Elle parlait avec l'espoir d'emporter leur adhésion, mais elle voyait le même doux sourire patient sur leurs lèvres et comprenait qu'elles refuseraient.
Ruth la regarda avec tendresse.
– Comment te remercier, ma sœur. Grâce à toi, grâce à ta générosité qui ne se pose pas de limites, nous avons pu, quelques semaines, vivre en oubliant notre malédiction, en croyant que nous étions, nous aussi, libres et heureuses et aimées parmi les nôtres, des créatures humaines parmi leurs frères, à leur image, créées comme eux, par Dieu à Son image... Mais si constant que soit ton cœur, si généreuse et inébranlable que soit la protection des armes de ton époux, si grande que soit la puissance que tu as reçue en apanage de retenir les fauves prêts à bondir, et de calmer par ta seule présence, ton seul regard, leurs humeurs belliqueuses, vindicatives ou sectaires, tu l'as dit : un jour, ils se réveillent, et tu ne pourrais nous préserver à jamais, ici... ou ailleurs, fit-elle voyant qu'Angélique était sur le point de s'écrier : « Alors, venez avec nous jusqu'à Wapassou »... Non, cela ne changerait rien et tu le sais.
Elle ajouta après un moment de silence :
– Tu es une femme unique... et c'est cela ta faiblesse. Car les temps ne sont pas encore venus où il y aura d'autres femmes comme toi sur la Terre. Tu es seule. Comme une étoile. Et pour cela, tout le monde regarde vers toi. Mais l'on peut tout aussi bien s'effrayer de la direction que l'étoile indique. Mais l'amour te protège...
« Demeurer ici, dis-tu, en cet établissement que lui et toi vous avez fondé ? S'intégrer à l'une de ces communautés qui s'efforcent d'y vivre dans l'entente, et y parviennent ? Agar, elle, oui, le pourrait. M. Paturel saurait à qui la confier. Je ne doute pas qu'il y ait à Gouldsboro familles ou personnes de cœur, d'esprit chrétien, qui, bien qu'elle soit une pauvre « Égyptienne », soient prêtes à l'accueillir. Agar, oui, mais pas nous.
Elles avaient donc senti grandir l'hostilité autour d'elles.
– Au moins, Ruth, profitez de l'occasion qui vous a été donnée de prendre la mer pour demander asile en d'autres colonies, aux gouvernements plus libéraux. Si vous retournez à Salem, cette occasion ne se renouvellera peut-être pas, et seules, vous ne pourrez fuir par la forêt pour gagner la plantation de Providence dans le Rhode Island, ou New Haven, dans le Connecticut, qui furent fondées en protestation contre le rigorisme du Massachusetts...
– Quel gouvernement pourrait nous accueillir hors de ta protection magique ? fit Ruth Summers, avec un tendre sourire d'ironie.
– Ruth et Nômie, écoutez-moi, il y a peut-être un espoir si vous prenez patience. Au cours de notre voyage, nous avons rencontré, à Providence je crois, ou à New York, un jeune quaker de haut rang, le fils de l'amiral Penn. Il paraît que pour l'amiral qui a conquis la Jamaïque à la couronne d'Angleterre, et qui était ami du roi, c'était désastreux d'avoir un fils qui avait eu la folie de se faire quaker. Mais celui-ci ne manquait pas d'audace, il voulait fonder une colonie de refuge pour les quakers. Son père l'a soutenu dans ses projets, et le roi, en souvenir des services rendus par le père, va accorder à William Penn une charte afin de créer un territoire où tous les quakers pourront être chez eux, et ne rien risquer. La réalisation de ce projet ne saurait tarder. Essayez de vous joindre à leur groupe.
– Et puis, eux aussi nous chasseront. Parce que nous nous aimons, et que nous guérissons par un pouvoir que l'on peut soupçonner venir de Satan ! Quel gouvernement, dis-moi, peut, de nos jours, absoudre ces péchés-là ? Et pourtant, il ne s'agit que d'amour et de charité.
Ruth Summers mit son bras autour des épaules de Nômie Shiperhall.
– Parfois, lorsque je songe à cette chère créature qui m'a été confiée, lorsque je considère le sort d'Agar, de cette pauvre petite sauvageonne abandonnée qui n'a pour la défendre que deux femmes réprouvées, elles-mêmes en danger constant, la crainte des malheurs qui les guettent m'accable. Ne crois pas, ma sœur, que je sois insensible à tes appels à la prudence et que je nie le bien-fondé de tes avertissements. Chaque jour, chaque nuit, les mêmes frayeurs me hantent et il me prend une terrible envie, pour les protéger, de redevenir « comme les autres », de me couler à nouveau dans la vêture commune, de remettre mon cou dans le carcan de la loi qu'« ils » exigent, ne serait-ce que pour apaiser leur terrible courroux d'hommes justes ou pour calmer l'effroi imbécile de leurs ouailles qu'ils endoctrinent et qui se tiennent prêtes, sur un seul signe de ces bergers redoutés, à se ruer sur nous et à nous mettre toutes trois en charpie. Alors, je me souviens que ce fut toujours ma pire tentation et mon seul vrai péché, celui que je dois expier. Des jours et des jours, et des années, je refusais, je refusais la voie désignée. J'en avais horreur.
