas, une expression incrédule et effrayée crispa les traits de la visiteuse.

– Est-ce possible ? Alors vous aussi, vous ne me reconnaissez pas ? Oh, dame Angélique, je suis Jenny Manigault !

Un silence interloqué ponctua cette révélation inouïe.

– Jenny ! Ma pauvre Jenny !

Tout d'abord abasourdie, Angélique, spontanément, ouvrait les bras et la jeune Indienne « étrangère » s'y jetait. Et Angélique sentait sous les peaux misérables, le corps maigre et tremblant frémir de peine et de reconnaissance.

– Oh, dame Angélique, vous au moins, vous m'avez ouvert les bras !

Catastrophes ou bénédictions, les résurrections, pour ceux qui ne les attendent plus, sont toujours déchirantes, bouleversantes.

– Ne pleurons pas ! dit Jenny Manigault en s'écartant.

Elle se tint devant Angélique en s'efforçant de sourire de nouveau. Elle ne semblait pas réaliser les changements survenus dans son apparence extérieure depuis le jour néfaste où elle avait été enlevée par des Indiens inconnus, et emmenée par eux au fond des forêts où sa trace s'était perdue.

– Comme je suis heureuse de vous revoir, dame Angélique. C'est bien vous ! J'ai tant pensé à vous et tant prié le ciel de vous protéger des périls sur cette terre maudite, afin que je puisse avoir un jour le bonheur de vous revoir.

Son français lui revenait rapidement, ce français alerte et un peu chantant des femmes de La Rochelle.

Un éclair de malice fit pétiller ses yeux en voyant ceux d'Angélique se poser malgré elle, interrogateurs, sur l'enfant qui l'accompagnait.

– Vous vous demandez de qui est cet enfant ? Eh bien ! il est... de moi !

– Certes, mais...

Jenny éclata de rire comme si elle venait de faire une bonne farce. Et l'on retrouvait la jeune Rochelaise primesautière d'antan.

– Voici plusieurs années que vous vous trouvez en terre américaine et vous devez savoir, aussi bien que moi, que, pour les Indiens, une femme contrainte, qu'elle soit captive, servante ou épouse, amène le malheur sur un wigwam. Je ne me serais pas refusée, jour après jour, à mon maître Passaconaway, pour oser reparaître parmi les miens nantie du fruit d'un viol qui proclamerait ma honte ! Si je dis que celui-ci est mon fils, c'est qu'il l'est et je n'en ai jamais eu qu'un... Et vous avez vous-même aidé à le mettre au monde, et vous avez choisi son nom... C'est Charles-Henri, mon petit Charles-Henri...

– Charles-Henri !

En y regardant de plus près, oui, c'était le pauvre Charles-Henri, ouvrant dans l'ombre de son capuchon de fourrure son habituel regard inquiet, mais cette fois, en toute justice ; il fallait reconnaître qu'il y avait de quoi.