Wapassou au cœur du Maine avait été, pour Angélique et son mari, après leurs retrouvailles, le champ clos de la première épreuve traversée côte à côte. Celle de l'hiver terrible où le comte, sa famille, sa recrue et ses ouvriers avaient failli mourir de faim, de froid et de scorbut, abandonnés, démunis, menacés par les Indiens et les Français de Canada, séparés de leurs amis des rivages par des milles et des milles de désert glacé4. Depuis, les lieux avaient été transformés. Les soldats, bûcherons, charpentiers, artisans et manœuvriers de toutes sortes que le comte de Peyrac avait engagés et fait venir à ses frais d'Europe ou de différentes colonies d'Amérique, avaient bien travaillé. Abandonné le premier petit « fortin » que les tombées de neige ensevelissaient presque entièrement, et où ils s'étaient terrés comme des bêtes le premier hivernage, une vingtaine d'hommes et de femmes avec quelques enfants, pendant d'interminables mois, rassemblant leurs forces pour résister à tous les pièges de l'hiver : froid, faim, ennui, promiscuité, maladies...
Non loin, dominant le lac d'Argent, s'élevait une confortable bâtisse de deux étages, avec un donjon de bois, nantie de caves et de greniers dans les combles, avec toutes les défenses d'un fort bien armé et les agréments d'une demeure où les familles résidentes avaient chacune leurs appartements. S'y ajoutaient salles communes, cuisines, magasins, entrepôts.
À l'intérieur de la palissade établie sur un vaste périmètre, on trouvait les communs, des granges et – merveille ! – des étables et des écuries. Car, au cours des deux derniers étés, dix chevaux de labour et de trait, six vaches et leurs veaux avaient été menés d'étape en étape à pied d'œuvre.
Aux quatre coins de l'enceinte s'édifiait un fort bastion à meurtrières, avec en dessous un corps de garde qui pouvait servir de logement car on y avait aménagé des poêles allemands ou helvétiques pour le chauffage et à l'étage inférieur, il y avait des réserves de vivres. Chaque bastion représentait à lui seul une petite forteresse pouvant soutenir un dur assaut ou un siège de quelques semaines.
Sans être hors de la palissade, le magasin aux poudres que l'on établit toujours, de préférence, loin des habitations, avait été creusé hors de vue dans des souterrains dont les parois avaient été recouvertes d'un enduit d'argile, de sable, de paille à fumier de bovins mélangée à quelque autre ingrédient d'une pierre recuite et broyée qui lui donnait de la dureté, et qui formait un revêtement absorbant l'humidité et maintenant la sécheresse requise à la protection de la précieuse poudre et des munitions.
De vastes hangars restaient disponibles pour permettre aux Indiens visiteurs de pétuner et de troquer à leur aise ou de demeurer quelques jours céans, lorsqu'on les amenait blessés ou malades.
Et il y avait deux petits bâtiments pour « faire suerie ». Les Indiens avaient appris aux Blancs l'excellence de cette coutume qui consistait à s'enfermer dans une cabane hermétiquement close où des cailloux surchauffés, jetés dans une calebasse d'eau, entretenaient une vapeur suffocante et brûlante. Après avoir sué à en mourir, on sortait et on allait se rouler, nu, dans la neige ou se jeter dans le lac glacé.
Enfin, signe de la quiétude dans laquelle on vivait, des fermes entourées de jardins s'étaient élevées çà et là, à quelque distance du fort.
Chaque famille ainsi autonome avait le soin d'une vache et d'un porc.
Les habitants s'étaient multipliés et, comme à Gouldsboro, Angélique ne pouvait plus connaître personnellement tous ceux qui étaient venus peupler Wapassou à la charnière des saisons, et se grouper sous la bannière bleue à écu d'argent du comte de Peyrac.
On commençait donc par se congratuler entre amis de longue date. Les Jonas, les Malaprade, le chevalier de Porguani... Les longues absences des propriétaires du fief auraient pu entraîner, parmi ceux qui demeuraient sur place, des troubles et des querelles. Mais Wapassou était de ces lieux où les choses tournent bien d'elles-mêmes par la grâce d'on ne sait quelles influences bénéfiques.
Les êtres y étaient portés à être patients, d'humeur joyeuse et égale et les caractères à montrer le meilleur d'eux-mêmes. Certes, chacun y mettait du sien et il fallait avoir affaire à des gens de qualité. Mais jusqu'alors, aucune Bertille Mercelot ne s'était montrée pour « mêler sa goutte de verjus et faire tourner la sauce ».
Au sortir de l'hiver, qui est une épreuve de force avec l'esprit de zizanie et d'intolérance, non seulement on retrouvait tout le monde vivant, mais ayant resserré les liens d'amitié et d'estime mutuelles.
On était à Wapassou en terre libre. Toutes les opinions étaient respectées et cela ne pesait à personne. Dans le souci de ne point déplaire à son prochain et de ne point blesser ses convictions, chacun apportait discrétion et tact à pratiquer sa religion. Un oratorien d'un certain âge avait été chargé d'officier pour les catholiques de l'endroit. Avant de procéder à l'édification de la chapelle, il avait débattu avec les réformés du lieu où ils risqueraient d'être le moins importunés par les murmures et cantiques du rituel catholique.
