— Tu te rends compte que tu viens d’avouer et que tous ici sont témoins ?

— J’en ai rien à foutre ! râla Orso au milieu de ses sanglots. La Mamma… j’aimais qu’elle au monde…

— Tu reconnais que, ton frère et toi, vous avez assassiné Édouard puis Étienne Blanchard ?

— Oui.

— Et à l’instigation de Mme Adélaïde Blanchard ici présente ?

— Oui. Je sais que je vais y laisser ma tête mais si elle crève elle aussi, je mourrai content.

Accablée sans doute sous le coup du sort qui venait de la démasquer, la mère indigne n’éleva pas la moindre protestation. Elle semblait changée en statue. Les yeux fixes, immobile et muette, elle paraissait totalement inconsciente de ce qui se passait dans sa propre maison. Elle ne réagit pas davantage quand on emmena Orso Leca et son frère, toujours endormi, que deux agents emportèrent. Dans le salon régna ce silence pesant qui suit habituellement les grandes catastrophes lorsque le raz de marée s’étale ou que la terre cesse de trembler. Serrées l’une contre l’autre, Orchidée et sa vieille amie s’efforçaient de ne pas tourner les yeux vers Mme Blanchard, mais leurs regards, attirés irrésistiblement comme cela arrive devant un monstre, y revenaient malgré elles.

Les deux commissaires de police échangèrent quelques paroles à voix basse, hésitant visiblement sur la conduite à tenir en face du problème délicat posé par la culpabilité de cette femme. Soudain, l’une des portes du salon s’ouvrit pour livrer passage à une infirmière d’un certain âge qui toussota pour s’éclaircir la voix et demanda s’il y avait ici une dame prénommée Agathe. La Générale leva la tête :

— Oui… moi !

— Voulez-vous me suivre, Madame. Monsieur Blanchard désire vous parler. Il semble, ajouta-t-elle en couvrant les policiers d’un œil sévère, que l’on ne se soit guère soucié de la présence dans la maison d’un grand malade ? Un tel comportement est inadmissible ! Nous pouvions entendre de là-haut des cris et des vociférations proprement scandaleux…

— Je crains, dit Langevin, que ce qui s’est passé ici ne crée un scandale beaucoup plus grand et ne porte un coup dramatique à votre patient.

Tandis que l’infirmière emmenait Mme Lecourt, Lartigue alla prendre place auprès d’Orchidée mais celle-ci ne parut pas s’apercevoir de sa présence : elle regardait toujours Adélaïde en essayant de découvrir sur ses traits les raisons d’une conduite aussi monstrueuse. Qu’une mère pût décider, préparer dans les moindres détails la mort de deux hommes dont l’un était vraiment son enfant la bouleversait… en dépit des histoires effrayantes que les femmes de la Cour se chuchotaient jadis sous l’éventail ou à l’abri de leurs mains dans les cours et les chambres de la Cité Interdite. On disait que Ts’eu-hi n’avait pas craint, avant qu’Orchidée ne fût au monde, d’ordonner la mort de son fils, bien-aimé cependant : le jeune empereur Tong-tche, lumière de ses yeux par sa beauté et son amour de la vie, parce qu’il aimait trop la femme qu’on lui avait choisie et aussi parce qu’il prétendait exercer un pouvoir que l’on n’était pas disposé à lui abandonner.

Orchidée se souvenait bien de ses réactions d’adolescente lorsque les affreux bruits parvenaient jusqu’à ses oreilles : elle refusait farouchement de croire qu’une mère pût détruire l’ouvrage de sa chair et de son sang, outre qu’il s’agissait là d’une grave offense aux dieux et surtout aux ancêtres. Or, à présent, il y avait là, devant elle, une mère tout aussi criminelle et dont, cette fois, les motivations lui échappaient complètement. Passe encore, si l’on peut dire, pour Édouard qu’elle n’avait pas mis au monde, mais Étienne !… À la pensée qu’elle-même avait failli tuer ce malheureux garçon dont le seul crime était sans doute d’être tombé amoureux de l’épouse d’un frère qui n’en était pas un, le rouge de la confusion lui montait aux joues. Un crime gratuit, voilà ce qu’elle avait été sur le point de commettre !

Les cancanières de la Cour disaient aussi qu’à la mort du jeune souverain, et sans doute pour donner le change, Ts’eu-hi avait affiché un chagrin violent, bruyant et un deuil d’une extrême austérité. Vêtue de toile à sac et les cheveux défaits comme une pauvresse, elle avait multiplié visites aux temples et macérations de toute sorte. Peut-être pour tenter d’apaiser sa conscience ?… Cette Occidentale, elle, ne faisait rien de tout cela. Éprouvait-elle un remords quelconque ou même un simple regret ? En fait elle avait l’air de ne rien éprouver du tout : assise dans un haut fauteuil à dossier raide garni de coussins rouges, elle serrait autour de ses épaules une grande écharpe de satin noir brodé d’or et son visage ne reflétait aucun sentiment. Plus incroyable encore, Orchidée vit passer sur ses lèvres un fugitif sourire et même elle crut l’entendre chantonner.

Se tournant alors vers son voisin, elle chuchota :

— Vous ne croyez pas qu’elle est en train de devenir folle ?

