Angélique répondit seulement à Mlle d'Hourredanne. Elle la remerciait de ses envois et lui baillait mille amitiés. Elle relirait avec un plaisir infini la belle histoire de La princesse de Clèves, mais certes rien ne vaudrait celui qu'elle avait pris à l'entendre, lu par la voix « divine » – terme à la mode qu'Angélique n'hésitait pas à employer sachant que Mlle d'Hourredanne qui avait fréquenté les Précieuses du quartier du Marais, à Paris, y serait sensible –par la voix « divine » donc, de l'ancienne lectrice de la reine. Celle-ci, maintenant qu'elle avait retrouvé la santé et n'avait plus à passer ses journées au fond de son alcôve, n'avait certes plus l'occasion de consacrer de longues heures à la lecture à haute voix comme jadis. C'était bien dommage pour ses amis. Mais d'autre part, Angélique se réjouissait de la savoir si heureuse, et pouvant entourer de sa présence enjouée et aimante M. Carlon qui le méritait bien.

Elle lui fit aussi des remerciements chaleureux et sincères pour le petit opuscule sur La règle des jésuites et la structure intérieure et peu connue de leur ordre. Mlle d'Hourredanne la devinait toujours et avait su qu'elle tirerait grand parti d'une connaissance plus approfondie de personnes dont elle avait eu à souffrir, et sur les intentions desquelles on pouvait se tromper, faute de savoir et de comprendre à quelles obligations elles se trouvaient soumises, quels étaient les engagements qu'elles ne pouvaient trahir, les ordres qu'elles ne pouvaient transgresser, les buts dont il était vain d'essayer de les détourner.

Sans parler d'ennemis, elle reconnaissait qu'il était prudent et judicieux de s'informer de la façon la plus complète sur des adversaires qui ne cachent pas qu'ils recherchent votre défaite par tous les moyens possibles, et cette lecture pourrait l'aider –mais n'y compte pas trop, se dit-elle in petto – à trouver chez eux les défauts de la cuirasse, les brèches qui permettraient de les mettre en défaut, encore que l'armature de défense du système des jésuites lui apparût solidement chevillée en tous points et plus inattaquable que le fameux carré des mercenaires helvétiques, bardé de piques géantes dont Antine, le militaire suisse de Wapassou, lui décrivait l'aspect terrifiant, hérisson géant du champ de bataille.

Elle ne nota pas la réflexion sur le carré suisse, bien qu'avec Mlle d'Hourredanne elle sût qu'elle pouvait parler franchement sur la question des jésuites.

Angélique abrégea les nouvelles les concernant car elle avait encore à lui parler du cas de sa captive anglaise, Jessy, et cela risquait de l'obliger à écrire une, sinon deux pages encore et elle commençait à être fatiguée de tenir la plume. Mlle d'Hourredanne qui avait été si peu mariée et qui n'avait jamais eu d'enfants n'était pas de ces personnes avides de détails sur la beauté et les exploits de nouveau-nés de moins d'un mois. Angélique entama le cas de Jessy en s'efforçant de le résumer tout en n'évitant pas les arguments qui pourraient donner quelques chances à son intervention. Elle joignait à son message une lettre d'un parent de Jessy, un homme de Salem qui voulait la racheter.

En effet, au moment de quitter Salem et de monter à bord de L'arc-en-ciel, un groupe d'hommes et de femmes qui les attendait s'était approché d'eux, les hommes tenant leur chapeau sur l'estomac, avec la contenance timide et déférente de personnes qui ont une requête importante à adresser.

C'était une délégation de familles dont certains parents avaient été enlevés par les Indiens baptisés dans les raids venus de Nouvelle-France. Ils venaient de différents points de Nouvelle-Angleterre, les uns pour les récents enlèvements du Haut-Connecticut, les autres, ayant entendu dire que les seigneurs de Gouldsboro et de Wapassou avaient de bons rapports avec les gouvernements de Québec et de Montréal, et mettant un dernier espoir dans leur intervention pour obtenir des nouvelles de parents disparus depuis plusieurs années. D'autres ayant réussi, en interrogeant les traiteurs de fourrure anglais, à savoir où se trouvaient les disparus, voulaient charger les visiteurs français de présenter et de soutenir leurs propositions de rachat. Parmi eux, le hasard fit qu'il y avait les parents de la famille William, ces captifs qui étaient passés par Wapassou un printemps, menés vers le nord par leurs ravisseurs abénakis. Et le beau-frère de Jessy, la servante de Mlle d'Hourredanne à Québec, lui aussi avait pu apprendre avec certitude où elle résidait et il suppliait qu'on lui fasse parvenir un message qui était en fait une demande en mariage.

Il la savait veuve, car on avait retrouvé le cadavre de son mari sur le seuil de la ferme d'où elle avait été enlevée avec d'autres membres de la maison, enfants, sœurs, valets...