Mais les réformés de Wapassou étaient habitués à bien pis. Dans le fortin du premier hivernage, on avait vécu presque au coude à coude avec un jésuite, le père Masserat, qui disait des messes chaque matin !
Elvire, la nièce des Jonas, huguenots de La Rochelle, avait épousé Hector Malaprade, catholique. Leur différence de confession qu'ils devaient plus au hasard de leurs naissances qu'à une conviction de l'âme, ne leur avait pas paru un obstacle suffisant pour dédaigner et briser la merveilleuse histoire d'amour qui s'était nouée entre eux, et ils s'étaient estimés parfaitement mariés devant Dieu et devant les hommes, pour avoir signé leurs noms sur le registre officiel de Wapassou, devant le comte de Peyrac, considéré comme capitaine et seul maître à bord, et avoir reçu la bénédiction de M. Jonas pour Elvire, et celle, fortuite, du père Masserat pour Hector, au cours d'un office auquel ils avaient assisté, du seuil, la main dans la main.
Telle était la mentalité de Wapassou.
Les consciences se sentaient à l'aise et dans leur droit. N'œuvrait-on pas assez pour le Seigneur en arrachant, jour après jour, un pan de terre païenne à la sauvagerie, et en bâtissant pour des enfants innocents, un lieu où ils ne seraient pas condamnés, avant de naître, à la persécution, à la prison, ou au bannissement ?
Après conseil, il avait été décidé que dans chaque aile du grand bâtiment central, une pièce serait aménagée, l'une pour y célébrer la messe, l'autre pour les réformés afin qu'ils pussent s'y rassembler et y prier ou chanter leurs psaumes sous l'égide de M. Jonas reconnu un peu comme leur conseiller et leur chef spirituel.
Loin de séparer les représentants des deux religions, la piété manifestée par leurs fidèles les rassurait mutuellement. La plupart de ceux qui étaient ici avaient trop souffert d'intolérances sectaires et stériles, sans souhaiter d'en voir s'atténuer la rigide permanence.
Loin des regards des autres qui les eussent contraints à durcir leur attitude, ils s'accordaient de vivre avec plus de souplesse et de bénignité.
Et lorsque, dans la grande salle commune où l'on se réunissait l'hiver après le labeur, maître Jonas, assis près de l'âtre, ouvrait sa bible, il n'était pas rare de voir Porguani, l'Italien, catholique scrupuleux et fervent, venir lui demander d'en lire à haute voix quelques versets qu'il écoutait avec un plaisir manifeste en fumant sa longue pipe.
Cette année-là, Wapassou allait recevoir un ministre du culte en la personne du neveu du pasteur Beaucaire, un veuf d'une trentaine d'années, nanti d'un garçon de dix ans. Originaire d'une province de l'ouest de la France, Aunis ou Vendée, ravagée par une « campagne d'abjuration », ce jeune pasteur avait perdu son épouse, violée puis précipitée dans un puits par les dragons du roi, les « missionnaires bottés »... Réfugié avec son enfant à La Rochelle, il avait suivi dans leur fuite aux Amériques son oncle, le pasteur Beaucaire et la fille de celui-ci, Abigaël, sa cousine, mariée à Gabriel Berne, un voisin.
À Gouldsboro après avoir longtemps gardé le deuil, tout en assistant son oncle dans les travaux de paroisse, il venait d'épouser l'une des accortes filles de Mme Carrère et ce couple avait décidé de commencer une nouvelle vie de pionniers.
Ici, l'automne était plus avancé.
Étaient passés les cygnes, les canards, les oies blanches, les oies bernaches, constellant le ciel de croix à pointes noires.
Les abeilles avaient fait leurs nids en haut des branches, signe que l'hiver serait froid.
Mme Jonas avait hâte de montrer à Angélique où en étaient les travaux concernant les provisions d'hiver rassemblées au cours de l'été, fruit de cueillettes actives et de soins donnés aux premières cultures.
Les baies des bois, merises, petites poires, noix, faines, noisettes avaient été ramassées, mises à sécher, ainsi que les champignons divers, enfilés sur des fils minces et solides et tendus en chapelets d'une poutre à l'autre des plafonds.
En cas de disette, des racines de bardane à faire bouillir dans l'eau salée, des glands, qu'on pouvait consommer après avoir jeté la première eau.
Des tonneaux de choux surs, la saurkraute allemande, étaient en préparation. On attendait la venue d'une plus ample réserve de sel pour les terminer et les entreposer dans les caves. Cet aliment des pays de climat froid était réputé pour éviter le scorbut.
Et, sous les toits, dans les « galleteaux » comme les appelait Mme Jonas qui était de l'Aunis, il y avait la suprême réserve de bois qu'on pouvait descendre de l'intérieur dans des paniers suspendus à des poulies, jusqu'aux étages et aux grandes salles du rez-de-chaussée.
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