Son estime pour ses deux fils aînés s'était accentuée depuis qu'elle avait été en Nouvelle-Angleterre. Maintenant qu'elle connaissait de plus près l'esprit puritain, elle se demandait ce qu'avait pu penser le jeune Florimond, « le jeune libertin athée » comme le désignait Nathanaël, lorsqu'il s'était retrouvé avec son frère à l'université fondée à Cambridge près de Boston par John Harvard, où les avait envoyés leur père, tandis qu'il faisait fortune en repêchant l'or espagnol dans les Caraïbes.
Après avoir été habitués à courir les mers, ils avaient plongé dans l'atmosphère de Harvard comme dans l'eau glacée d'un baptême de théologie concentrée. Ils y avaient appris l'hébreu, perfectionné leur latin et leur grec, assimilé arts et sciences enseignés : la logique, la physique, la grammaire, la prosodie, le chaldéen, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, la politique, la littérature anglaise de Cynewulf à Milton en passant par Bacon et Shakespeare, et bien d'autres matières encore. Elle les avait retrouvés, caracolant au sommet de vagues immenses suivant les pistes indiennes. Florimond partait avec Cavelier de La Salle aux Illinois et lui avait rapporté de cette région, où il y avait beaucoup de serpents, des herbes rendant leurs morsures bénignes.
Il explorait les rives de la baie d'Hudson, revenait par le Saguenay avec une moisson de renseignements et de cartes.
Il avait tué un ours gris au couteau, et aujourd'hui il paradait à la cour du roi de France pour y organiser les plus brillantes fêtes.
Un petit crissement qui se renouvela, un appel timide, sans colère pour attirer l'attention, la fit se lever et se diriger vers le berceau.
Le petit garçon avait les yeux ouverts et, pour la première fois, elle vit combien ses prunelles étaient devenues sombres. Il aurait les yeux noirs de Joffrey de Peyrac. Il la regardait et, au bout d'un instant, elle crut surprendre sur la petite bouche l'ébauche d'un sourire. Se refusa d'y croire :
– Il est encore trop jeune.
Elle le prit avec précaution et l'éleva devant elle, et le tint en ses deux mains l'une soutenant la petite tête qui vacillait. Il s'efforçait pourtant de la maintenir droite par ses propres forces, ce qui lui donnait un air hautain et branlant de magot chinois que son crâne chauve, à peine effleuré d'un duvet blond, accentuait. Presque intimidée par ces yeux de jais qui paraissaient immenses dans son mince et pâle visage allongé et qui continuaient de la fixer. Elle lui souriait avec de légers mouvements de tête :
– Tu me vois, petit homme ? Tu me vois ?
Soudain, il sourit encore. Cette fois, elle en était sûre. Il la voyait, sa mère !
– Tu m'as vue ! Tu m'as reconnue !
Et déjà il cessait d'être cette émanation des dieux, ce personnage solennel évadé de régions mystérieuses et qui avait eu tant de mal à se rattacher à la Terre. Il devenait un bébé.
– Tu vivras, petit homme. Tu deviendras grand, Raimondeau de Peyrac. Mon troisième fils !
Elle rectifia :
– Notre troisième fils.
Et avec un frisson, elle le ramena contre son cœur, le serrant avec passion. Elle enrobait de ses deux bras sa douceur, abandonnée, posait sa joue contre sa tête soyeuse, respirait le parfum ténu de sa peau fine et tiède.
– Tu es à moi, petit homme, tu es à nous !
Puis elle le reposa dans le berceau. Ce n'était pas encore l'heure de le nourrir et il ne marqua pas d'impatience. Au bout d'un instant ses yeux, tout à l'heure si brillants et interrogateurs, s'embuèrent de sommeil.
Angélique, avec une autre curiosité, observa sa sœur, près de lui. Elle dormait. Deux petits poings comme des boutons de rose serrés sous le menton et une énorme mèche noire sur l'oreiller. Angélique, malgré le désir de la prendre elle aussi dans ses bras, ne voulut pas l'éveiller. Du doigt, elle effleura la joue ronde légèrement dorée. Une petite fille en plus ! La surprise !
« Gloriandre de Peyrac ».
Cinquième partie
Wapassou, le bonheur
Chapitre 29
Au sommet de la falaise, à travers les branches des sycomores qui avaient revêtu leur livrée de topaze brûlée, la mer s'apercevait encore. Une étendue bleue parsemée d'un troupeau d'îles allongées qui, selon la saison, ressemblaient à des crocodiles verts ou à des squales sombres.
Des profondeurs d'un fjord qu'ils longèrent ensuite, des cris de mouettes et de cormorans révélaient l'estuaire marin, dont l'eau salée, continuant, avec ses marées et ses coquillages, de remonter au plus loin dans les terres.
Puis, les dernières senteurs salines dans le vent s'effacèrent. Ce fut la forêt, son silence, ses odeurs de mousses sèches, de baies mûres et de champignons, et la rencontre du premier lac d'émeraude, glacé, dans la chaleur des ors éclatants d'un bois de bouleaux.