Cet homme, veuf lui-même et nanti d'une nombreuse progéniture et d'un honnête commerce de corroyeur à Salem, avait formé le projet d'essayer de racheter sa belle-sœur afin de l'épouser. Au cours des dernières années, il avait amassé une certaine somme qu'il était prêt à verser pour obtenir sa libération. Chacun s'empressait, tendait des bourses gonflées de pièces d'or. C'était le fruit de combinaisons compliquées car le numéraire était rare. Ils insistaient :

– Mon fils est vivant. Des bushloppers m'ont dit qu'il avait été acheté par des Français de l'Île-du-Montréal, sur le Saint-Laurent. Il doit avoir quinze ans aujourd'hui.

– La femme de mon frère, c'est une bonne femme, je la connais bien. Dans mes songes, je vois mon frère mort qui m'adjure de la sauver.

– La famille William, celle de mon frère aîné, s'il y a un seul survivant, nous sommes prêts à le racheter et à l'adopter.

Le comte et la comtesse de Peyrac étaient partis, emportant des sacs remplis de papiers. Ils refusaient l'or et promettaient qu'ils feraient de leur mieux pour nouer avec leurs voisins de Nouvelle-France des négociations en faveur des personnes qu'on leur avait recommandées.

Au moins, pour Jessy, Angélique pouvait tout de suite s'en occuper et elle cacheta la missive de Mlle d'Hourredanne avec la satisfaction du devoir accompli.

Pour les autres captifs, c'était plus aléatoire. Ils restaient aux mains de leurs maîtres indiens et les recherches parmi les dizaines de tribus dispersées se révéleraient ardues.

Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais l'on disait que du côté de Montréal, des Français charitables rachetaient des Anglais pour les faire baptiser.

Angélique pensa à Mme de Mercouville qui aimait s'informer sur tout et qui était au courant de tout. Dans le mot qu'elle allait joindre à la lettre de son mari, elle lui demanderait de réfléchir à quels personnages – missionnaires, voyageurs, membres de confréries charitables –, elle pourrait s'adresser afin d'obtenir des renseignements sur le sort de captifs anglais pour lesquels on était prêt, à Boston, à payer rançon.

Elle n'écrivit pas à M. de Loménie-Chambord car elle se sentait épuisée et savait qu'elle se trouverait dans l'obligation de lui parler de la mort du père d'Orgeval.

Chapitre 28

C'était par le baron de Saint-Castine, leur voisin du fort de Pentagouët, qu'était arrivée la lettre de Florimond.

Le Gouldsboro et Le Rochelais devaient être à contourner la Nouvelle-Écosse du côté de Port-Mouton. Des vents, des brouillards les retardaient. Or, Saint-Castine, apprenant qu'ils étaient de retour, venait les saluer. Il les avait manqués en juillet au moment où il revenait, lui, de France où l'avait retenu longuement une histoire d'héritage dans le Béarn, dont il était originaire. Car il était aussi gascon, ce brillant officier qui, dans son fort dominant l'embouchure du Pénobscot et au-dessus duquel flottait le drapeau à fleur de lys, régnait sans conteste comme un bienveillant potentat.

Pentagouët avait été au début du siècle un petit comptoir commercial, bâti par un aventurier français, le sieur Claude de La Tour. Pris par les Anglais, rendu aux Français qui avaient élevé une solide forteresse de bois à quatre bastions, occupé ensuite par les Hollandais, puis de nouveau par les Anglais, enfin reconquis par le baron de Saint-Castine, au nom du roi, Pentagouët était aujourd'hui considéré comme la capitale de l'Acadie.

De cette enclave française, le baron de Saint-Castine administrait les tribus abénakises de la région, Etchemines, Tarratines, Souriquoises, Malécites, non seulement comme un père, mais comme un chef qui aurait été choisi parmi les leurs.

Il avait épousé la jolie princesse indienne Mathilde et il succéderait à son beau-père Massaswa lorsque celui-ci décéderait. Isolé dans son œuvre, il avait été le premier à demander l'aide de Peyrac afin d'éviter à « ses » Indiens baptisés les guerres saintes auxquelles les poussaient Québec et plus encore le maître occulte qu'était alors le jésuite fanatique d'Orgeval, surnommé Hatskon-Ontsi, l'homme ou le diable noir.

Lui était surtout préoccupé de s'enrichir par la fourrure, de vivre heureux avec sa famille indienne tout en aidant par sa fortune les tribus à survivre et à éviter l'extermination qu'entraînaient pour eux guerre et famine, épidémies et alcool. Durant son absence il avait laissé le gouvernement de Pentagouët à sa femme Mathilde, ravissante et intelligente princesse qui s'en tirait fort bien sous l'égide de son père âgé, mais dont l'autorité de Sagamore demeurait grande et respectée.

Elle était là aussi, aujourd'hui, dans sa robe de peau frangée.

Elle s'habillait court avec un peu d'impertinence, montrant des genoux charmants au-dessus de bottes de peau brodée. Cela se pratiquait chez les Indiennes de haut rang, filles de chefs, ou dirigeant le conseil des femmes, ou tenant un rôle de prêtresse, toutes fonctions qui les mettaient au-dessus des autres, leur donnant parfois le jugement de décision suprême sur les hommes et sur les chefs. Ses longues tresses noires lui donnaient un air enfantin.