Elle savait qu’elle allait avoir du mal à se défendre, que le piège était bien tendu et elle disait un peu ce qui lui passait par la tête. De toute évidence, d’ailleurs, on ne la croyait pas. Graziani eut un petit ricanement fort désagréable :

— Viens donc voir un peu par ici !

Les agents qui encadraient Orchidée la firent lever et la conduisirent dans la pièce voisine qui était une chambre éclairée doucement par des lampes chinoises. Un très grand lit bas, au-dessus duquel s’élevait la forme fantomatique d’une moustiquaire de mousseline, y était tout préparé, les couvertures de satin ouvertes sur des draps neigeux. Sur l’un des oreillers, un souffle de dentelles blanches attendait un corps féminin. De grands lys et des orchidées fleurissaient autour de cette couche, alternant avec des brûle-parfums de bronze d’où s’échappaient de minces filets de fumée.

L’inspecteur eut une quinte de toux que sa prisonnière partagea. Parfumée ou non la fumée est toujours de la fumée. On revint dans la grande salle.

— Tu me diras pas qu’il avait préparé ça pour lui tout seul ? Alors j’vais te dire comment j’vois la chose ; c’est peut-être vrai qu’tu t’apprêtais à filer et à le plaquer. Lui il voulait rien savoir. Et comme toi, t’avais décidé de plus coucher avec lui, il a dû s’énerver et, pour t’en débarrasser, tu l’as tué…

— Et là-dessus j’étais tellement bouleversée qu’au lieu de m’enfuir, je me suis évanouie ?… En outre, si j’avais eu à me défendre contre lui, j’aurais sûrement eu du mal à le frapper dans le dos…

La justesse de ce raisonnement inspiré par la colère et la peur réussit à percer l’épaisse couche de certitudes de Graziani. Il repoussa son chapeau en arrière et se gratta la tête :

— Ça se tiendrait assez, admit-il, seulement il a bien été tué par quelqu’un, ce type, et si c’est pas toi, j’vois pas qui aurait pu…

Il laissa la phrase en suspens. Rouge et visiblement un peu essoufflé, la cravate de travers et le cheveu en bataille, l’inspecteur Pinson faisait irruption dans la salle inquiétant sérieusement Orchidée et ne causant à Graziani qu’un plaisir des plus limités traduit par un « Encore vous ! » significatif, tout de suite suivi par :

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

— Mon travail !… Ah ! on dirait que j’arrive trop tard !… ajouta-t-il en découvrant le corps auquel personne n’avait encore touché. Ensuite son regard atteignit la jeune femme qu’il dévisagea avec une grande tristesse :

— Bizarre, tout de même, comme les choses se répètent !

— Ce n’est pas moi ! protesta celle-ci. Je l’ai trouvé mort en arrivant. J’en ai éprouvé une telle émotion que je me suis évanouie. Ce monsieur peut le confirmer, je pense.

— C’est vrai, grogna Graziani. On l’a trouvée par terre, blanche comme de la craie, et il a fallu du cognac en plus des claques pour la ranimer.

Pinson eut un soupir de soulagement :

— Dans ce cas elle a sans doute raison car elle n’a pas dû avoir le temps matériel de le tuer.

— Comment pouvez-vous savoir, le Parisien ? fit le Niçois.

— Parce que je la suis depuis qu’elle a quitté son hôtel…

— C’est impossible ! protesta Orchidée. Je vous aurais vu. On ne peut pas dire que vous passiez inaperçu…

— Savoir faire une bonne filature, Madame, c’est l’enfance de l’art, fit Pinson avec dignité. Vous voulez que je vous dise où vous êtes allée ?

— C’est inutile mais si vous me suiviez, pourquoi arrivez-vous seulement maintenant ?

— Un vélo ça crève ! Et j’ai crevé en arrivant place Masséna. Le temps de trouver un café à qui confier mon engin et finir le chemin à pied avec cette cohue, j’ai pris du retard sinon j’arrivais sur vos talons.

