— Mon premier mouvement a été de retourner d’où je venais, dit Lartigue, mais j’ai préféré continuer ma filature. De toute évidence, l’occupant du vieux palais n’avait plus besoin d’aide… Le meurtrier – car je ne doutai pas un instant que ce fût lui – avala deux pastis coup sur coup puis ressortit, se dirigea vers la station des calèches, en prit une. Je l’entendis sans peine ordonner au cocher de le conduire à Cimiez, à la villa Ségurane. J’en savais assez ; je suis revenu mais je me suis trouvé pris au milieu d’une bande d’enragés occupés à s’entr’arracher leurs moccoletti et prétendant m’en faire accepter un de force afin de prendre part à leurs ébats. Vous voyez le résultat…
— Cet homme, c’était qui, d’après vous ? demanda Pinson. L’un des frères Leca ?
— Oui. L’aîné des deux Corses, Orso. J’aurais pu deviner où il allait mais je voulais en être sûr…
— Et vous croyez que c’est lui l’assassin ? murmura Orchidée complètement désorientée.
Lartigue lui décocha un coup d’œil moqueur :
— C’est lui ou vous. Choisissez !
— Mais pourquoi ? J’ai acquis la conviction que ces deux hommes ont tué mon époux sur l’ordre d’Étienne Blanchard et je ne vois pas pourquoi…
— Apparemment vous vous êtes trompée et nous aussi.
— À qui obéissaient-ils, alors ?
— C’est ce que nous allons savoir, du moins je l’espère ! dit Pinson gravement.
Bien entendu, pendant ce court dialogue l’inspecteur Graziani n’était pas resté muet et tentait de voir clair dans une situation qui lui échappait de plus en plus. D’autant qu’il craignait de commettre l’une des gaffes monumentales dans lesquelles sombrent les carrières les plus prometteuses. Le seul nom des Blanchard, si honorablement connus à Nice, lui donnait la chair de poule et il ne parvenait pas à comprendre par quelle magie ils se trouvaient mêlés au meurtre de ce jeune comte italien… Pinson employa le reste du trajet à lui donner tous les apaisements possibles : il se trouvait entièrement couvert par l’action de la Sûreté Générale.
Lorsque l’on atteignit la colline de Cimiez, la grande effigie du roi Carnaval flambait joyeusement et les premières chandelles romaines s’élançaient vers le ciel qu’une profusion de fusées et d’étoiles allaient embraser au son des acclamations et des cris de joie. Orchidée, elle, songeait tristement à lord Sherwood qui allait sans doute l’attendre longtemps. Si elle ne parvenait pas à le rejoindre avant l’aube, prendrait-il la mer sans elle… et avec ses bagages ?
Ce genre de préoccupation typiquement féminine mais tout à fait disproportionnée avec le drame qui se jouait lui fit un peu honte mais elle n’y pouvait rien. Elle était seulement fatiguée jusqu’aux larmes. Son dos, habitué cependant depuis des années à se tenir bien droit, lui faisait mal et ses pieds brûlaient. Elle aurait tout donné pour un bain chaud et un lit moelleux mais il était peu probable qu’une prison fût aussi confortablement équipée.
Elle ne comprenait pas bien ce que l’on allait faire chez les Blanchard. Si l’assassin était allé s’y cacher, on nierait très certainement sa présence. D’autant que l’inspecteur Graziani n’avait pas l’air enthousiaste pour envahir de la sorte et à cette heure la maison de gens à la fois riches et honorablement connus… Justement il était en train de dire :
— J’ai l’impression que vous me faites faire une sacrée boulette. Heureusement, on n’arrivera certainement pas à se faire ouvrir la grille.
Or, lorsque l’on atteignit l’entrée de la villa Ségurane, la grille était largement ouverte et un coupé élégant stationnait non loin des marches du perron que gardaient plusieurs agents en uniforme.
— Ben !…, V’là aut’chose ! souffla Graziani désorienté.
CHAPITRE XIII
LE DERNIER ACTE
Le spectacle qui attendait les arrivants, dans le grand salon gothique dont un maître d’hôtel affolé venait de tenter en vain de leur défendre l’entrée, se révéla plutôt surprenant. Surtout pour Orchidée car, au-delà des grandes portes ornées de vitraux, elle découvrit, debout l’une en face de l’autre, la maîtresse de maison et la générale Lecourt dans une attitude évoquant celle des coqs de combat. Sur un canapé, le plus jeune des frères Leca, visiblement ivre mort, ronflait sous la garde d’un jeune homme qui avait l’air d’un policier en civil. Un agent en uniforme surveillait Orso, l’aîné, assis sur un escabeau. Enfin deux hommes à peu près du même âge se tenaient debout près de la cheminée : l’un était le commissaire Langevin avec sa mine des mauvais jours et un regard chargé de nuages qui n’annonçait rien de bon. Son compagnon n’avait pas l’air plus avenant.
