Mrs Cranmer ouvrit un œil égaré. Sans données précises, elle se sentait victime d'une malice et, tournée vers la fenêtre, elle considéra avec suspicion les lueurs accentuées du couchant. Puis elle soupira.
Dans quelques jours, cette compagnie bruyante qui avait mis plusieurs fois sa maîtrise intérieure en échec, jusqu'à lui faire perdre sa dignité et verser des larmes, s'embarquerait et, l'hiver venant, on se retrouverait entre croyants. Prières et vertueuses tâches recommenceraient à scander les heures du jour. Le souvenir de ses épreuves de l'été s'estomperait.
Elle ne savait pas, pauvre lady Cranmer, qui se faisait appeler mistress et non milady par humilité, qu'avant de retrouver la paix de sa conscience et de sa maison, il lui faudrait subir une dernière épreuve bien plus pénible et plus inconcevable que toutes les autres.
Deuxième partie
Une robe noire en Nouvelle-Angleterre
Chapitre 9
La rumeur s'amplifiait. Ce n'était ni celle de l'orage ni celle de la mer. Le ciel dans l'encadrement de la fenêtre ouverte demeurait serein. La marée était étale, et il fallut que le sourd grondement qui roulait au loin et se rapprochait éclatât soudain, dans un rugissement plus proche, pour que les nuées d'oiseaux de mer qui couvraient la plaine d'algues en picorant, s'envolassent dans un grand claquement d'ailes et des piaillements déchirants.
Ces cris firent écho aux braillements et invectives qui jaillissaient et se confondaient tour à tour, formant cette rumeur confuse qu'Angélique entendait. Une foule acharnée tournait le coin de la rue. Les hurlements aigus et prolongés des femmes étaient-ils ceux de la douleur ou de l'hystérie ? Les clameurs réitérées des hommes, celles de la colère ou de la peur ?
Ruth et Nômie se précipitèrent à la fenêtre.
– Oh ! God ! s'écria Ruth en reculant, la main sur la bouche comme si elle voulait contenir d'autres exclamations plus effrayées encore. Je rêve ! Je crois avoir aperçu l'un de ces terribles prêtres papistes que vous appelez jésuites, madame ! Mais ici..., à Salem !
Angélique n'y put tenir. C'était la première fois qu'elle faisait l'effort de se lever seule, mais l'élan de la curiosité la soutint et elle rejoignit Ruth et Nômie à l'une des fenêtres, tandis que Séverine, la Tsigane et Honorine se précipitaient vers l'autre.
La foule compacte et agitée parvenait devant leur maison. Du moutonnement des chapeaux noirs en pain de sucre, des bonnets de laine des marins et des manœuvriers, des coiffes blanches des femmes, émergeait, au centre, ballotté comme bouchon sur les flots, et oscillant sous les poussées diverses et contraires qui le pressaient de toutes parts, un groupe composé de personnages pour le moins insolites, car elle distingua en premier lieu un de ces hauts panaches hérissés en gerbe d'éventail et maintenus par des baumes de résine d'une chevelure iroquoise. Panache planté de plumes qui flottait au-dessus des têtes et même des chapeaux et qui ne pouvait appartenir qu'à un gigantesque sauvage. La pointe de sa sagaie, qui émergeait, miroitait par à-coups ainsi que les têtes de hallebarde de trois ou quatre miliciens du conseil qui formaient ou s'efforçaient de former un cercle autour des personnes à protéger et d'écarter les plus enragés. Un homme d'une puissante stature, vêtu d'une casaque en buffletin, sans manches, son feutre à plumes de travers, jouait des poings, tonitruant pour s'ouvrir le passage.
Puis elle vit le jésuite. Un mouvement de la foule le lui découvrit au centre des soldats comme le groupe parvenait à quelques pas de la porte d'entrée. C'était bien un jésuite dans toute la vérité de sa robe noire et de sa barbe, également noire, de son crucifix sur la poitrine et des revers blancs de son col espagnol. Compte tenu du fait que ladite soutane noire était fort en loques, le visage fort émacié et la barbe en pointe hirsute et poussiéreuse, son regard impérieux et brûlant eût suffi à le dénoncer. Dans ce regard se révélait tout le pouvoir magique – et pour certains, démoniaque – que les membres de cet ordre religieux qui ose ne relever que du nom de Jésus, et s'avouer au service total des papes de Rome, sont réputés obtenir, par l'exercice de pratiques occultes, afin de capter sans recours les âmes ignorantes ou trop faibles pour leur résister.
Aussi, sous le regard brillant et perçant que le jésuite, soudain apparu au cœur de Salem, dardait sur la foule hallucinée qui le houspillait, la plupart de ses agresseurs commençaient à se sentir « aspirés » comme dans un gouffre vertigineux et suspendaient leurs gestes de violence, tandis que d'autres moins influençables ou plus primitifs jouaient des coudes et réclamaient le passage pour l'atteindre et le frapper.
Les soldats eux-mêmes que le major, à l'entrée de la ville, avait dû lui donner comme escorte afin qu'il fût conduit sous protection vers la maison de Mrs Cranmer, se laissaient impressionner par la réaction de folie collective, jusqu'à demeurer comme paralysés, les armes à la main, ne sachant à quoi se décider, tandis que, devant leur attitude timorée, d'énormes gaillards, des débardeurs venus du port, s'envoyaient des signes, décidés à prendre l'offensive.
