Intrigués, ils se penchèrent sur le grimoire en question et sur les attendus qui rappelaient à Angélique les démêlés urbains et homériques de Ville-d'Avray avec le greffier de Québec.

Après étude, fort étonnés, ils durent envisager que l'animal incriminé ne pouvait être que le « glouton » apprivoisé de Cantor, Wolverines. On lui avait donné le nom qui désigne en anglais cette grosse loutre, parfois de la taille d'un jeune mouton, et que les Français appelaient glouton et les Indiens « carcajou ».

Et tous deux s'avouèrent qu'ils ne s'étaient jamais interrogés sur les décisions prises par leur fils cadet, Cantor, à propos de son fidèle compagnon d'Amérique. Le jeune homme, avant de s'embarquer pour la France, où il ne pouvait certes l'emmener, avait dû le rendre au bois.

– Il était déjà presque redevenu sauvage pendant notre séjour à Québec, fit remarquer Angélique. Et il se peut qu'il s'agisse d'un autre « carcajou ». Mais M. de Chambly-Montauban soutient la réclamation du greffier car il a gardé une dent contre notre Wolverines qui lui a tué son affreux dogue cruel. Et qui a été jusqu'à en exposer la tête sur la branche d'un arbre, comme l'aurait fait un arrêt de justice pour un bandit de grand chemin.

Mais Mlle d'Hourredanne parlait aussi du glouton. Dans la longue épître qui accompagnait son envoi de deux livres, La princesse de Clèves et La règle des jésuites, elle racontait que sa servante anglaise Jessy, qui continuait d'habiter son ancien logis de la Haute-Ville, avait aperçu l'animal deux ou trois fois au cours de l'hiver tournant autour de la maison de Ville-d'Avray. Puis un jour, d'un bond, il avait franchi le muret de clôture du verger de Mlle d'Hourredanne, s'était avancé jusqu'à la porte-fenêtre et il avait regardé à travers les vitres la chienne cananéenne qui, curieusement, n'avait pas aboyé. Soit qu'elle fût trop surprise, ou trop effrayée, ou qu'elle devînt aveugle, ou... sait-on jamais avec les bêtes, qu'elle ait reconnu en lui une vieille connaissance.

D'autre part, il était évident que la bête, certaines nuits sans lune, avait fait beaucoup de dégâts dans la ville. Pourtant, aucun des amis des Peyrac n'avait eu à se plaindre d'elle. Les Indiens craignent le carcajou dont l'intelligence et la malice les confondent. Ils disent qu'un diable l'habite, que c'est comme un être humain déguisé. Depuis le printemps, on ne l'avait pas revu.

De ce sujet, l'épistolière passa à celui du marquis de Ville-d'Avray qui leur manquait à tous. Il leur avait fait envoyer un billard. Très encombrant ! Plus encore que les métiers à tisser ! C'était la mode d'en jouer à Versailles et le roi se rendait à sa partie presque chaque soir, en traversant l'appartement de Mme de Maintenon.

Mlle d'Hourredanne expliquait longuement pour quelles raisons elle envoyait à Angélique La règle des jésuites. S'initier aux lois qui les régissaient lui semblait utile. Cela pouvait éviter les erreurs désagréables comme celle qu'avait commise M. de Frontenac qui, dans sa lutte contre ces religieux qu'il ne pouvait souffrir, avait dénoncé au roi et au ministre leur esprit de lucre éhonté qui, selon lui, ne convenait pas à des prêtres venus pour s'occuper des âmes et non pour amasser une fortune aux dépens de leur prochain. Il aurait révélé qu'ils détournaient à leur profit une partie de la fourrure des Grands Lacs, avec deux forts bâtis sur les pointes de terre qui encadrent le détroit reliant le lac Tracy au lac Huron : le fort Sainte-Marie, factorerie récoltant tout ce qui venait du Nord, et le fort de Missilimakinac, tout ce qui venait du Midi. Ils avaient aussi un magasin dans la Basse-Ville où l'on vendait jusqu'à de la viande et des sabots.

On avait coupé court à ses indignations en lui présentant le texte d'une des prérogatives papales dont les jésuites étaient bénéficiaires et qui stipulait qu'ils avaient « droit de se livrer au commerce et à la banque ».

Nul à Québec ne sortait du tourbillon de s'envoyer à la tête ses droits et ses devoirs, chacun combattant pour ses intérêts et la gloire de Dieu.

Il n'y a que M. Talon, disait-elle, qui œuvre pour le bien de la colonie et le bien de sa population. Je fais de mon mieux pour l'assister et j'ai pris chambre au palais. Je l'aide à recevoir les « puissances » et à trancher les différends. J'écris pour lui maintes notes et libelles. Vous aviez raison, chère Angélique. Rien ne vaut plus au monde que d'aimer un être et de se dévouer pour lui.

Mme Mercouville, femme du juge de la Haute-Ville et présidente de la confrérie de la Sainte-Famille commençait en parlant de sa dernière-née, la petite. Ermeline, car elle savait que Mme de Peyrac avait pour elle une tendresse particulière. Ermeline était toujours aussi légère, aussi gourmande, elle riait toujours sans qu'on sût pourquoi, elle continuait de s'échapper comme une anguille, ou mieux, comme un papillon, mais on renonçait à la punir de ses fugues en se souvenant que c'était grâce à l'une de ces brusques lubies de la benjamine qu'une partie de la famille avait été sauvée des Iroquois, lorsque ceux-ci, remontant le fleuve depuis Tadoussac, s'étaient présentés sous Québec. Que de souvenirs à partager avec leurs chers amis de Peyrac !

