— Quelqu’un d’autre a pu le faire. Que disait ce télégramme ?

— Qu’il devait aller très vite auprès de sa mère qui est malade avec gravité. Il a pris le train pour aller vers elle.

— Vous dites qu’il est parti pour Nice ?

— Oui. C’est là que demeurent ses parents vénérés.

— Vous les connaissez ?

— Non. Jamais je ne suis allée vers eux. Je crois qu’ils ne désiraient pas ma venue.

Langevin se surprit à éprouver un certain plaisir à entendre cette voix douce et un peu voilée. Néanmoins, il ne fallait pas qu’il s’y laisse prendre. Cette femme venait d’un pays où l’on s’entend à dissimuler ses sentiments. Il était même étonnant qu’elle montre ainsi sa douleur en laissant couler ses larmes.

— Donc, vous dormiez, reprit-il. Racontez-moi comment vous vous êtes réveillée, ce que vous avez fait !

— J’ai entendu des cris de femme… Gertrude, je pense. Je me suis levée et j’ai couru ici. Alors… j’ai vu.

— Votre mari a dû rentrer dans la nuit. Vous ne l’avez pas vu, pas entendu ?

— Non. Je dormais.

Le commissaire poussa un soupir, se leva et se mit à arpenter le tapis les mains nouées derrière le dos. En passant devant Orchidée, il lui tendit soudain un grand mouchoir à carreaux, parfaitement propre d’ailleurs, qu’il venait de tirer de sa redingote :

— Essuyez-vous les yeux et tâchez de pleurer un peu moins ! J’ai des choses graves à vous dire !

La brusquerie soudaine du ton offensa Orchidée. Elle ne prit pas le tissu offert mais tira de sa manche un carré de batiste et de dentelle dont elle tamponna machinalement ses yeux rougis :

— Ne pouvez-vous me parler sur un autre ton ? fit-elle avec dignité. Je ne suis pas accoutumée à ce que l’on me manque de respect.

Langevin arrêta net sa promenade et considéra la jeune femme avec stupeur :

— En quoi vous ai-je manqué de respect ?

— Je suis de sang impérial. Chez nous, il est indécent que les gens de police puissent s’approcher de moi autrement qu’à genoux et en frappant la terre de leur front. Or vous venez de vous adresser à moi sur un ton rude et dépourvu de courtoisie.

Abasourdi, le commissaire se laissa choir sur le premier siège venu et observa cette adversaire d’un nouveau genre comme si elle tombait d’une autre planète.

— Si je vous ai offensée je vous en demande mille pardons, grimaça-t-il, mais puis-je vous rappeler que vous êtes accusée d’avoir tué votre époux d’un coup de poignard ?

— Accusée par qui ?

— Vos serviteurs. Ils prétendent que M. Blanchard n’a pas quitté cette maison comme vous le dites et qu’hier soir, las de votre jalousie, il est allé passer la soirée… on ne sait où mais avec une femme qui est sa maîtresse depuis plusieurs mois…

— Mon mari ? Une maîtresse ? s’écria Orchidée indignée. Vous voulez dire sans doute une concubine ?

— C’est… à peu près ça !

— Il n’y a jamais eu d’autre femme ici ! Je suis première et seule épouse au foyer de mon seigneur. Si vous voulez parler d’une femme de mauvaise vie… je peux vous garantir qu’il n’a jamais eu le temps d’en fréquenter une. Et je vous assure qu’il est parti il y a deux jours…

— Encore une fois, vos serviteurs disent tout autre chose : votre époux est sorti, hier soir, en dépit du mécontentement que vous en éprouviez. Vous ne vous êtes pas couchée et vous avez attendu son retour.

— Je vous dis que je dormais et profondément. J’avais demandé que l’on me fasse une tisane apaisante…

— Dont on n’a retrouvé aucune trace. Permettez-moi de continuer ! M. Blanchard est rentré vers trois heures du matin. Vous l’attendiez et vous vous êtes disputés. D’un mot en est venu un autre… et vous l’avez frappé avec le couteau qui se trouvait sur ce bureau.

— Qui a bien pu vous raconter une fable aussi insensée ?

— Votre cuisinière. Elle ne réussissait pas à digérer le boudin mangé à son dîner et elle est descendue se faire un peu de thé. Elle a tout entendu.

Orchidée eut une exclamation de colère. Cet homme semblait tellement sûr de son fait !… Elle savait depuis longtemps que le valet et la femme de cuisine la détestaient. Cependant elle n’était pas femme à se laisser accabler sans réagir : elle se força au calme et leva sur le policier des yeux enfin secs :

— Je ne sais pas pourquoi ces gens mentent mais ils mentent. De cela je suis certaine. Jamais aucun nuage ne s’est élevé entre mon cher époux et moi et j’aurais préféré perdre la vie que lui déplaire. Pourquoi, au lieu d’accorder tant de crédit à ces gens, ne pas essayer d’apprendre ce qu’il en est de la santé de la mère vénérée ?

— Soyez certaine que nous allons nous en préoccuper. Vous connaissez leur adresse ?

— Vous voulez dire le lieu où ils habitent ? Je sais seulement qu’il s’agit d’une ville appelée Nice. Le lieu de la maison doit être inscrit sur le carnet de cuir vert posé près de la plume, sur le bureau.