Aux côtés de l'ecclésiastique, un adolescent blond, son « donné » canadien, sans doute, se jeta devant lui pour le défendre, et les agresseurs qui continuaient à ne pas oser toucher le jésuite, pouvant se défouler sur le jeune Français ennemi, l'accablèrent d'une grêle de coups – coups de poing de la part des hommes, coups de griffes des femmes – au point qu'il vacilla et que la tête blonde disparut, engloutie sous les bras, comme de noires ailes de corbeaux furieux.
– Ils vont se faire lyncher ! cria Angélique. Vite ! Qu'on ouvre la porte en bas et qu'on les fasse entrer.
À cette voix, le jésuite, toujours impassible dans la bousculade, leva les yeux vers les fenêtres où se penchaient des femmes.
– Vite, ouvrez cette porte ! Séverine, sors par l'arrière, et cours ameuter nos gens. N'y a-t-il donc pas un valet pour ouvrir cette porte ?
Et comme personne ne bougeait dans la chambre, ni dans la maison, les habitants paraissant transformés en statues de sel, elle descendit elle-même, se cramponnant à la rampe. Elle n'aurait pas eu la force de faire plus, mais elle sut secouer l'inertie des domestiques qui se tenaient dans le vestibule, figés devant la porte qu'on martelait du dehors de coups de poing pressants, et ils tirèrent verrous et loquets.
L'homme en casaque de cuir se rua à l'intérieur, jurant d'abondance dans une langue abrupte, et soutenant, avec l'aide du jésuite, le jeune homme qu'ils avaient pu relever, puis le grand sauvage empanaché. Les valets voulurent refermer la porte sur lui, mais l'Indien se faufila comme une couleuvre, les repoussant sans effort, et les soldats pénétrèrent à sa suite en se bousculant, aucun n'étant disposé à tenir tête à ses concitoyens qui pourraient se montrer déçus de voir échapper leur proie et s'en prendre à eux.
Par bonheur, les panneaux de chêne ouvragés étaient solides et les targettes et verrous nombreux. La colère de la foule s'y brisa. Il y eut mieux.
Une forte poussée venue du fond de la place entraîna malgré elles les personnes les plus proches de la maison contre la façade et, sous l'écrasement irrésistible, quelques épaules défoncèrent à moitié la grande fenêtre du rez-de-chaussée, tordant les fragiles croisillons de plomb et brisant les losanges de verre coloré qui tombèrent sur le dallage avec un bruit cristallin.
Le dommage n'alla pas plus loin. Cependant, la confusion d'avoir mis à mal l'une des plus belles demeures d'une des plus riches, pieuses et importantes familles de la ville s'empara des coupables et fit plus d'effet pour calmer les esprits que n'avaient réussi les coups de hallebarde et les adjurations des soldats.
Sur un dernier cri consterné, le silence s'établit. Et, lorsque lord Cranmer accompagné du comte de Peyrac et de son escorte, et du comte d'Urville à la tête d'une escouade de matelots arrivèrent, les gens, sans s'être entièrement dispersés, étaient calmes.
Des groupes allaient et venaient en regardant vers la maison.
À l'heure où le Massachusetts était irrité par les récents raids indiens de Nouvelle-France, l'arrivée d'un de ces prêtres dont on leur faisait des épouvantails et qu'on leur présentait comme meneurs de leurs assassins, avait de quoi émouvoir la population. De quoi aiguillonner la curiosité aussi, car il y avait peu de personnes qui avaient eu l'occasion de voir un jésuite de près.
« Et si cette fois c'était lui » ? s'était demandé Angélique lorsqu'elle s'était penchée à la fenêtre.
Un prodige de plus à Salem ! Elle y était prête.
Cependant, l'apparence du nouveau venu ne correspondait pas à la description si souvent faite : les yeux bleus, le poil châtain, son crucifix marqué d'un rubis...
L'antichambre était déjà comble lorsque lord Cranmer et Joffrey de Peyrac étaient survenus.
L'on arrivait de tous les coins de la maison. Le vieux Samuel Wexter apparut sous sa houppelande, sa longue barbe blanche soigneusement étalée sur sa fraise empesée. L'homme en casaque l'apostropha en sa langue, qui s'avéra être du hollandais, puis en anglais, lui disant qu'il n'était plus disposé à rendre service à son prochain lorsqu'on risquait d'avoir affaire à ces moutons enragés du Massachusetts. Ces messieurs du consistoire de Salem n'avaient-ils plus d'autorité sur leurs ouailles ? Lui, Van Laan, il était d'Orange, sur le fleuve Hudson, non loin de la vallée des Iroquois de la nation des Mohawks, gens belliqueux de nature.
Un jour, raconta-t-il, alors qu'il était allé relever des filets sur une rivière à saumons, il avait vu surgir près de lui, « matachiés » jusqu'aux yeux et l'air peu engageant, un petit groupe de leurs peu sociables voisins. Il préférait encore cela à un parti d'Abénakis qui, le prenant pour un Anglais, lui aurait fait un plus mauvais parti encore. Ceux-ci s'étaient contentés de le mener jusqu'à un de leurs bourgs aux longues maisons, et là, on lui avait fait comprendre qu'il n'échapperait au féroce honneur que les Iroquois réservent à leurs prisonniers, la « grillade », que s'il s'engageait à escorter deux captifs blancs – un missionnaire jésuite français et son acolyte, un jeune Français de Canada – jusqu'à ce qu'ils fussent remis à Ticonderoga.
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