— Peut-être. Ou alors elle a décidé de le laisser croire… Je pencherais assez pour cette version : elle n’a pas précisément l’air d’une femme fragile.

— Que va-t-on faire d’elle ? Va-t-on la conduire en prison ?

Lartigue eut un sourire en coin et fourragea furieusement dans la masse désordonnée de ses cheveux bouclés :

— M’est avis que c’est ce qui tourmente nos deux commissaires. Son arrestation causera un scandale énorme qui empoisonnera les derniers jours de son malheureux mari. D’un autre côté, un crime aussi monstrueux ne peut rester impuni…

— Pourquoi l’a-t-elle commis, selon vous ?

— Allez savoir ! fit Lartigue avec un geste évasif.

Il ne tenait pas à donner son opinion à Orchidée car elle était sans doute, la pauvre innocente, au fond de tout cela… Au bout d’un instant il reprit :

— À la réflexion… l’asile psychiatrique serait une assez bonne formule…

— Elle mérite la mort, gronda sourdement la jeune femme. La Justice l’exige et moi j’ai juré…

— Je sais ce que vous avez juré mais je vous conseille à présent de vous tenir tranquille. Vraiment tranquille si vous voyez ce que je veux dire !

— Je sais que votre justice ne condamne plus les femmes à la peine de mort, ce qui est stupide. Vous voulez que ce monstre continue à vivre ?

— Je veux que « vous » viviez ! dit gravement le journaliste. Quant à elle, je crois qu’être enfermée à vie dans un asile de fous – je dis bien un asile de fous et pas une élégante clinique psychiatrique où les femmes du monde soignent leurs vertiges et leurs phantasmes – sera pour elle la pire des punitions. Surtout si elle n’est pas réellement folle. Je suis à votre service pour vous en faire visiter un…

Il s’interrompit et se leva : Agathe Lecourt venait de reparaître, visiblement bouleversée et les yeux rougis. En entrant dans le salon, elle se moucha vigoureusement avec le mouchoir qu’elle tenait à la main puis se dirigea vers les policiers qui attendaient son retour :

— Il veut vous voir, messieurs, mais auparavant il vous demande de lui accorder un instant d’entretien avec elle, fit-elle avec un léger mouvement de tête en direction de sa cousine.

— Comment est-il ? demanda Rossetti.

— Je crois que la fin n’est pas loin mais son esprit demeure intact et son âme d’une grande fermeté. Essayez tout de même de le ménager… Il n’a pas mérité un tel calvaire.

Incapable de se contenir plus longtemps, elle eut un sanglot et alla s’abattre, en larmes, dans les bras d’Orchidée tandis que les deux policiers faisaient lever Adélaïde et l’emmenaient en la tenant chacun par un bras, sans qu’elle opposât la moindre résistance. Au contraire, elle leur souriait…

Le coup de feu retentit au bout de quelques minutes seulement.


Une heure plus tard, réunis dans le salon de la Générale au Riviera-Palace, Orchidée, Lartigue et le commissaire Langevin buvaient du thé, du café et du cognac en écoutant leur hôtesse raconter son entretien avec Henri Blanchard. L’inspecteur Pinson, porteur d’une lettre d’excuses de la jeune femme, était parti pour récupérer les bagages à bord du Robin Hood et mettre ainsi un terme à la perplexité de lord Sherwood qui devait se demander s’il allait pouvoir lever l’ancre à l’heure prévue.

Il n’y avait pas bien longtemps que les larmes de Mme Lecourt ne coulaient plus. Cependant elles étaient encore présentes dans sa voix quand elle dit :

— Henri savait depuis longtemps qu’Édouard n’était pas son fils. Sa ressemblance avec son véritable père qu’il avait bien connu lui fit soupçonner assez tôt la vérité. Il contraignit d’ailleurs Adélaïde à en faire l’aveu, mais c’était bien après la venue au monde d’Étienne et il préféra laisser les choses en l’état afin de ne pas perturber les deux garçons. En outre, il les aimait tous les deux sans faire vraiment de différence et il en était fier. Cela compensait l’amour qu’il ne réussit jamais à éprouver pour sa femme… Je crois… je crois qu’il en vint même à la détester lorsqu’il s’aperçut d’un fait étrange : Adélaïde portait plus d’affection à Édouard qu’à son propre fils qu’elle couvrait de dédain et de sarcasmes. Ce qui fut cause de plusieurs scènes pénibles entre elle et son mari, surtout quand, l’enfant étant devenu homme, Adélaïde se mit à éprouver les sentiments de Phèdre envers Hippolyte.

— Cela veut dire qu’elle est tombée amoureuse de lui, traduisit Lartigue à l’intention d’Orchidée qui n’avait jamais lu Racine.

— Oh ! fit celle-ci choquée. Une chose pareille peut-elle arriver ?

— Cela peut se produire d’autant plus qu’Édouard n’était rien pour elle par le sang sinon un petit-cousin, reprit la Générale. Aussi, pour le mettre à l’abri, Henri poussa-t-il vivement la carrière de son fils aîné dans la diplomatie. Il souffrit, bien sûr, lorsque celui-ci partit pour la Chine, mais il estimait qu’une aussi longue distance était une excellente chose.