L’entrée soudaine de Gertrude coupa court au dialogue. Débarrassée de son tablier et de sa coiffe, la cuisinière, toute de noir vêtue, ressemblait à une Érinye. Le regard lourd de mépris dont elle enveloppa la jeune femme en disait long sur ses sentiments. Le commissaire fronça les sourcils :

— Il est dans vos habitudes d’entrer sans frapper ?

— Je prie Monsieur le Commissaire de m’excuser. Le trouble… l’indignation… le chagrin…

— Abrégez ! Que voulez-vous ?

— Savoir ce que Monsieur le Commissaire compte faire afin de prendre une décision.

— Quelle décision ?

— Justement ! Cela va dépendre mais je suppose que vous allez arrêter cette femme ?

Le calme auquel Orchidée s’obligeait vola en éclats. Elle se dressa et tendit vers la porte un doigt que la fureur faisait trembler légèrement :

— Sors d’ici, larve immonde ! Tes mensonges ignobles devraient emplir ta bouche de poison. Tu as osé insulter ton maître en prétendant que sachant sa mère vénérée malade il n’a pas couru auprès d’elle. Va-t’en ! Je te chasse !

L’interpellée haussa les épaules puis, goguenarde, se tourna vers le commissaire :

— Vous voyez ce que ça donne quand elle est en colère ? Si vous l’aviez entendue cette nuit ! Elle a dû réveiller les voisins du dessus !

— Comptez sur moi pour le leur demander mais, en attendant, sortez d’ici ! Vous n’avez pas à me dicter ma conduite.

Gertrude baissa pavillon aussitôt :

— Pardonnez-moi mais il faut me comprendre : je suis tellement bouleversée ! Je… je ne peux pas supporter de vivre une heure de plus avec cette créature. Si vous ne l’emmenez pas nous… nous préférons partir, mon époux et moi.

— Vous allez demeurer ici et continuer à assurer votre service ! Je n’en ai pas fini avec vous. Quant à Mme Blanchard, j’ai besoin d’en savoir un peu plus sur elle aussi. En conséquence personne ne bouge jusqu’à nouvel ordre ! Deux de mes hommes vont rester afin de s’en assurer. La famille de M. Blanchard sera prévenue et prendra les décisions qui s’imposent pour l’appartement et les serviteurs lorsque l’enquête aura pris fin. Madame, je vous salue !

La cuisinière sortit et Langevin allait la suivre quand Orchidée le retint :

— Cela veut-il dire que vous me croyez coupable… et que vous pensez m’arrêter ? Mais je n’ai rien fait, je vous le jure ! Et je vous jure que mon cher Édouard est parti pour aller à Nice !

— Dans l’état actuel des choses, je ne crois personne ! fit sévèrement le policier. Je ne vous cache pas que les charges sont plutôt de votre côté. Cependant je ne saurais vous conduire en prison sans avoir effectué certaines vérifications. Momentanément, un policier va rester dans cet appartement et un autre à la porte de la maison. Nous nous reverrons demain !

Le ton était sec, glacial. Orchidée comprit qu’il était inutile d’ajouter quoi que ce soit. Elle se contenta de hocher la tête puis, glissant ses mains glacées au fond de ses manches, elle se détourna et regagna sa chambre. Ce grand cabinet de travail où Édouard ne reviendrait plus lui devenait odieux, inhabitable. La chambre où tous deux avaient vécu tant d’heures délicieuses le serait sans doute bientôt mais, pour l’heure présente, elle gardait encore l’apparence d’un refuge. Pour combien de temps ? Demain, peut-être, si ce cauchemar absurde ne se dissipait pas, les hommes de police viendraient la chercher pour la jeter au fond d’un cachot ?

Assise au bord de son lit, la jeune veuve écouta décroître, puis s’éteindre, les bruits de pas, l’écho des voix. Elle ne savait plus que faire, que penser. La mort brutale de son époux la jetait dans un désarroi profond qu’il lui semblait impossible à surmonter. C’était comme si, pour échapper à des poursuivants, elle venait de fournir une longue course et se retrouvait soudain au fond d’une impasse tandis que la meute lancée sur ses traces accourait pour la dévorer.

Enfin, après un long moment de prostration, une sorte d’instinct animal se manifesta. Elle était trop jeune et trop vivante aussi pour accepter la perspective d’achever ses jours en prison. Alors elle s’efforça d’écarter rien qu’un instant de son esprit la douleur cuisante pour essayer, sinon de comprendre ce qui lui arrivait, du moins de raisonner. Il y avait dans ce drame quelque chose qui n’allait pas, quelque chose d’illogique et même d’absurde.

Tout à l’heure, lorsqu’elle s’était agenouillée auprès du corps d’Édouard assassiné, sa pensée avait accusé d’instinct ses frères de race et surtout l’auteur de la lettre. Maintenant, l’idée lui venait qu’elle se trompait peut-être car l’ultimatum était formel mais clair : sa vie et celle de son époux ne seraient en péril que si elle refusait d’obéir. Or, jusqu’à présent elle s’était conformée scrupuleusement aux ordres reçus. Alors pourquoi donc la « Mère du Lotus jaune » aurait-elle fait exécuter Édouard au risque de perdre à jamais toute chance de retrouver l’agrafe précieuse ? En outre, jamais la guerrière ne manquerait à sa parole, surtout lorsqu’elle prenait soin de l’exprimer par écrit.