— Hé bé !… Quelle mine ils vous ont faite, ces gens de médecine, mon pôvre ! Il était temps que Monsieur Antoine vous ramène ici. On va vous refaire une santé…

— Je n’en doute pas, Victoire. Vous n’imaginez pas combien de fois j’ai rêvé de vous et de cette cuisine quand j’étais là-bas ! Il me semblait qu’il suffirait de vous retrouver pour être remis à neuf…

— Vous pouvez en être sûr, approuva Mélanie. Victoire a toujours considéré la maladie comme son ennemie personnelle. Défense d’être mal fichu auprès d’elle, sinon gare ! Allez vous rafraîchir un peu, messieurs, nous n’allons pas tarder à passer à table. Et vous les enfants, dites bonsoir et allez vous coucher !

Magali emmena la petite bande tandis que sa sœur achevait de disposer sur la grande table les belles assiettes de Moustiers ornées de petits personnages naïfs, les verres d’épais cristal taillé et l’argenterie ancienne. Chez les Laurens, on prenait les repas tous ensemble dans la cuisine, la vaste salle à manger étant réservée à de rares visiteurs. Mélanie et les petits s’y trouvaient mieux que partout ailleurs parce que, pendant les heures noires de la guerre, quand Antoine était au loin et que l’on était sans nouvelles, il leur semblait qu’abrités par le manteau de pierre de la grande cheminée sous lequel Victoire s’asseyait pour tricoter et leur raconter des histoires, rien de mauvais ne pouvait leur arriver. C’était le lieu sacré où s’épanouissait toute vie, celle de la famille comme celle des chiens et des chats. L’idée de faire dîner Pierre, que tout le monde aimait, ailleurs que dans cet endroit béni et chaleureux n’aurait traversé l’esprit de personne : c’eût été lui faire injure.

Le dîner fut ce qu’il devait être entre gens heureux d’être ensemble : succulent et joyeux même si, de temps en temps, l’ombre d’une mélancolie passait lorsque dans le fil de la conversation se mêlait le nom d’un de ceux que l’on ne reverrait plus. La guerre et ses bouleversements avaient multiplié les distances, tranché à vif dans bien des existences, éloigné les uns des autres les gens les plus proches. Depuis quelque temps, cependant, Antoine réussissait à se procurer des nouvelles, même arrivées de très loin…

Ainsi Pierre apprit, un peu pêle-mêle, qu’Alexandra Carrington venait enfin d’offrir un fils à son juge de mari et cela après six filles, exploit dont elle tirait une grande fierté teintée de soulagement ; que les Rivaud vieillissaient doucement dans leur propriété tourangelle mais qu’hélas le duc de Fontsommes s’était fait tuer à Verdun. Auprès de cette catastrophe, la ruine de son château familial de Picardie, brûlé par les Allemands, était apparue comme secondaire à la duchesse Cordelia. Elle faisait face au malheur avec une dignité, une noblesse qui lui valaient tous les respects. Ainsi elle avait transformé en hôpital une autre de ses propriétés et s’y dévouait sans compter, préservant seulement une part de vie privée pour ses quatre enfants sur l’éducation de qui elle veillait attentivement, en particulier sur celle de son fils aîné qu’elle voulait digne, en tout point, du souvenir de son père mais aussi de ses ancêtres aussi bien français qu’américains.

— Des femmes comme elle font honneur à la terre qui les a produites, conclut Antoine. Autant qu’à celle qui les a adoptées.

Pour détendre l’atmosphère un peu assombrie, Mélanie parla de sa mère qu’elle n’avait pas vue depuis près de six ans et qui, définitivement installée au Brésil, menait la vie indolente et choyée des femmes de planteur au milieu d’un océan de caféiers, quelque part près de Sâo Paulo.

— Figurez-vous que j’ai un petit frère de sept ans, conclut-elle en riant, et que je ne sais même pas à quoi il ressemble ! François et Antoinette ne cessent de demander qu’on les emmène voir leur oncle… J’avoue ne pas être tentée.

— C’est un beau pays que le Brésil, dit Pierre en dégustant à petites gorgées un fabuleux Romanée-Conti. Les traversées vont redevenir possibles. N’aimez-vous plus la mer ?

Le beau sourire de Mélanie se voila un peu tandis qu’elle assurait à Pierre que sa passion maritime était toujours intacte. Cependant ce n’était plus tout à fait vrai depuis qu’au printemps 1908 l’Askja, la belle goélette aux voiles rouges, s’était brisée par gros temps dans les dangereux parages d’Ouessant que, cependant, son maître connaissait bien. Chose plus étrange encore, l’équipage ne se trouvait pas à bord mais à Brest. Grand-père était parti en la seule compagnie de son timonier Morvan qui l’avait aidé pour l’appareillage mais qu’ensuite il avait obligé à rejoindre l’anse de Bertheaume dans un canot. Le malheureux pleurait en remettant aux autorités la lettre écrite par son patron avant le départ… Mélanie, pour sa part, en reçut une autre contenant les adieux de l’homme qu’elle aimait le plus au monde avec Antoine : atteint d’un cancer, Timothée Desprez-Martel refusait de mourir dans son lit, « livré sans défense aux simagrées des médecins et des infirmières ». Il choisissait la mer pour tombeau et comme cercueil le grand voilier qu’il aimait tant…