Son regard se porta avec douceur sur la jeune femme à ses côtés :
– Elle, Nômie, elle a toujours subi sans murmurer le sort qui lui était dévolu par le ciel. Les dons de guérison lui sortaient des mains et du regard, et elle les distribuait. Dès l'âge de sept ans, elle était fustigée en place publique, à coups de verges. Elle était honnie, frappée, séquestrée, bafouée, soumise à toutes sortes de tourments pour que le diable sorte d'elle. Mais elle ne voyait pas le mal, ni en ce qu'elle faisait ni en ce qu'ils lui faisaient. Moi, je me suis révoltée. La crainte d'être chassée du troupeau est une peur animale, primitive, au fond de chacun de nous depuis les premiers temps.
Ruth Summers baissa les paupières et s'exprima sur un ton de douleur :
– J'aurais pu guérir ma mère, je le sais. Je sentais des forces en moi. J'aurais pu sauver ma mère lorsqu'on la ramena ensanglantée après la flagellation. J'aurais pu l'aider à lutter contre sa fièvre, aider sa propre nature à triompher de la corruption qui rongeait ses plaies. Mais je craignais d'ajouter à mon malheur d'être quakeresse, celui d'être désignée comme sorcière. J'étais paralysée par la peur. Je l'ai laissée mourir. Cette faute commise, je reniais tout de ma première éducation. Je me revêtais de la livrée commune avec délectation, et me rassurais d'être devenue comme les autres, encore que le feu intérieur de ma vie, peu à peu, devînt cendres à leur contact. Jusqu'au jour où je fus frappée une seconde fois et de façon encore plus terrible. Je fus frappée par l'amour. Le voile se déchira, la digue se rompit. Alors, je courus arracher Nômie à l'étang glacé et j'acceptai la voie. Qu'il est doux de renoncer à tout et d'être rejetée hors de la barrière des justes pour une telle lumière !
« Crois-tu que saint Paul, frappé sur le chemin de Damas par la révélation de l'amour divin, cherchait le vieillard Amanie pour lui demander seulement de lui rendre la vue ? Non. Lui, le pharisien, le gardien de la loi, il le cherchait pour l'entendre surtout lui parler de ce sentiment inconnu d'amour qui lui avait ravi le cœur dans sa vision.
« J'ai recueilli Nômie et je l'ai aimée et je n'ai nul regret d'un tel amour qu'aucune parole ne peut dépeindre. Il existait aussi entre celles qui portent nos noms dans la Bible. Si amers qu'en soient les fruits parfois, on se souvient que le ciel s'est ouvert. J'ignore où nous mène la voie, mais j'affirme une seule chose : c'est qu'il est interdit d'oublier l'extase. N'en aurait-on été privilégié qu'une fois en toute une vie, elle continue de guider et d'éclairer nos certitudes dans les ténèbres. Chère dame, nous devons retourner à Salem. Le vieux monsieur est malade et ce n'est pas tant son corps qui est malade que son cœur humilié, et lady Cranmer, sa fille, se tord les mains à son chevet, et ils nous attendent. Ce sont nos enfants, nos pauvres enfants, et ils ont tous besoin de nous.
– Mais ils vous tueront. Ils vous lapideront. Ils vous pendront.
– Un jour, peut-être, répliqua Ruth en riant. Mais, comme tu l'as remarqué toi-même lorsqu'ils nous savent près d'eux et sont assurés qu'à tout moment nous pourrons subir notre châtiment, ils peuvent se permettre plus de patience. Et ainsi, jour après jour, en nous laissant la vie, ils nous font un cadeau sans prix. Car chaque heure de bonheur vécue par l'homme construit la Jérusalem céleste.
Elles avaient encore quelques effets à rassembler. M. de Peyrac et M. Paturel s'étaient entremis avec le capitaine d'un navire qui repartait à l'heure de la marée et les prendrait à son bord. L'ayant prévenue, elles retournaient s'occuper de leurs bagages et l'on se reverrait au bord de l'eau au moment des adieux.
Elle les laissa s'éloigner. Elle avait été sur le point de leur demander d'ôter leurs hauts bonnets serrés afin de les revoir encore une fois avec leurs cheveux d'or sur les épaules, afin de se persuader que c'étaient bien elles les anges qui étaient venus, car les choses allaient s'effacer et l'on se demanderait un jour si on ne les avait pas rêvées. Elle n'avait pas osé à cause de la présence d'Abigaël dont elle ignorait la pensée.
Elle les regarda descendre le chemin, silhouettes fragiles encapuchonnées de noir. Elles allaient, hérétiques parmi les hérétiques, folles peut-être, désarmées...
Angélique se laissa tomber, épuisée, sur le banc près de la table.
– Oh ! Abigaël, je vous en supplie, dites-le-moi, que pensez-vous d'elles ?
Un sanglot lui répondit. Levant les yeux, elle vit que son amie avait le visage plongé dans ses mains. La jeune Rochelaise calviniste mit un certain temps à maîtriser ses larmes.
Enfin, elle releva la tête.
– Que Dieu me pardonne. Que Dieu me pardonne de les avoir jugées. Je pense... je crois que c'est pour elles qu'il a été écrit : « Je vous enverrai comme des brebis parmi les loups... »
"La route de l’espoir 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "La route de l’espoir 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La route de l’espoir 2" друзьям в соцсетях.