Ermeline était sans nul doute douée d'une intelligence peu commune. Présentée aux Ursulines, elle savait lire couramment à moins de quatre ans. Constat qu'on ne pouvait faire que parce qu'elle écrivait aussi, car elle ne parlait pas. Mais personne ne s'inquiétait encore.

Ermeline était une petite miraculée de naissance, on eût pu dire de vocation. Et si, d'ici l'an prochain, elle ne faisait pas de progrès dans l'élocution, on l'emmènerait au sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré. Après avoir accordé un miracle pour la marche, la sainte grand-mère de Jésus-Christ ne lésinerait pas pour la parole.

Mme de Mercouville demandait à M. de Peyrac si, en passant par ses établissements du golfe Saint-Laurent, il pourrait lui faire un chargement de plâtre que, paraît-il, on trouvait en abondance à côté du charbon.

Elle parla ensuite de l'affaire d'Éloi Macollet auquel ils s'intéressaient, qui ne s'arrangeait pas et prenait des proportions de scandale. Ce vieux coureur de bois, scalpé de surcroît, qui avait mené la vie la plus dissipée et la plus vagabonde, avait épousé sa bru, Sidonie. Cette union, réprouvée par les gens d’Église comme un inceste et qui n'avait pu se faire que grâce à l'ignorance d'un moine récollet ou capucin – les fils de saint François d'Assise professant l'ignorance comme une vertu, ajoutait Mme de Mercouville qui était très « pour » les jésuites – s'était vue couronnée par la naissance de deux fils jumeaux – tiens, elle aussi ! Elle devait être heureuse, cette pauvre Sidonie qui avait tant souffert d'être bréhaigne durant son union avec le fils Macollet qui n'en était pas moins mort en brave de la main des Iroquois.

Elle n'était déjà pas aimée avant dans la paroisse de Lévis où elle résidait. Personne ne lui parlait plus désormais, et l'on prédisait à ces « enfants de vieux » le plus lamentable destin.

– Je voudrais bien savoir comment notre Éloi réagit à ce bannissement de la ville ? s'interrogea Angélique.

Mme de Mercouville ne lui en cachait rien. Doublement excommunié, comme coureur de bois portant de l'eau-de-vie aux sauvages et comme père incestueux, il ne s'apercevait de rien, ou faisait semblant car telle avait été sa philosophie toute sa vie. Il aimait cette jeunesse qui l'aimait et l'avait toujours aimé, et peut-être que, maintenant qu'il lui avait donné de l'« occupation » avec ses poupards, elle ne l'empêcherait plus de repartir pour les Grands Lacs, pour une petite tournée, histoire de récolter un peu de castor, car, quoi qu'en pensât M. Colbert, le ministre de la Marine et des Colonies, qui n'était pas à sa place à lui, Macollet, mais bien tranquille dans son fauteuil à Paris, ce n'était pas en grattant la terre de Canada qu'on pouvait nourrir toute cette famille !

Telles étaient les déclarations que Mme de Mercouville avait recueillies de la bouche même du joyeux compère.

Les lettres de Mme de Mercouville étaient toujours un intéressant mélange de cancans, de listes de quincaillerie, de projets d'affaires, souventes fois bien inspirées, et de contrats matrimoniaux. C'était par elle qu'Angélique avait été mise au courant de la situation de leurs protégées, les filles du roy de Mme de Maudribourg, et avait appris les mariages de la plupart d'entre elles.

Cette fois-ci, la présidente de la confrérie de la Sainte-Famille parlait encore mariage, mais pour une affaire – souligna-t-elle d'emblée – qui la touchait de très près, car il s'agissait de sa sœur de lait et esclave noire Perrine-Adèle, qui ne l'avait jamais quittée, qui avait été jusqu'à la suivre dans ce froid climat de Canada, bien différent de celui de la Martinique où elle était née, et qui avait élevé tous ses enfants.

Lors du séjour du comte et de la comtesse de Peyrac à Québec, Perrine-Adèle s'était prise d'un tendre sentiment pour leur nègre Kouassi-Bâ. Sentiment, qu'après avoir dépéri jusqu'à n'être plus que l'ombre d'elle-même et avoir causé toute sorte d'inquiétudes à son entourage, elle avait fini par confesser à sa maîtresse.

– Voilà peut-être qui arrangera notre affaire entre Siriki et Kouassi-Bâ à propos de la grande Peuhl, remarqua le comte.

Il se leva pour aller s'entretenir avec Kouassi-Bâ et promit de rédiger lui-même la lettre pour Mme de Mercouville qui demandait étude en plusieurs points.

Angélique pourrait y joindre un court billet, chargé de transmettre beaucoup de baisers à toute la famille et en particulier à Ermeline.

Il ne voulait pas la voir se fatiguer en rédactions ardues et absorbantes, elle qui, il y a quelques jours encore, s'imaginait ne plus savoir lire ni écrire.