C’était une décision que Mélanie, en dépit de son chagrin, pouvait comprendre. Cela ressemblait tellement à Grand-père, cette volonté de mourir debout et à la barre de son bateau ! Parfois, la nuit, quand l’inquiétude de savoir son mari au loin la tenait éveillée, il lui arrivait de penser que Grand-père n’était pas vraiment parti, qu’il reviendrait encore une fois… Chez les gens de Molène et d’Ouessant, d’ailleurs, la goélette aux voilés rouges rejoignait la légende du Hollandais et de son vaisseau fantôme. Comme aussi dans l’esprit du jeune François Laurens qui hébergeait désormais « Grand-père » dans son panthéon personnel aux côtés des Rois Mages, de Surcouf, du chevalier Bayard et de Napoléon.


Par-dessus la table, Mélanie saisit le regard inquiet et tendre d’Antoine et comprit qu’il devinait où vagabondait sa pensée. Elle lui sourit en offrant à son hôte une nouvelle part de tarte aux amandes cependant que son mari reprenait, sur un ton indifférent en apparence :

— Les voyages transatlantiques ont déjà recommencé. Ainsi, la générale Lecourt est rentrée il y a quinze jours…

Le nom toucha Pierre Bault de plein fouet. Il eut un haut-le-corps et pâlit légèrement. Toutes manifestations d’émotion qui n’échappèrent pas à ses hôtes. S’efforçant de garder un ton uni, il demanda :

— Elle se trouvait en Amérique ?

— Oui. Depuis le début de la guerre. Mélanie et moi supposions que tu aurais envie de causer avec elle. Aussi a-t-elle accepté de passer Noël chez nous. Elle arrivera demain… Encore un peu de café ?

— Non… non merci, répondit Pierre machinalement. Je craindrais de ne pas dormir… Je crois d’ailleurs que je vais me retirer si vous le permettez.

C’était la seule solution pour retenir la foule de questions qui lui venaient aux lèvres. Mme Lecourt symbolisait le dernier lien avec celle dont le souvenir ne s’effacerait jamais. Toutefois, il n’osa pas ajouter le moindre mot… Il était un nom qu’il ne pouvait plus prononcer.

Il s’inclina devant Mélanie et se laissa conduire vers l’escalier par Antoine. Côte à côte, les deux hommes gravirent les larges degrés de pierre blanche et ce fut seulement lorsqu’ils arrivèrent devant la porte de la chambre destinée à l’invité qu’Antoine ajouta :

— Je devine ce que tu penses, mais ce serait dommage de priver Mme Lecourt de tout ce qu’elle souhaite t’apprendre… Pardonne-moi et passe une bonne nuit !


Contrairement à ce qu’il craignait, Pierre dormit comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps. La fatigue du voyage, sans doute, mais aussi la pureté de l’air et le vivant silence de la campagne nocturne si différent de celui, hanté de mauvais rêves et du pas feutré des gardes de nuit, que dispensait l’hôpital. Il s’en trouva régénéré, presque rajeuni, et ce fut allègrement qu’il quitta sa chambre dans l’éclaboussement glorieux du soleil matinal et descendit à la cuisine où l’attirait l’odeur du café flottant dans la cage d’escalier. Victoire y était seule mais l’attendait visiblement, comme l’attestait l’unique couvert mis sur la longue table de châtaignier.

— J’ai peur de jouer les paresseux, s’excusa-t-il. Je suis très en retard, n’est-ce pas ?

— À part les petits, personne n’est jamais en retard ici ! Et vous allez avoir de la brioche toute chaude, ajouta Victoire en tirant du four une bulle de pâte odorante dorée comme le dôme d’une mosquée.

— Où sont les autres ?

— Dehors depuis longtemps. Monsieur Antoine est allé tirer des bartavelles pour le déjeuner de demain. Madame Mélanie est à l’église du village où elle donne un coup de main à l’abbé Bélugue pour préparer la messe de minuit. Les petits sont je ne sais où avec les jumelles. Ils sont en vacances, vous comprenez ? Monsieur Hyacinthe, leur précepteur, est parti passer la Noël chez sa mère, en Avignon. Alors il faudra vous contenter de moi… Vous vous sentez bien ?

— Mieux que ça encore, Victoire ! fit Pierre le nez dans son bol.

— Tant mieux ! Madame Mélanie sera contente : elle a bien recommandé à tout son monde de vous laisser dormir et de ne pas faire le moindre bruit.

— C’est gentil à elle mais j’ai un peu honte…

— Et de quoi, bonne Sainte Vierge ?

— De me sentir à ce point inutile… Ne puis-je rien faire pour vous aider ?

Victoire prit un petit temps, disparut un instant pour aller fourrager dans le fruitier voisin puis revint :

— Ma foi, si vous voulez bien me donner un coup de main, ce n’est pas de refus. Quand vous aurez fini votre déjeuner, allez donc jusqu’au potager dire à Prudent de descendre à la ferme me chercher deux ou trois douzaines d’œufs ! Ça m’arrangerait bien.

— Pourquoi déranger Prudent ? Je peux aussi bien aller à la ferme directement !