— Dont vous étiez initialement soupçonnée d’être aussi la meurtrière. N’est-ce pas ?

— En effet.

— Cette accusation, le commissaire Langevin ici présent en a prouvé la fausseté, donc nous n’en parlerons plus. Cependant, votre conduite par la suite s’est révélée pour le moins bizarre. Vous êtes venue ici, à Nice, sous une fausse identité ?

— C’est exact.

— Pourquoi ?

Il y eut un instant de silence. Les yeux d’Orchidée cherchèrent tour à tour le regard de Lartigue, de Pinson, de Langevin qui semblait se désintéresser de la question, enfin d’Agathe Lecourt qui lui sourit et lui pressa la main :

— C’est simple. J’ai acquis la certitude que mon époux a été victime de la jalousie et de l’avidité de son jeune frère… J’entendais lui faire payer le prix du sang selon le code d’honneur de mon pays.

— Autrement dit, vous vouliez le tuer ? C’est bien cela ?

— C’est bien cela… Seulement je ne l’ai pas tué…

— Il est mort cependant.

— Pas de ma main. Il avait cessé de vivre lorsque je suis arrivée dans la vieille maison.

— Cette maison appartenait au comte Alfieri et c’est lui, en réalité, que vous alliez rejoindre.

— Non. C’était bien Étienne Blanchard. Je savais qu’il se cachait sous un faux nom comme je le faisais moi-même. Pour quelle raison, je n’ai aucune réponse à cette question. Lorsque je suis arrivée à Nice, je désirais rencontrer… mon beau-frère. Il semblait avoir mystérieusement disparu et j’hésitais sur ce que je devais faire quand le hasard l’a mis sur mon chemin ou plutôt a mis le comte Alfieri sur mon chemin. Mais, en dépit du visage qu’il s’était composé, je l’ai reconnu aussitôt. Lui aussi d’ailleurs savait qui j’étais. Hier, pendant le Corso fleuri, il m’a donné rendez-vous dans le vieux palais. Il disait que c’était le seul endroit où il se sentait chez lui. Il disait aussi… qu’il m’aimait.

Ce simple mot réveilla la fureur apparemment endormie d’Adélaïde. Elle éclata en malédictions et en injures : cette femme mentait. Étienne n’éprouvait pour elle que de l’horreur pour avoir brisé la carrière et même la vie d’un frère tendrement chéri.

Ce fut Graziani qui lui coupa la parole :

— Il disait peut-être la vérité. Dans la salle où on l’a trouvé il y a un portrait de sa meurtrière. Parce qu’elle l’a tué, vous pouvez en être sûrs maintenant. Elle vient de vous le dire elle-même…

— J’ai dit que je voulais le tuer, reprit fermement Orchidée. J’avais apporté ce qu’il fallait…

— Et quoi ? On n’a trouvé que le couteau et il n’y avait rien dans votre sac.

— Monsieur Lartigue, je sais que vous souhaitez m’aider mais je préfère que vous donniez à ce policier l’arme que vous avez ramassée tout à l’heure.

Le journaliste haussa les épaules et tira le revolver de sa poche pour le tendre à Rossetti :

— Vous avez peut-être raison, après tout ! Il est chargé mais aucune balle ne manque.

Le commissaire prit l’arme qu’il examina un instant en silence avant de la tendre à Langevin et de revenir à Orchidée :

— Continuez ! Donc vous aviez accepté ce rendez-vous dans le but d’abattre M. Blanchard ? C’est bien cela ?

— Oui. Je voulais faire feu tout de suite, dès qu’il serait devant moi, pour ne pas lui laisser une chance de fléchir ma résolution, mais quand je suis arrivée quelqu’un était passé avant moi. L’émotion que j’en ai ressentie m’a fait perdre connaissance.

— Et ensuite ? Que comptiez-vous faire ?

— Quitter Nice aussitôt…

— Qu’avez-vous fait de vos bagages ? Vous les avez laissés à la gare sans doute.

Cette fois, ce fut Pinson qui se chargea de la réponse, après avoir glissé deux mots à l’oreille de Langevin :

— J’ai suivi Mme Blanchard toute la journée et je sais où ils sont. Si vous le voulez bien, Monsieur le Commissaire, nous aborderons cette question plus tard…

— Entendu. Je vous remercie, Madame. Surtout de votre franchise !…

— Alors, coupa Adélaïde, vous allez l’arrêter à présent ? Vous l’avez entendue ? Elle ose se vanter ici de son crime ! Quant à cette fable, inventée par un homme qui sait si bien subtiliser les revolvers, elle ne tient pas debout. Pourquoi ce brave Orso aurait-il voulu tuer quelqu’un qu’il ne connaissait pas ? Car ici personne ne pouvait imaginer que cet… Alfieri, c’est bien ça ?… que cet homme n’était autre que mon pauvre Étienne ?…

— Dans ce cas, qu’allait-il faire chez lui ? lança Lartigue.

— Est-ce que je sais ? Interrogez-le ?… Ces deux garçons, d’ailleurs, ne font pas partie de notre personnel : ils sont les petits-fils de mon ancienne femme de chambre. Une bien brave femme dont la santé laisse beaucoup à désirer et qui est actuellement à l’hôpital Saint-Roch. Naturellement ils logent ici quand ils viennent voir leur grand-mère. C’est bien naturel…

— Cela ne nous dit tout de même pas ce qu’Orso allait faire au vieux palais ? remarqua Rossetti.

