C'était une des raisons pour lesquelles Angélique aimait la neige. Rien de plus délicieux quand on se levait dans la chaleur de la maison que de deviner, à travers les vitres constellées de givre, la clarté blafarde de la neige tombée, sans bruit, durant la nuit. La journée serait différente.

Il fallait prendre d'autres dispositions : la fabrication d'un gâteau s'imposait. Les enfants obtenaient congé.

D'un élan unanime ils vinrent chercher les jumeaux pour leur montrer la première neige. Les femmes durent les ôter du berceau et les emmener dehors. Enveloppés de fourrures, ils clignaient leurs paupières fragiles sous l'éclat du soleil d'or que la neige réverbérait comme un miroir. Et les enfants, par cette ardeur à les faire participer à leur joie, semblaient leur dire :

« Regardez ! Regardez, petits princes, comme le monde qui vous a été donné est beau ! »

Lucas M'boté, le Noir bantou, avait regardé sans frayeur ce qui était sa première neige. Il avait pénétré dans cet élément inconnu avec l'impassibilité du guerrier primitif pour qui le monde, à la barrière de son village, est un réservoir sans fin de pièges et de surprises magiques qu'on lui enseigne, dès son plus jeune âge, à être prêt à découvrir et à affronter sans terreur et sans manifester d'étonnement puéril.

Par contre, Ève Grenadine qui voyait de la neige, elle aussi, pour la première fois, avait montré autant d'enthousiasme bruyant et de frénésie à se rouler dans la vaporeuse blancheur que la jeunesse de l'endroit.

Oui, Angélique croyait se rappeler qu'elle avait toujours aimé la neige, et tandis qu'elle triait des plantes médicinales pour les ranger dans des boîtes d'écorce de bouleau, avec Honorine assise à ses pieds sur un tabouret, elle évoquait son enfance au château de Monteloup, le vieux château poitevin qui prenait une si bonne allure lorsque ses deux ou trois grosses tours rondes s'encapuchonnaient de bonnets blancs et pointus.

Monteloup, expliquait-elle à l'enfant, c'était un peu comme ici à Wapassou. Loin de tout, l'hiver, ils étaient si seuls à se chauffer tous ensemble dans la grande cuisine. L'on pouvait craindre les incursions des soldats-brigands pillards... Les paysans des hameaux, dans le danger, venaient chercher refuge au château et l'on relevait le pont-levis aux chaînes rouillées. Ils avaient chez eux un mercenaire suisse ou allemand, le vieux Guillaume, comme Kurt Ritz, avec une hallebarde deux fois haute comme lui.

Il y avait en Poitou une race de petits baudets noirs très poilus, à grandes oreilles, taillés comme à coups de serpe dans du bois, tant ils semblaient rustiques. Ceux que son père élevait avec les mulets, les jours de froid venaient aussi se réfugier au château.

On entendait le pas de leurs petits sabots ronds et durs grêler sur le bois du pont-levis, puis ils se rangeaient en rond devant la grande porte et attendaient. Si l'on tardait trop à leur ouvrir, ils se mettaient à braire. Quelle cacophonie !

– Raconte ! Raconte encore les petits ânes noirs, suppliait Honorine qui s'était prise de passion pour les histoires d'enfance d'Angélique.

*****

L'année de son retour de Québec, Angélique avait donné aux Jonas le chien « niaiseux » qu'elle avait sauvé de la tempête et de ses tortionnaires sur les supplications d'Honorine.

– Il vous protégera de l'incendie !

On disait que cette espèce de chien soupçonnait tout début de sinistre en n'importe quel coin de la maison. Averti par des ondes qu'il était seul à capter, il se jetait alors contre les murs, contre les fenêtres comme un fou, sans bruit, car il ne « jappait » pas. À part cela, il n'était bon à rien. Et comme jusqu'alors aucun incendie – Dieu soit loué – ne s'était déclaré à Wapassou, on ne pouvait juger de l'excellence de son flair en la partie. Par contre, il s'était perdu maintes fois, avait failli se faire dévorer par les loups. Mais il était devenu un chien heureux.

Elvire et les enfants l'aimaient beaucoup, et il aimait tous les enfants. Il avait son utilité. L'hiver, il se couchait sur les petits bas trempés pour les faire sécher plus vite. L'été, afin d'éviter qu'il lui arrive malheur, on avait été obligé de l'enchaîner, ce qui l'avait contristé. Pour lui rendre le sentiment de sa valeur, on l'attelait à une petite charrette, ou l'hiver à un léger traîneau, dans lesquels il promenait les petits qui ne marchaient pas encore.

La neige tombée, c'était aussi le moment d'immoler un ou deux porcs et les cérémonies de boucherie entamaient la liste des fêtes et réjouissances de la saison.

Il y aurait l'Avent et les coutumes diverses qui l'accompagnaient. Noël, tout de piété, puis l’Épiphanie où l'on s'offrait des cadeaux en souvenir des rois mages.