Pour la première fois depuis plus de trente ans, Adélaïde Blanchard et sa cousine se rencontraient et, de toute évidence, ces retrouvailles n’avaient rien de familial. En pénétrant dans le salon, Orchidée put entendre Agathe Lecourt s’écrier :
— Tu m’entendras, que cela te plaise ou non ! Je suis venue te demander compte de la vie de mon fils, Édouard, assassiné par tes valets sur l’ordre de ton fils Étienne…
— Tu as toujours été un peu folle, ma pauvre Agathe, et l’âge ne t’a pas améliorée : tu l’es plus que jamais. Édouard, ton fils en vérité ? Alors que tu n’as jamais été capable de donner le jour ? Mais qu’est-ce qui nous arrive là ? Que signifie, Sosthène ?
— Encore de la police, Madame ! Je n’ai rien pu faire, gémit le maître d’hôtel au bord des larmes.
Déjà, d’ailleurs, l’inspecteur Graziani se précipitait vers le compagnon de Langevin qui n’était autre que le commissaire Rossetti :
— Ah, vous êtes là, patron ? Ça me soulage drôlement : ces gens qui m’accompagnent m’ont obligé à venir jusqu’ici mais, dans un sens, c’est une bonne chose ; vous allez pouvoir leur faire entendre raison.
— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
Ce fut Pinson qui se chargea de la réponse en désignant Orso Leca :
— Nous recherchons cet homme. Selon toutes prévisions, il vient d’assassiner Étienne Blanchard de la même manière qu’il avait tué son frère…
— Ce n’est pas vrai ! glapit Graziani. La coupable, la voilà ! Nous l’avons trouvée évanouie près du cadavre…
— Orchidée ! s’écria la Générale qui courut prendre la jeune femme sous sa protection en l’embrassant. Ma pauvre petite ! Qu’êtes-vous venue faire dans cette ville impossible ?
Orchidée n’eut pas le temps de répondre. Adélaïde se jetait sur elle, toutes griffes dehors et les yeux fous :
— Tu as tué mon Étienne, espèce de sale Chinoise, tu l’as tué comme tu avais déjà tué mon Édouard !… Je vais t’étrangler…
Elle l’eût peut-être fait si Pinson et Lartigue ne l’avaient ceinturée et maîtrisée en dépit des menaces qu’elle ne cessait de hurler. Le visage convulsé de cette femme encore belle suait la haine et la fureur. Entre les mains des deux hommes, elle se débattait comme une furie, essayant même de mordre les mains qui l’emprisonnaient. Pétrifiée d’horreur et de dégoût, Orchidée, accrochée au bras de Mme Lecourt, regardait en frissonnant cette femme possédée par tous les démons de la rage. Elle n’aurait jamais cru être à ce point exécrée.
Le combat aurait sans doute duré si la Générale, après avoir fait asseoir Orchidée, ne s’en était mêlée. Elle marcha vers le groupe tumultueux, se déganta et gifla vigoureusement sa cousine dont les cris s’arrêtèrent net :
— Mettez-la dans un fauteuil, conseilla-t-elle, et trouvez-lui un verre de quelque chose de fort ! Après tout, elle vient d’apprendre la mort de son fils et il convient d’en tenir compte.
Elle fut obéie. Profitant du répit accordé, le commissaire niçois ordonna à son subordonné de lui faire son rapport. Trop heureux d’avoir un tel auditoire, Graziani s’y employa avec un zèle qu’à plusieurs reprises Lartigue et Pinson essayèrent de tempérer, mais l’inspecteur était lancé et force fut aux deux autres d’attendre qu’il eût fini. Pour sa part, Langevin ne disait rien.
— À présent, messieurs, je vous écoute, dit Rossetti après un coup d’œil à son collègue parisien. L’un après l’autre s’il vous plaît.
Le récit de Pinson fut rapide. Par contre, celui du journaliste prit plus de temps car il s’efforça de ne laisser dans l’ombre aucun détail. Néanmoins, lorsqu’il ajouta que, pour lui, la culpabilité d’Orso Leca ne faisait aucun doute, le commissaire le pria de s’en tenir aux faits, ce qui n’empêcha pas Lartigue de déclarer :
— Je ne dois pas être le seul à le penser, sinon pourquoi se trouve-t-il en ce moment sous la surveillance d’un policier ? Je suppose que vous l’avez arrêté au moment où il rentrait ici ?
— Vous n’avez pas non plus à supposer. À présent, je souhaiterais entendre cette jeune dame et surtout sa version de ce qui vient de se passer… Et d’abord, Madame, je veux savoir qui vous êtes.
Mme Lecourt, qui s’était assise auprès d’Orchidée, posa vivement sa main sur elle comme pour indiquer qu’elle se trouvait sous sa protection.
— Étant donné l’accusation portée par l’inspecteur… ici présent, vous êtes en droit de ne répondre qu’en présence d’un avocat, ma chère petite. Un commissaire n’est pas un juge d’instruction…
— Sans doute, mais quand on refuse de lui répondre, c’est le meilleur moyen de se retrouver en face dudit juge, fit Rossetti. Et je crois pouvoir tout de même demander que cette dame veuille bien me confier son identité ?
— Je vais répondre, dit Orchidée qu’un grand calme venait d’envahir. Aussi bien, je n’ai aucune raison de mentir puisqu’il y a ici au moins trois personnes qui me connaissent. Avant de rencontrer Édouard Blanchard, j’appartenais à la famille des empereurs mandchous, j’étais… princesse et notre souveraine occupait dans mon cœur la place d’une seconde mère. À présent, je suis seulement la veuve d’Édouard Blanchard…
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