— Voyons, Antoine !…
— Mélanie, Mélanie, mon amour, dites-moi que vous m’aimez ! Moi, je vous adore, je suis fou de vous… Voulez-vous m’épouser ?
Mélanie fronça son petit nez tandis que ses yeux se mettaient à pétiller de malice :
— Et si je ne voulais plus ?
— Répétez-le et je me jette à l’eau avec vous ! Si on ne vit pas ensemble, au moins on mourra ensemble !
Pour toute réponse, la jeune fille glissa ses bras autour du cou d’Antoine et posa sur ses lèvres une bouche douce et fraîche parfumée au romarin et à l’huile d’olive qu’il savoura comme un fruit. Leur baiser se fût peut-être prolongé indéfiniment si Grand-père, après avoir toussoté poliment, ne s’était décidé à taper sur l’épaule d’Antoine :
— Hum !… Excusez-moi, tous les deux, mais le septième ciel ne nourrit pas son homme. Alors, je propose d’aller casser une petite croûte dans un bistrot du port parce que tes sardines, ma fille, elles sont en train de brûler…
Ce même jour, à Paris, des mariniers découvraient dans les herbes près de l’île de la Grande Jatte, le corps défiguré d’une femme qui avait dû séjourner longtemps dans l’eau. On l’y avait jetée avec un poids aux pieds : un morceau de la corde qui l’attachait était resté autour de ses chevilles. Après examen, le médecin légiste déclara qu’il s’agissait d’une Asiatique et sans doute d’une Chinoise, mais le commissaire Langevin tira d’autres conclusions. Le cadavre était celui d’une Mandchoue nommée Pivoine. Quant à ceux qui l’avaient assassinée, il était fermement décidé à ne pas leur courir après. Regrettant seulement de ne pouvoir prévenir Orchidée, il classa le dossier assez rapidement.
ÉPILOGUE
CHATEAU-SAINT-SAUVEUR : NOËL 1918
La route bordée de platanes plongea vers le petit pont romain, son ruisseau chuchotant autour de rochers clairs et son fouillis de plantes argentées. La grosse Delahaye-Belleville ralentit pour franchir le passage au-dessus de l’eau puis s’engagea dans le chemin qui montait au château. Le soleil était en train de disparaître derrière les collines et n’atteignait plus le fond du vallon où se confondaient les tons assourdis des pierres, des romarins, des lavandes, des sauges et des marjolaines. Antoine, qui conduisait, jeta un vif coup d’œil à Pierre Bault, emmitouflé dans un plaid écossais d’où sortait sa tête habillée d’une casquette et de grosses lunettes semblables à celles du conducteur :
— Pas trop fatigué ?
— Même pas ! C’est tellement merveilleux de se retrouver ici !
Les deux hommes étaient partis de Lyon dans la matinée. Pierre Bault y achevait sa convalescence dans un hôpital militaire, et Antoine obtint sans peine la permission de l’emmener passer les fêtes de Noël dans son domaine provençal et même de le garder aussi longtemps qu’il le voudrait. Les papiers de démobilisation lui seraient envoyés.
Durant le voyage, Antoine et Pierre n’avaient guère parlé. Ni l’un ni l’autre n’appartenait au genre bavard. De plus Pierre savait que la conduite d’une automobile requiert toute l’attention du chauffeur. Enfin, deux précédentes visites d’Antoine à l’hôpital leur avaient permis de se raconter « leurs guerres », puisque durant ces quatre années ils ne s’étaient jamais rencontrés. L’ancien conducteur de wagons-lits aurait pu rester dans les chemins de fer, pourtant il avait préféré se battre au plus dur : dans l’infanterie, cette « reine des batailles » qui venait de payer un lourd tribut au dieu des combats. Le peintre, en dépit de la cinquantaine dépassée, n’en servit pas moins brillamment sur le front d’Orient – un terrain qu’il connaissait bien ! – et en ressortit sans une égratignure avec, en plus, quelques décorations et le grade de colonel. Ce qui l’amusa prodigieusement mais sans lui inspirer une excessive vanité. Sans doute devait-il cela aux nombreuses années passées dans les services secrets, à certaines actions d’éclat peut-être, mais plus sûrement au fait qu’il était le petit-fils par alliance du vieux Desprez-Martel, l’une des puissances occultes de la République.
Lorsqu’il apprit sa promotion, il s’accorda une crise de fou rire comme il n’en avait pas eu depuis longtemps. Les gens du haut commandement n’imaginaient pas, les pauvres, qu’ils venaient de faire un officier supérieur d’un gibier de potence qui aurait dû normalement purger quelques années de prison. Dans le passé tout au moins ! Le cambriolage du musée Cernuschi – limité d’ailleurs à une seule pièce ! – avait été son dernier exploit. Cependant, il n’éprouvait aucun regret de ses anciennes performances : elles lui avaient toujours permis de venir en aide à quelqu’un. En outre, les fortunes qu’il amputait d’une ou deux belles pièces ne s’en portaient pas plus mal…
Pourtant, lorsqu’il regardait son ami Pierre, Antoine éprouvait le sentiment que la vie était mal faite : alors qu’elle le comblait depuis l’enfance, elle s’était montrée d’une sordide avarice envers cet homme, exceptionnel en bien des choses. Un chevalier sans sou ni maille égaré dans un siècle où l’argent comptait en priorité, voilà ce qu’il était ! Et rien ne manquait au portrait de ce héros ! Pas même l’impossible amour pour une princesse lointaine et encore moins la folle bravoure dépensée au service d’une patrie qui ne lui en était pas vraiment reconnaissante. Des médailles, un grade, des blessures… un bras en moins et la joyeuse perspective, à quarante-cinq ans, de végéter jusqu’à l’âge de la retraite dans des locaux mal aérés. Et cependant il ne se plaignait pas :
— J’ai engrangé une pleine moisson de superbes souvenirs, avait-il confié à Antoine le jour de sa première visite à l’hôpital : largement de quoi attendre la fin du voyage. Et puis… j’ai des amis comme on n’en fait plus.
