— Ne vous donnez pas cette peine, Monsieur Pierre, elle serait perdue : mon Prudent adore la ferme. Une bonne occasion de boire une petite goutte avec le vieux Vincent !
— Dans ce cas, je m’en voudrais de l’en priver.
Quelques instants plus tard, muni du panier qu’il devait transmettre à Prudent, Pierre contournait la maison et prenait le sentier menant vers les grandes haies de roseaux derrière lesquelles le jardinier abritait ses légumes du vent glacé des montagnes. Le temps était délicieux ce matin avec juste ce qu’il fallait de fraîcheur et, dans le ciel plus bleu qu’une fleur de lin, deux ou trois petits nuages ressemblant à de gros flocons de neige. Réchauffé jusqu’aux os sous sa vareuse fatiguée aux galons ternis, et même jusqu’à l’âme par le joyeux soleil, Pierre allait son chemin d’un pas alerte, un brin de serpolet entre les dents. Il franchit un premier coupe-vent dont les roseaux couleur de gaufre bruissaient autour des plants de tomates, d’aubergines et des grosses cloches de verre couvant les futurs melons. Une autre, une vraie, tintait du côté du village. Dans ce pays de la douceur de vivre, ce premier Noël de paix s’annonçait glorieux mais juste un petit peu plus que d’habitude… En serait-il de même pour les autres terres, martyres des champs de bataillé enfin rendues au silence, pour les campagnes dévastées qui pansaient leurs blessures sous la neige ? Il fallait que pour eux ce Noël soit celui de l’espérance comme pour les hommes et les femmes sortis vivants de l’énorme hécatombe. Évidemment, ce n’était pas toujours facile, l’espérance…
Repoussant résolument les idées noires dans lesquelles il était en train de s’engager – une véritable inconvenance envers ce joli matin ! –, le promeneur, toujours à la recherche de Prudent, franchit un second barrage de roseaux et ne le vit pas davantage. Par contre, dans un éclaboussement de soleil, il vit une robe blanche et la transparence d’une ombrelle autour d’une tête de femme. Il crut d’abord que c’était Mélanie mais, au bruit de ses pas, l’ombre lumineuse se retourna et le ciel bascula au-dessus de sa tête : le visage était celui d’Orchidée et il souriait…
D’abord pétrifié, il réussit à soulever un pied puis l’autre pour aller vers elle. Enfin, il s’élança droit devant, écrasant impitoyablement les petites buttes tirées au cordeau hors desquelles des plants de salsifis jetaient un regard timide. Il atterrit aux pieds de l’apparition, tomba sur un genou et, craignant qu’elle s’envole en fumée, saisit un pan de sa robe… Le contact du piqué blanc le convainquit de sa réalité. Orchidée rit doucement :
— Vous me preniez pour un fantôme ? J’espérais à peine que vous me reconnaîtriez.
— Je n’ai qu’à regarder en moi-même pour voir votre visage. Comment aurais-je pu ne pas vous reconnaître ? dit-il en se relevant.
— Treize ans, cela compte. J’ai changé…
— Croyez-vous ! Peut-être, en effet, êtes-vous plus belle !
— Vous n’avez jamais été un flatteur : ne commencez pas ! Je sais que tout ce temps m’a marquée, comme il vous a marqué aussi.
— Marqué et amoindri, murmura-t-il sans parvenir à déguiser son amertume.
— Je ne le pense pas. Moi, je vous trouve grandi, ajouta-t-elle en touchant du doigt les étroits rubans épinglés sur la poitrine de Pierre, puis changeant soudain de ton avec dans la voix un reste de douloureuse rancune : Pourquoi m’avez-vous abandonnée à Nice ?… Pis encore : pourquoi, à Marseille, être resté au fond de cette voiture sans un mot, sans un geste ?
— Peut-être parce que j’avais peur de souffrir un peu plus… Comment croire sans outrecuidance que, si peu de temps après la mort d’Édouard, vous pussiez vous intéresser à moi ? Nous étions à des années-lumière l’un de l’autre. Nous le sommes encore puisque vous êtes toujours princesse.
Orchidée referma son ombrelle d’un geste sec et glissa son bras sous celui de son compagnon :
— Je ne suis plus rien du tout ! La Chine des grands empereurs est morte. Celui qui lui reste n’est qu’un enfant sans volonté, un malheureux jouet aux mains des révolutionnaires. Je n’ai plus de rang et plus de fortune : ce que je porte sur moi, je le dois à la générosité d’une femme étonnante… Venez ! Allons nous asseoir là-bas, sur le petit mur du puits ! Nous avons tellement à nous raconter !…
Tandis qu’ils s’installaient sur la margelle déjà chaude de soleil en repoussant deux arrosoirs, un râteau, une bêche et une binette, Pierre essayait de ne pas trop laisser le champ libre à la joie qui l’inondait. Une joie franchement égoïste : n’étant plus rien, celle qu’il aimait depuis si longtemps se rapprochait de lui qui n’était pas grand-chose. Il en tremblait d’espoir tandis qu’Orchidée, de sa voix douce, entamait le récit des années passées.
