– La Méditerranée ? Ne sentez-vous pas comme tout cela est loin, petite dame ? fit-il d'une voix contenue. Si loin que l'on s'étonne d'avoir été celui-là qui a traversé tant d'événements seul et sans vous. Oh, mon cher trésor ! Ces aspects et ces visages révélés et différents de nous-mêmes composent notre histoire d'amour. Nous avons avancé sur le chemin, comme nous n'avions cessé d'avancer depuis le jour où la foudre a frappé mon cœur, à moi, le troubadour du Languedoc, qui croyais tout savoir sur l'art d'aimer... Sommes-nous toujours sur le bon chemin ?

– Je l'espère, dit-elle vivement.

– Non ! Je parle du chemin sur lequel nous marchons.

Ils se remirent à rire tous deux.

– Nous suivons un sentier, mais je ne souhaite pas qu'il nous ramène trop vite au fort.

Il lui demanda si elle n'avait pas froid et jeta un pan de son manteau sur ses épaules.

Elle lui fit cependant remarquer qu'il ne lui avait toujours pas raconté pourquoi il avait acheté ces gens du Rhode Island.

– Et si je vous répondais, ma très chère, que... je n'en sais rien. Le philosophe Descartes a voulu rendre les Français conscient des raisons de leurs actes. Je crains qu'il n'ait réussi à ne les rendre qu'insupportables, car je ne suis pas certain que cette méthode de pensée et de jugement puisse s'appliquer à tous nos élans, nos désirs, nos peurs cachées et indéfinissables. Les « pourquoi » et les « parce que » brouillent notre instinct qui est une force précieuse en nous, mais sans raison. Pourquoi suis-je allé flâner sur le marché des esclaves à Newport ? Pourquoi m'a-t-il été intolérable de voir la grande femme peul qui ressemblait à la sultane Leila dans cet état d'humiliation et sans recours, confondue à jamais dans la situation servile à laquelle son exil loin de son royaume allait la condamner, privée de ses pouvoirs sur son peuple, privée de son peuple ?

– Vous cherchiez une épouse pour Kouassi-Bâ ?

– L'idée à circulé... Rien de plus. Kouassi-Bâ a partagé, non seulement toutes mes épreuves, mais tous mes travaux. C'est un expert en mines et j'ai pu lui confier la marche des chantiers d'extraction et de transformation du minerai suivant mes procédés chimiques. C'est un savant... Il est vrai que la belle Akashi appartient au pays des laveurs d'or d'un fleuve dont on ne connaît pas tous les méandres, le Niger.

– Que font-ils de cet or ?

– Des bijoux et surtout ils l'offrent aux dieux... Et puisqu'il vous faut des « parce que », je vous dirai que je l'ai achetée parce que le capitaine hollandais a dit qu'elle était invendable. Les deux planteurs qui en avaient fait l'acquisition, l'un à l'île de Saint-Eustache, l'autre à Saint-Domingue, sont morts quelques heures après. Le capitaine repassant par là, on la lui rendit pour rien avec empressement et terreur, elle et son sorcier de fils.

– Le garçon ?

– Regardez-le bien la prochaine fois que vous le verrez et vous comprendrez... En somme, je crois que vous avez été bien avisée de ne pas me questionner ce jour-là. Car la vraie raison qui me poussait à rechercher quelqu'un sur le marché, à rechercher, en effet, une femme mais pas de cette sorte, je n'aurais pu vous la donner non plus. Bien, je vous vois de nouveau ouvrir des yeux inquiets et je vais essayer quand même de vous donner une explication qui plairait à M. Descartes, encore que cette raison elle-même fût suscitée en moi par un pressentiment flou qui me faisait craindre pour le bien-être de l'enfant que nous attendions. Je voulais m'assurer que s'il le fallait, une nourrice pourrait vous suppléer pour l'allaiter. Nous étions en Amérique et non dans nos provinces de France où l'on en peut trouver facilement. Je remarquai cette jeune nègre « marronne »2 de Saint-Domingue qui me parut remplir toutes les conditions. Elle était familiarisée avec la vie des Blancs et me dit qu'elle avait déjà allaité un enfant de sa maîtresse. Mais son propre enfant ayant été vendu par la suite, elle se révolta et s'enfuit dans les montagnes avec un esclave africain qui venait d'arriver. On les rattrapa trois mois plus tard et on les vendit ainsi qu'un oncle ou un frère de la jeune femme qui leur avait donné asile. Voici l'histoire qui les a amenés en Rhode Island puis aujourd'hui en nos murs. Une « marchandise calamiteuse » comme me disait aussi le Hollandais qui ne savait qu'en faire. Je pense avoir passé avec eux un contrat, en paroles, qui satisfait les deux parties. Mais, ainsi que nous avons pu le constater, le destin s'est encore joué de nos plans. M'écoutez-vous ? interrogea-t-il, la voyant rester silencieuse.

– De toute mon âme.

« Je vous adore, disaient ses yeux tournés vers lui, je ne vois plus que vous sur Terre. Je vous adore. »

Elle n'avait plus qu'une envie. Poser ses lèvres sur les siennes. Ils s'arrêtèrent dans leur lente promenade.

La brume mouillait leurs lèvres de sel. Personne alentour. Le silence.

Et jusqu'à la fin du monde ils s'embrasseraient, s'embrasseraient.

