Saint-Castine lui avait ramené de France un long manteau de velours bleu sombre dans lequel elle s'amusait à virevolter, s'en drapant et l'ouvrant tour à tour comme des ailes.

Avant de s'embarquer à Honfleur, M. de Saint-Castine avait vu une dernière fois à Versailles les deux fils aînés Florimond et Cantor de Peyrac. Ils étaient en parfaite santé.

Il tira de son pourpoint une lettre rédigée par Florimond pour ses parents et la tendit à Angélique sachant que nul n'ignore qu'une mère ne peut attendre avant de parcourir les lignes tracées par la main d'un fils chéri, qu'elle apprécie d'en faire lecture la première, et si possible seule, à l'écart, comme pour un billet doux.

– Baron, vous connaissez trop bien les femmes, lui dit Angélique. C'est pourquoi elles vous aiment.

– Je suis d'Aquitaine, comme M. de Peyrac, et nous n'avons pas encore oublié les enseignements de l'Art d'Aimer. Plaire aux dames reste notre devise. Allez lire votre lettre sans vous soucier de nous. M. de Peyrac ne sera pas privé car je lui donnerai de vive voix d'autres détails sur les aimables jouvenceaux, détails que vous n'aurez qu'ensuite.

Elle brisa les cachets de cire et déploya les feuillets couverts de la fine et rapide écriture de son fils aîné. Ce faisant, elle éprouvait un sentiment mitigé d'impatience, de joie et de mélancolie.

Quand donc cesserait-elle de souffrir pour eux ? De s'inquiéter ? De regretter de les avoir si vite reperdus ?

Saint-Castine avait eu raison de donner la lettre à Angélique car c'était davantage à elle que le jeune homme s'adressait, s'attachant à lui communiquer des nouvelles de la cour :

Le roi me consent tout, du moment où je fais danser ses dames et rire ses courtisans. Avant ma venue, la cour devenait sérieuse et ennuyeuse. Si le roi me nomme aux armées, en six mois – que dis-je en trois – tout le monde ici bâillera. Aussi me garde-t-il auprès de lui, bien que j'aie été nommé officier de « La maison du Roi » parmi les cent gentilshommes à bec-de-corbin.

Il continuait, parlant de tous et de chacun, comme picorant ce qu'il savait l'intéresser. Ils avaient un code entre eux qui lui permettait de se faire comprendre d'elle sans nommer les personnes connues.

... M. de Vivonne me fuit, me sourit. Il me fait comprendre qu'il ne veut pas que nous parlions d'un exil qu'il veut cacher et je lui fais comprendre que ma mémoire sur ce point est muette. Toujours amiral de la Flotte, il a lancé pour les officiers de la Marine le port d'une perruque d'un blond très pâle, presque blanc, qui sied fort à la jeunesse des visages qui s'en parent. Les flatteurs s'en engouent mais, jusqu'à nouvel ordre, ce privilège reste réservé aux officiers de la Marine royale et va inspirer l'envie de l'obtenir autant que le droit de porter des talons rouges... M. le Dauphin s'est souvenu de moi. Il est un peu gros, mais bien brave et attentionné à sa charge de prince. Dites à M. Tissot qu'il a toujours sa petite armée d'argent...

Florimond avait fait amitié avec le duc d'Antin. Ce charmant adolescent était le fils légitime de Mme de Montespan qu'elle avait eu avec son mari Louis Pardaillan de Grondin, marquis de Montespan. Lequel venait tout juste de baisser pavillon dans sa lutte juridique qu'il avait entamée contre le roi qui lui avait volé sa femme. Le souverain soupirait de soulagement et pouvait envisager de légitimer ses bâtards et de les doter de titres princiers.

Angélique sourit en apprenant que Mme de Montespan, sa contemporaine, venait de mettre au monde coup sur coup, en moins d'un an, deux petits Bourbon par le sang. Le dernier naissait alors que Florimond confiait sa missive à Saint-Castine.

« Deux presque jumeaux, en somme », se dit Angélique amusée de la coïncidence.

Les petits bâtards royaux avaient été immédiatement confiés aux mains compétentes de celle qui avait élevé leurs aînés, Françoise d'Aubigné, veuve Scarron, devenue marquise de Maintenon, que l'on donnait pour la favorite montante.

Florimond naviguait à merveille au milieu de ces intrigues. Il était conscient que le milieu le plus essentiel de la cour aurait toujours l'âge du roi, et il avait très finement analysé que le roi, bien qu'il eût atteint la quarantaine, serait toujours avide de fêtes et de se voir entouré d'une cour brillante, éblouissant par son train et son entrain les ambassades étrangères, et il demandait aux jeunes nobles, garçons et filles, qu'il intronisait dans le Saint des Saints de Versailles, non pas d'imiter, par crainte ou déférence, les aînés qui immanquablement inclinaient à se montrer, soit plus rassis par l'âge, soit trop absorbés par leurs intrigues d'argent et d'avancement, ce qui est une maladie de l'adulte, mais de rester le sang vif de la cour, avec audace et insolence s'il le fallait. Or, bien peu de ces jeunes gens, désireux de faire carrière, le comprenaient. Loin de flatter les gens en place et de se plier à leurs caprices ou à leurs manies – car alors on s'endormirait vite – Florimond secouait tout son monde. Il s'attachait les solides piliers de la réjouissance parmi les mondaines qui n'étaient jamais fatiguées de danses, de fêtes, de théâtre et de carnaval, dont Mlle de Montpensier, la cousine du roi, Anne-Diane de Frontenac, surnommée « La Divine », et naturellement Mme de Montespan. Elle aussi l'avait reconnu, lorsqu'il était allé de lui-même leur présenter ses hommages.