Le chemin était long du quai de Marseille au potager de Château-Saint-Sauveur et d’autant plus qu’il incluait un complet tour du monde. La jeune femme cependant le parcourut assez rapidement, allant au principal : le retour à Pékin entre Mme Lecourt et lord Sherwood, l’accueil inattendu de Ts’eu-hi qui lui était apparue si petite et si frêle dans l’écrasant décor de la salle de la Suprême Félicité, ses larmes en voyant la transfuge agenouillée devant le trône et exécutant les neuf saluts rituels du « kowtow », son émotion enfin quand ses mains aux ongles interminables enfermés dans des étuis d’or caressèrent l’agrafe de Kien-Long :
— À dater de ce jour j’ai dû rester auprès d’elle, soupira Orchidée. Pourtant je n’éprouvais aucun vrai plaisir à retrouver mon pavillon abandonné depuis si longtemps. Je m’y sentais étouffer et, surtout, je ne supportais plus la présence équivoque et silencieuse des eunuques, leur espionnage incessant et jusqu’au glissement à peine audible de leurs pas sur leurs semelles de feutre. Ts’eu-hi s’en rendit compte. Grâce à elle je pus me rendre de nombreuses fois dans la maison où Mme Lecourt vivait avec miss Price dans l’une des demeures reconstruites dans le quartier des Légations. Elle s’était reprise d’amour pour Pékin et prétendait ne plus le quitter sans moi…
— Je pense que l’amour de Pékin n’était pas son unique raison ? fit Pierre. Elle vous est très attachée, n’est-ce pas ?
— Et je lui suis très attachée. L’Impératrice, d’ailleurs, s’était mise à l’apprécier et, souvent, je les ai entendues rire ensemble comme si elles étaient de vieilles amies. Dans sa sagesse, Ts’eu-hi savait qu’il était impossible de rompre le lien qui nous unissait : elle désirait seulement que je reste auprès d’elle jusqu’au jour de sa mort. « Lorsque je partirai pour les Sources Jaunes, disait-elle, il faudra que tu quittes le palais au plus vite. Tu as plus d’ennemis que tu ne le crois mais chez les Diables étrangers, tu seras en sûreté. Tu as appris à vivre comme eux et la Chine que nous aimons toutes deux ne sera bientôt plus qu’un souvenir… » En fait, ajouta Orchidée, je crois qu’elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour cela : peu de temps avant sa mort, le jeune empereur Kouang-sou a été assassiné sur son ordre par les eunuques. À sa place, elle choisit un bambin de trois ans, le petit Pou-Yi, dont elle savait bien qu’il ne pèserait pas lourd. Je crois qu’elle désirait par-dessus tout être la dernière souveraine de l’Empire du Milieu… Au matin de son dernier jour, elle m’a envoyée chez Mme Lecourt sous prétexte de lui porter un présent de fleurs et de fruits. Je n’en suis pas ressortie.
La Générale étant tombée gravement malade dès avant les funérailles de Ts’eu-hi, Orchidée y resta même beaucoup plus longtemps que prévu. Lorsque, enfin, la guérison fut acquise, la Chine bougeait déjà, grisée par les menées libertaires du Kouo-min-tang et de son fondateur, le Cantonnais Sun-Yat-sen. Il était temps de repartir mais c’était beaucoup plus facile à souhaiter qu’à réaliser. Après une odyssée dans le meilleur style Marco Polo, les trois femmes réussirent à gagner Shanghai où elles trouvèrent par miracle un bateau à destination de San Francisco. Il y fallut hospitaliser Mme Lecourt. Remise sur pied une fois de plus – sa vitalité tenait en effet du prodige ! –, elle décida de séjourner quelque temps en Californie. Elle aimait ce pays qu’elle avait visité jadis avec son époux et où elle comptait de nombreux amis.
— Elle a même failli se remarier ! fit Orchidée en riant. Un vieux banquier de Sacramento, séduit par ses yeux violets et son habileté à manier le parapluie, l’a poursuivie de ses assiduités au point de nous obliger à fuir vers la côte Est. Hélas, pendant ce temps, la guerre éclatait en Europe…
— Et vous êtes restées là-bas pendant quatre ans ?
— Le moyen de faire autrement ? La Générale refusait de nous livrer aux dangers des sous-marins allemands. Nous nous sommes installées dans une jolie maison du Connecticut. Nous n’y étions pas isolées mais le temps nous a paru long. Bien sûr, dès que nous avons appris la fin des hostilités, nous nous sommes précipitées à New York pour y prendre le premier bateau. Mais sans miss Price : nous l’avons laissée aux mains affectueuses et dignes d’un pasteur anglican.
— Comme c’est étrange ! remarqua Pierre : Mme Lecourt a failli se marier, miss Price a pris un époux. Et vous ? Ne me dites pas que personne n’a cherché à toucher votre cœur ?
— Oh si ! À plusieurs reprises.
— Eh bien ?…
Orchidée rougit et plongea son regard dans les yeux couleur de brume dont elle n’avait jamais réussi à chasser l’image.
— Un de nos poètes a dit : « Lorsque le cœur est plein, bien fou est celui qui tenterait d’y pénétrer… » Le mien ne voulait s’ouvrir que pour vous.
Et ce fut au creux des mains d’Orchidée que Pierre déposa son premier baiser.
Comme, à l’appel de la cloche, ils revenaient tous deux vers la maison, ils virent Antoine et la Générale qui arrivaient à leur rencontre. Celle-ci drapait toujours de velours violet une silhouette diminuée de moitié par la maladie mais, sous ses cheveux blancs, son visage et surtout ses yeux montraient toujours la même farouche ardeur à vivre. Sans dire un mot, elle prit Pierre dans ses bras et l’embrassa aussi naturellement que si elle l’avait quitté la veille au soir, l’écarta d’elle pour le considérer avec attention, le réembrassa plus chaudement que la première fois et alors seulement déclara :
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