Depuis cette conversation, Antoine se torturait l’esprit pour trouver un moyen de changer le sort de Pierre. Il en était, bien sûr, de très faciles mais un moyen que sa fierté pût accepter l’était beaucoup moins… Seule, Mélanie, qui à trente-deux ans croyait dur comme fer aux miracles, était persuadée que le Bon Dieu ne tarderait pas à s’occuper de leur ami. Et le plus fort était que les événements s’apprêtaient à lui donner raison ! À Château-Saint-Sauveur, en tout cas, on se préparait à donner le plus bel éclat à ce premier Noël de paix.
L’automobile déboucha enfin sur le plateau. Pierre eut un sourire heureux en découvrant la vieille demeure toute rose dans le dernier reflet du soleil. Tout était exactement semblable au souvenir qu’il en gardait.
Simplement les orangers et les lauriers en pots alignés devant la façade lui parurent beaucoup plus grands et les pins parasols un peu plus courbés au-dessus du toit en belles tuiles romaines orangées comme pour mieux le protéger du mistral. Et la cérémonie de l’accueil recommença comme par le passé.
Mireille et Magali, les jumelles qu’aucun garçon n’avait encore réussi à séparer, approchaient de la trentaine mais personne ne s’en serait rendu compte. Elles voltigeaient toujours sur le perron en faisant danser leurs cotillons fleuris et en agitant les bras en signe de bienvenue. Le vieux Prudent, d’un pas solide en dépit de la septantaine dépassée, sortit des communs pour venir s’occuper de la voiture, des bagages et dire bonjour à un arrivant qu’il appréciait particulièrement : lors de ses séjours précédents, Pierre s’était intéressé de près à ses cultures, à ses semis, ses fleurs, ses animaux. Aussi y avait-il une lueur de contentement sous la visière de la vieille casquette informe que Victoire ne réussissait pas à lui arracher. Et puis, surtout, il y eut Mélanie et ses trois enfants qui dévalaient à la rencontre des voyageurs…
À trente-deux ans, la jeune épouse d’Antoine réalisait pleinement les promesses de la petite mariée d’autrefois qui, fuyant le Méditerranée-Express et un époux détestable, était venue chercher refuge derrière les murs safranés de la vieille demeure. Elle était un peu moins mince, sans doute, mais toujours éclatante de vitalité dans sa robe de soie noire, coupée sur le modèle du costume arlésien qu’elle affectionnait. Sortant du grand fichu de mousseline blanche, son long cou orné d’une croix d’or au bout d’un ruban et son charmant visage étaient dorés comme des brugnons sous la masse soyeuse et un peu folle de ses cheveux.
Un élan la jeta dans les bras de son mari tandis que les enfants, François, onze ans, Antoinette, neuf ans, et Clémentine, six ans, tiraient sur le cache-poussière d’Antoine en hurlant à qui serait embrassé le premier.
— Nous commencions à trouver le temps long ! s’écria la jeune femme. Vous êtes bien sûrs de n’avoir pas musardé en route ?
— Bien entendu ! approuva Antoine. Il a fait si beau et puis nous n’étions guère pressés d’arriver !
— N’en croyez rien, dit Pierre. Nous sommes partis plus tard que nous ne pensions à cause des formalités d’hôpital…
À son tour, il fut embrassé, tiraillé, traîné jusqu’au cœur de la maison : l’immense cuisine dallée, sanctuaire de toutes les délices et royaume toujours incontesté de Victoire, génie domestique par excellence à qui Mélanie se fût bien gardée de disputer le plus beau fleuron de sa couronne et pour une simple raison : elle l’aimait et la vénérait, voyant en elle une sorte de belle-mère débonnaire plutôt que la gouvernante du château.
À l’exception de ses cheveux devenus tout blancs, elle n’avait guère changé, Victoire : sa circonférence demeurait identique et le profil impérieux qu’elle devait à un lointain pirate barbaresque se contentait d’ébaucher un troisième menton. Quant à l’œil, derrière les lunettes à monture de fer, il restait vif et perçant.
Comme d’habitude, à cette heure-là, elle vaquait au repas du soir. Armée d’une cuiller en bois et d’un pot en grès, elle donnait les derniers soins à un mijotage savant qui emplissait la cuisine d’une odeur suave et complexe où les effluves d’une bouillabaisse se mêlaient au parfum forestier des cèpes frais sur un fond de pain chaud, d’amandes grillées et de vanille. À l’entrée des voyageurs, elle posa ses instruments pour courir les serrer sur sa vaste poitrine mais la vue de Pierre lui arracha une exclamation désolée :
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