La vie s'organisait à l'intérieur de la maison. Angélique trouvait le temps de brosser longuement chaque soir les beaux cheveux d'Honorine, de se promener avec elle, de voir s'éveiller et grandir ses nouveaux enfants. Gloriandre au teint doré, aux cheveux noirs qui commençaient de boucler, ouvrait des yeux d'un bleu grave, clair cependant, un bleu de bleuet. « Les yeux de ma sœur Marie-Agnès », pensait Angélique, en se remémorant celle qui avait été une ravissante fille d'honneur de la reine, puis qui s'était faite religieuse.

– La fille de Joffrey !

Elle la prenait dans ses bras et la promenait en lui parlant.

– Comme tu es belle ! Comme tu es mignonne !

Mais Gloriandre recevait les compliments avec indifférence. Ses yeux bleus continuaient de regarder en elle une image intérieure, comme si depuis le début, elle s'était réfugiée en son monde, avait suivi un chemin personnel, du fait d'avoir moins requis l'attention que son frère, à sa venue sur Terre.

Joffrey, qui s'enchantait de sa beauté et lui faisait beaucoup de frais, n'avait pas plus de succès. Cependant, elle savait être curieuse, observait autour d'elle, mais les humains, leurs voix, leurs gestes n'attiraient pas plus son attention que le reflet du soleil ou le brillant d'un objet. On aurait dit qu'elle ne cessait d'écouter en elle-même le chœur des anges.

Rarement, se mettait-elle en colère. Mais, lorsque son jumeau donnait le branle, elle le suivait aussitôt avec une conviction et une vigueur qui, heureusement, n'avaient rien d'éthéré.

Ensemble, ils redressèrent la tête pour jeter un regard par-dessus les bords du berceau, ensemble ils se cramponnèrent d'une main, puis s'assirent.

Le jeune Raimondeau, une fois assis, se tenait fort droit et refusait, avec une force insoupçonnée, de s'étendre de nouveau. Il déroutait le jugement populaire qui aime à s'exprimer en opinions catégoriques, sans appel, traduisant un avis général que personne ne conteste. On dit d'un enfant, « il est beau ! Il est laid ! » Or, il offrait les caractéristiques d'être à la fois laid et beau.

Lorsque l'on surprenait dans son visage allongé, mais qu'il soutenait avec une fierté d'infant espagnol, le regard impérieux de ses prunelles sombres, ni noires ni marron, « couleur de café brûlant plein de mousse brune », disait Honorine, il était beau. L'on ne voyait plus que ce regard et sa petite bouche bien modelée, impérieuse elle aussi.

À d'autres moments, comme s'il avait été ramené subitement à la conscience de son état chétif de miraculé-ressuscité, il reprenait une apparence souffreteuse et, sous son crâne rond toujours peu garni, son nez se révélait ridiculement pointu, son visage encore plus étroit et blafard. Il était laid.

Mais à six mois, l'on se prononça pour la beauté : ses joues se remplissaient.

*****

Par les nuits de fort gel, on entendait les loups et Honorine se tenait éveillée.

Depuis que Cantor lui avait fait écouter le concert des loups, elle avait toujours été traversée de pitié par les hurlements de ces pauvres loups cherchant pitance, et souvent elle restait assise sur sa couchette, rêvant de leur apporter des tombereaux de belle viande. Eux l'attendaient dehors avec espoir, en rond devant la porte et la regardaient de leurs beaux yeux d'or obliques. Elle les faisait entrer dans le fort.

Quand elle restait ainsi sans trouver le sommeil dans son petit lit à écouter, au loin, l'appel des loups, il arrivait que soudain il fût là, à son chevet, son père. Il lui disait :

– Ne t'inquiète pas. Les loups ne sont pas malheureux. C'est le sort des loups de ne pas manger tous les jours à leur faim, de chercher pâture, de franchir l'hiver. Pour qu'ils n'aient jamais faim, il faudrait les asservir. Ils ne demandent pas tellement d'être nourris que d'être libres. Pour les loups, pour les bêtes, la chasse c'est un jeu. Poursuivre et être poursuivis, c'est un jeu et s'ils perdent et meurent, cela fait partie du jeu... Ils ne savent pas qu'ils sont vaincus. Seulement qu'ils ont bien mené leur vie de loup. Tu préfères avoir faim que d'être en prison, n'est-ce pas ? Les loups ne sont pas moins courageux que les hommes...

Il savait qu'il ne la consolerait pas ainsi, la drôle de petite fille qui était blessée par la souffrance des êtres innocents, qui portait en elle un sens aigu, inguérissable de tous les abandons, de toutes les répudiations. Elle était tout instinct. Et ses raisonnements d'une logique implacable cachaient une profonde méfiance pour les explications des « grandes personnes ».

Mais, par sa venue à son chevet, il posait un baume momentané sur ses blessures. Son attention la comblait et pour lui faire plaisir elle voulait bien faire semblant de le croire, de le croire un peu. « Les loups n'étaient pas malheureux. » Il l'avait dit. Il devait le savoir, lui qui savait tout.

Elle se laissait border par lui, le grand seigneur qui commandait à la mer et aux Iroquois, et qui faisait éclater le tonnerre en gerbes rouges, blanches et bleues. Et qui était son père.