– Ah ! Voici le petit page insolent, avait-elle dit en lui flattant la joue du doigt.

Il s'était gardé d'amener avec lui son frère.

Elle lui avait jeté ce regard aigu qu'elle ne cessait de porter sur les uns et les autres dans la panique où elle se trouvait de perdre l'amour du roi. Elle avait besoin de dénombrer ses amis et ses ennemis, pour mener le combat qui lui permettrait de rester la reine de Versailles.

Florimond, flairant le vent de la cour, jugeait qu'il y avait beaucoup trop de médisants pour affirmer imprudemment qu'elle était en pleine défaveur et que le roi se désintéressait d'elle, assertions qui semblaient tout de même démenties par les récentes paternités royales.

Vous ai-je dit, ma mère, que M. le prince de Condé fut des premiers à venir nous rencontrer lors de notre arrivée à Versailles ? Il vint me trouver, me parla de l'heureuse tâche qui m'attendait avec la charge de « Maître des Plaisirs du Roy », puis cessa de s'occuper de moi dès l'instant où je lui présentai mon frère puîné Cantor.

Songeur, ému, pensant à autre chose, il cherchait par courtoisie à le faire parler. En vain essayais-je de le persuader que ses efforts étaient vains car, de nous deux, il est reconnu que c'est moi le plus bavard. Le prince était à ses souvenirs, et nous savions pertinemment que c'était moins le son de la voix de Cantor qui lui importait que le regard de ses yeux verts, phénomène de transes dans lesquels tombent certaines personnes dont nous avons vite compris qu'elles ont eu l'heur de vous connaître, Madame ma mère, lorsque vous étiez, comme me le répète fréquemment M. Bontemps, le valet de chambre du roi, « la parure de cette cour ». On les voit changer de visage, rougir, pâlir, et certaines ont les larmes aux yeux et d'autres s'enfuient. Cantor s'en amuse et joue de la prunelle avec dextérité. Il s'en amuse moins lorsqu'il s'agit du roi, et nous avons mis au point un dosage habile de sa présence dans les parages de Sa Majesté...

Hé ! Hé ! Ils ne se débrouillaient pas mal les jeunes courtisans. Leur mère, au fond de l'Amérique, avait bien tort de s'inquiéter.

M. le prince, continuait Florimond parlant de Louis de Condé, nous apparaît comme un rassurant exemple de la magnanimité du roi et de la façon dont il sait pardonner et oublier les offenses.

Mlle de Montpensier m'a raconté qu'il y a quinze ans, le prince était « fini », un vieillard traînant sa goutte à faire compassion. À peine toléré à la cour, ce grand homme de guerre, écarté des champs de batailles où il avait eu le tort d'exercer ses talents militaires contre le jeune souverain pendant la Fronde. En lui rendant un commandement au moment de la guerre de Dévolution, le roi l'a ressuscité et la victoire qu'il a remportée sur la Hollande lui a rendu sa jeunesse. Il donne des fêtes superbes au château de Chantilly. Nous y avons accompagné Sa Majesté...

Mon frère Cantor fréquente beaucoup M. Lulli. Et a reçu l'autorisation de celui-ci de jouer de l'orgue en la chapelle du roi. Il pourrait reprendre place parmi les chœurs, pour les voix graves, mais cela ne siérait pas à son rang de gentilhomme.

Mon frère et moi jouons un rôle que nul ne peut remplir, et Anne-François de Castel-Morgeat nous assiste fort bien. Je l'ai attaché aux pas de Mme de Montespan pour éviter que celle-ci tombe dans la mélancolie lorsqu'elle doute de l'amour du roi, car la mélancolie chez cette superbe déesse peut se traduire de la plus dangereuse façon.

Il faudrait attendre le printemps prochain et une nouvelle lettre de Florimond pour savoir ce que signifiait la phrase sybilline qui terminait son épître :

J'ai retrouvé la robe d'or...

C'était un contraste surprenant, après cette incursion à Versailles, de retrouver le calme de la chambre du fort et d'entendre les coups sourds des vagues qui frappaient contre le soubassement des rochers sur lequel il s'édifiait.

Le brouillard de la veille s'était dissipé. Lui succédait une journée venteuse, capricieuse, au cours de laquelle la mer montrait de brusques violences.

Seule, près du berceau où dormaient les deux enfants nouveaux, Angélique évoquait les aînés qui avaient été ses petits compagnons des années de détresse. Y avait-il en eux quelque chose dont elle ne pût se féliciter, malgré les indignations du jeune Rambourg contre le léger Florimond ? Pas si léger que cela, plutôt philosophe, pensant juste ce qu'il fallait au moment où il le fallait, oubliant ensuite, ne doutant de rien, ni du souvenir impérissable qu'il laissait dans les esprits partout où il passait.