Ils étaient ensemble, ensemble.

Ils se regardaient et leurs lèvres se reprenaient.

– Allons ! dit-il enfin. Vous me rendez fou ! Pourquoi, pourquoi un baiser ne peut-il pas être éternel ?

Chapitre 27

Un petit navire apportait tout un courrier de Québec. Il fallait se hâter d'y répondre afin de profiter du bâtiment qui retournait au Saint-Laurent et devait atteindre la ville avant que le fleuve ne se prenne dans les glaces.

Comprenant qu'Angélique, malgré le plaisir qu'elle avait à recevoir des nouvelles de ses amis, ne pouvait encore s'astreindre sans fatigue à un grand effort de plume, Joffrey de Peyrac la rejoignit au fort et s'assit près d'elle pour l'aider à trier les lettres des autorités, celles de M. de Frontenac, le gouverneur, de l'intendant Carlon, toutes parcourues de longues plaintes sur les difficultés de maintenir le budget de la colonie, de faire face à l'incompréhension du roi et à celle de M. Colbert et de ses services indifférents à mieux soutenir leur œuvre de civilisation, de venir à bout des discussions avec l'évêque qui continuait d'excommunier les « voyageurs » coupables de porter l'eau-de-vie aux sauvages, sans se soucier de ce que la traite des fourrures, donc la Nouvelle-France, allait en souffrir, et enfin sur l'intolérable ingérence des jésuites dans les affaires de l'État.

Il y avait aussi un message de M. Cavelier de La Salle, cet explorateur à la recherche de la mer de Chine, auquel Joffrey de Peyrac avait déjà apporté son soutien financier pour une expédition au-delà du lac des Illinois. Mais l'expédition avait tourné court, et Florimond de Peyrac, qui en faisait partie et qu'on supposait au Sud, s'était retrouvé au Nord, fantaisie de jeune fou lâché dans la nature, mais dont il avait rapporté de précieux renseignements sur les rives de la baie James et de la baie d'Hudson, encore mal départagées entre Français et Anglais.

M. Cavelier, dans sa lettre, avertissait qu'il partait pour la France afin d'obtenir des subsides pour un nouveau voyage aux Illinois. Auparavant, il se rappelait au bon souvenir de l'un des plus généreux associés de sa commandite, M. de Peyrac, celui qu'on appelait le seigneur de Wapassou, Gouldsboro et autres lieux.

Les autres missives, adressées à Angélique, étaient d'ordre amical, ses relations de Québec donnant de leurs nouvelles et réclamant d'en recevoir, aussi détaillées que possible, afin de pouvoir s'en nourrir, en ce temps de disette pour l'amitié que représentaient les six à huit mois d'hiver où la société de Nouvelle-France était coupée du reste du monde par le gel du Saint-Laurent.

Une lettre assez courte, mais charmante, provenait de M. de Loménie-Chambord, ce chevalier de Malte, qui autrefois avait été l'un des premiers compagnons de M. de Maisonneuve au moment de la fondation de Ville-Marie du Mont-Réal et assistait à présent M. de Frontenac comme membre du grand conseil de Québec. Moine-guerrier, appelé aux armes comme le voulait son ordre, on requérait souvent ses aptitudes militaires auprès de la milice ou dans les expéditions de l'armée.

– N'était-il pas un peu amoureux de vous ? demanda Joffrey.

– Je crois qu'il nous aime tous les deux. C'est grâce à lui et au sentiment de sympathie que nous lui avons inspiré dès notre première rencontre qu'il n'a pas ce jour-là exécuté la mission dont il était chargé et qui consistait à brûler Katarunk, notre poste, et à nous supprimer par la même occasion, au moins à nous faire prisonniers.3

Elle replia la lettre.

– Cher Claude ! murmura-t-elle. Il a sacrifié pour nous son entente profonde avec Sébastien d'Orgeval, son ami le plus cher depuis sa jeunesse. Il ne doit pas encore être au courant de sa mort. Que va-t-il dire quand il saura ? Je présume que sa douleur sera immense, car c'est un cœur sensible et aimant.

Mme Le Bachoys faisait, elle, dans sa lettre, la chronique de la Basse-Ville et des aventures galantes de l'hiver. Sa fille, mariée à M. de Chambly-Montauban, grand voyer de Nouvelle-France, venait d'avoir un enfant. Elle était fort réjouie de se trouver grand-mère.

À propos de son gendre le grand voyer et quoique l'affaire lui parût mesquine et stupide, elle s'était engagée à leur transmettre de sa part un procès-verbal émanant du greffe royal où on leur réclamait de « payer l'amende de dix livres tournois et cinq sols pour avoir contrevenu à l'article 37 du « Règlement de police établi par le conseil souverain sur la suggestion de l'intendant » et qui stipulait qu'il était « interdit de laisser vaquer dans les rues en liberté les animaux domestiques si ceux-ci se montraient d'humeur à nuire à la population ».

À plusieurs reprises, au cours de l'hiver et principalement de nuit, un animal de leur suite et qu'on savait pertinemment leur appartenant, mais qui était demeuré à Québec ou dans les environs, derrière eux, avait causé toutes sortes de nuisances aux particuliers. Suivait une longue liste de dommages : seaux de cuir percés, volailles enlevées, barrières démolies, marmites renversées, etc.