Pourtant, les couleurs de l'automne ne se montraient que timidement. Quelques notes de cuivre ou de rouille, dans les frondaisons d'un vert acide et le jaune des bouleaux, les premiers à pâlir.
Les voyageurs suivaient un chemin qui avait été ouvert dans la forêt ou tracé à travers la pénéplaine, au cours des dernières années, par des équipes cantonnières de Gouldsboro. La première partie du voyage devait s'effectuer à cheval, en caravane muletière. Cette route conduisait de Gouldsboro à une première mine d'argent en exploitation, puis à une autre un peu plus haut, toujours vers le nord-ouest, et ainsi d'étape en étape, Joffrey de Peyrac, tout en rejoignant Wapassou avec sa famille, allait pouvoir inspecter les petits postes occupés chacun par cinq ou six mineurs au plus. Ces hommes engagés à son service étaient célibataires. On commençait à envisager l'agrandissement de quelques-uns des établissements et d'y faire venir des couples de la côte.
Joffrey de Peyrac ne souhaitait pas ce développement qui entraînerait forcément les mineurs à transformer leurs modestes huttes de pionniers en postes de traite et de commerce, risquant d'attirer l'attention toujours soupçonneuse des Français sur leur présence et leurs travaux.
Rappelant l'aventure de leur première caravane, la présence des chevaux donnait à ce voyage un peu de la tension d'un exploit. Le relief de la région ne s'y prêtait pas. Les fleuves et leurs multiples ramifications étaient les routes naturelles de ce pays difficile, creusé de failles s'élevant, de chute en cascade, jusqu'aux vallées hautes aux plateaux rabotés, écorchés de rocs, jusqu'aux montagnes en moutonnement indéfini, comme les vagues d'un océan, qu'il fallait suivre par les lignes de crêtes pour ne pas se perdre au fond d'étroits précipices.
Joffrey de Peyrac s'attachait à son projet de faire pénétrer les chevaux à l'intérieur pour rendre les déplacements sur place à Wapassou et les labours des terres cultivables alentour plus faciles pour permettre aussi de joindre des mines qui se trouvaient trop éloignées des voies navigables, et qu'il fallait ravitailler à dos d'hommes.
Les mulets cette fois représentaient une innovation. Il les avait fait venir de Suisse par Gênes où Enkson en avait pris livraison. Montures communes des pays de montagne, ces bêtes avaient le sabot sur et ne s'effrayaient pas d'une coulée de pierres roulant sous leurs pas, ni du bruit des eaux dans une gorge farouche.
Aux flancs d'une mule paisible, les bébés avaient été installés chacun dans un panier. L'animal était guidé a la main par un des Suisses de la recrue du colonel Antine. Des femmes assises en amazone sur la selle se succédaient pour surveiller les enfants.
Au bout de quelques jours, la caravane atteignit le Kennebec, le franchit à gué en amont du poste du Hollandais Peter Boggan, passa au large de la mission désertée de Norridgewook qui avait été plusieurs années celle du père d'Orgeval.
Jusqu'alors l'avance de l'automne arrivant du nord comme un incendie ne s'était annoncée que dans les lointains par des nuances roses et rouille au flanc des montagnes. Brusquement, l'incendie les rejoignait. Ils cheminaient à travers la mousse écarlate des érables, ne passant des sous-bois couleur de sang que pour déboucher dans les splendeurs de cathédrales aux voûtes pourpres et roses traversées par la lumière du soleil, et brillant comme les mille feux d'un vitrail.
Angélique retrouva les transports d'admiration quelle avait éprouvés à son premier passage. Ses impressions d'alors étaient restées gravées, si vives, dans sa mémoire, qu'elle reconnaissait chaque détail du chemin.
Ils s'arrêtèrent au bord du lac où, jadis, exténuée par la chaleur, elle s'était baignée et où quelqu'un, derrière les arbres, du haut des falaises, l'avait vue « nue, sortant des eaux ».
Sur cette même plage, Honorine avait oublié ses souliers et échangé avec le chef des Métallaks, Mopountook, contre une peau de fouine ou de martre, le diamant que lui avait donné son père. La fillette rappela fièrement cet épisode.
Ils passèrent aussi non loin de Katarunk, l'ancien poste brûlé dont ils reconnurent ou crurent reconnaître, de l'autre côté du fleuve, l'emplacement aride, désormais devenu sanctuaire, car là reposaient les dépouilles des cinq grands chefs Iroquois assassinés.
Un peu après, on trouva l'Irlandais O'Connell, responsable d'une mine proche.
Il était un employé dévoué et diligent, mais ne s'était jamais bien remis d'avoir vu brûler sa réserve de pelleteries et son caractère en était devenu aigri. Rien, répétait-il, ne serait jamais aussi beau que Katarunk ! Ses assistants le quittaient puis revenaient, ou d'autres restaient une saison avec lui. Bon an mal an, la mine prospérait et était une des plus rentables.
Puis on atteignit la crique où attendaient barques, barges, chaloupes, canots, sur lesquels allaient prendre place les passagers et être transférés les bagages, les marchandises et une partie des bêtes.
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