— C’est simple, grogna l’intéressé : j’y ai jamais mis les pieds. Ce type, là, le Parisien il a eu des visions ? Vous avez pas encore compris qu’il est là pour aider la Chinetoque ? Moi, je sais rien, j’ai rien vu et j’ai pas encore compris pourquoi tout à l’heure, quand je suis rentré après avoir été regarder brûler Carnaval, on m’a sauté dessus. J’ai rien fait…

— Oh si !…

Brûlante d’indignation, Orchidée se dressait pour, d’accusée, devenir accusatrice. Le cynisme et l’aplomb de cet individu l’exaspéraient :

— Vous et votre frère avez essayé de m’enlever dernièrement à Paris alors que je sortais de l’hôpital de la Salpêtrière où j’étais allée voir cette malheureuse Gertrude Mouret…

— Pourquoi qu’on aurait voulu faire ça ? coupa l’autre goguenard. On vous connaît même pas…

— Cessez donc de mentir ! Vous agissiez au nom de quelqu’un qui ne souhaitait pas se salir les mains et j’ai parfaitement retenu vos paroles : vous avez dit que les gens pour qui vous travailliez payaient bien et qu’ils voulaient ma peau jaune… Ce ne sont pas des choses que l’on oublie :

— C’est une honte, oui ! s’écria la Générale. Comment avez-vous réussi à leur échapper ?

— C’t’une bonne question, ça ! goguenarda Orso. Non mais, regardez et regardez-la ! Si on avait voulu l’enlever, elle nous aurait pas échappé…

— Vous voulez que je vous fasse une démonstration ? proposa Orchidée. Vous avez dû avoir de la peine à marcher pendant un moment…

À nouveau, le Corse haussa les épaules, cracha sur le tapis avec la même décontraction que s’il était dans la rue et lança, méprisant :

— Vous trouvez que vous n’vous êtes pas encore assez ridiculisée ? Et pour qui qu’on travaillerait, nous autres ? C’est bien joli d’accuser mais vaudrait mieux avoir des preuves…

Orchidée retint de toutes ses forces l’envie qui lui venait de se jeter sur cet homme pour déchirer de ses ongles sa figure matoise et insolente. En effet, elle n’avait ni preuves ni témoins, rien que sa parole, et elle se sentait perdre pied. Un être aussi abject que celui-là n’avouerait jamais à moins d’être confié à quelqu’un d’aussi habile qu’un bourreau mandchou. Quelle joie ce serait de lui glisser des petits morceaux de bambou sous les ongles et d’y mettre le feu !…

Elle cherchait une réplique cinglante quand, soudain, le commissaire Langevin se décida à bouger. Jetant ce qui restait de son cigare dans la cheminée, il s’approcha de Leca. Complètement écœurée, Orchidée remarqua son expression bénigne, voire aimable, et ce fut même avec un bon sourire qu’il se pencha sur le prisonnier :

— Calme-toi, Orso ! Il est inutile de te mettre dans tous tes états !

— Moi ? mais j’suis tout à fait calme, Commissaire ! J’ai pas la moindre inquiétude…

— Peut-être. Cependant tu n’es pas dans ton état normal et je le comprends. Crois-bien que je compatis à ton chagrin.

— Mon chagrin ?… Quel chagrin ?

Langevin prit l’air navré :

— Comment ? Tu ne sais pas ? Tu n’es donc pas allé à l’hôpital cet après-midi ?

Devenu soudain blanc comme un cierge, l’aîné des Leca se leva lentement, ce qui porta son visage au niveau de celui du commissaire. Empoignant les revers du paletot mastic du policier, il rugit :

— Qu’est-ce que j’devrais savoir ? Qu’est-ce qui s’est passé à l’hôpital ? La Mamma ? Il lui est arrivé quelque chose ?…

— Pourquoi crois-tu que ton frère s’est saoulé comme il l’a fait…

— Vous voulez pas dire qu’elle est…

Le mot terrible ne voulait pas sortir. Par contre un flot de larmes venait de jaillir de ces yeux inflexibles qui semblaient incapables de refléter un sentiment humain. Langevin posa sur l’épaule de l’homme une main compatissante puis murmura :

— Morte ?… Eh oui ! Je sais bien qu’elle n’était pas toute jeune mais je crois qu’il aurait mieux valu pour sa santé qu’elle ne mange pas cette boîte de chocolats…,

— Des… chocolats ?

Dans sa bouche, chacune des trois syllabes du mot eut l’air de peser une tonne. Il les mâcha péniblement comme pour en extraire une saveur écœurante. Le silence emplissait la pièce, ce silence d’attente fait des respirations retenues, et, soudain, ce fut l’explosion : avec un râle de fureur, Orso Leca fonça devant lui, droit sur Adélaïde Blanchard :

— Salope !… Tu pouvais pas la laisser vivre en paix ? Fallait la tuer elle aussi ?.. Elle avait jamais rien fait qu’te servir…

Cette fois on eut beaucoup de mal à lui arracher une proie qui, entre ses cris de terreur, balbutiait qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne savait pas… La voix de Langevin, sèche, froide et précise, prit le dessus et domina le tumulte tandis que tous les hommes présents s’unissaient pour maintenir le forcené auquel Graziani réussit, non sans peine, à passer les menottes :