— C’est bien dommage pour votre belle amie, grimaça l’inspecteur Graziani, mais ça ne signifie pas du tout qu’elle a pas eu le temps de suriner son galant.

Pinson leva une jambe avec une souplesse de danseur :

— Regardez un peu ça ! Quand je cours, je cours vite.

— Et vous, vous savez le temps qu’il faut pour poignarder un homme ? Pas même une seconde et celui-là il est pas encore froid ! Alors lâchez-nous avec votre histoire ! Le compte de celle-ci est bon !

— Un moment ! protesta Pinson qui sentait la moutarde lui monter au nez. Comme dit mon patron : il faut se méfier des choses trop évidentes.

— Y avait longtemps que vous ne nous aviez pas cassé les pieds avec votre génial commissaire Langevin ! fit Graziani dont les dents grincèrent littéralement. Ici, on fait notre boulot comme on l’entend et tant pis si ça vous plaît pas ! Allez, la fille, on s’en va ! ajouta-t-il en saisissant Orchidée par le bras.

Aussitôt la poigne de fer de Pinson l’obligea à lâcher la jeune femme tandis qu’il grondait :

— Chez nous, en tout cas, on le fait poliment ! Qu’est-ce qui vous prend, inspecteur, de traiter Mme Blanchard comme une de vos roulures ? Vous avez envie d’avoir des ennuis avec vos chefs, le Préfet et quelques autres ? Nous allons vous suivre si vous y tenez absolument, mais dans la dignité. Cependant j’aimerais qu’on attende encore un peu.

— Et qu’est-ce qu’il vous faut encore ? aboya Graziani hors de lui. Que la Bonne Mère descende du ciel avec des angelots et des séraphins pour escorter votre madame… au fait, comment avez-vous dit qu’elle s’appelle ?

— Je vous le rappellerai plus tard ! Vous pouvez bien patienter encore un moment ?

— Mais pour quoi faire ? Qu’est-ce que vous espérez ?

— L’arrivée d’un ami… Il devrait être là depuis longtemps. Il a dû lui arriver quelque chose.

— Et qu’est-ce qu’il a de rare, cet ami ?

— Il s’était chargé de suivre… celui-là, fit Pinson en désignant le cadavre. De toute façon vous n’avez pas fini votre travail ou bien est-ce qu’il n’existe pas de médecin légiste ici ?

— Si, môssieur, si, on en a un et il va venir ! Seulement il a pas besoin de la présence de… mâdame que mes subordonnés vont emmener illico en prison ! Qu’est-ce que c’est que ce tintamarre ?

Claquements de portes, bruits de galopade, de coups et vociférations en tout genre, l’entrée de la pièce parut exploser quand Robert Lartigue, les vêtements déchirés, le chapeau déformé et les cheveux roussis, en surgit à la façon d’un bouchon de champagne qui saute.

— Non mais, quelle ville de fous ! brailla-t-il. Ce soir c’est du délire et avec leurs foutues bougies ils ont bien failli me faire cramer…

Soudain il aperçut Orchidée et déversa sur elle son trop-plein de mauvaise humeur :

— C’est ainsi que vous suivez mes conseils ? Vous ne pouvez pas laisser les hommes travailler en paix ? Vous avez vu le travail ? Il est mort, votre ennemi, et si je m’étais fait étouffer par la foule vous seriez bonne pour la prison à vie ! Mais qu’est-ce que vous avez donc dans la peau, les bonnes femmes ?

Pinson s’efforça de le calmer tandis que Graziani s’époumonait à demander ce que c’était encore que cet hurluberlu. Lartigue, alors, décida de se consacrer à lui :

— Moi, mon vieux, je suis Robert Lartigue du journal le Matin et je vous conseille de remercier votre saint patron de m’avoir rencontré parce que je vais vous éviter la plus grosse connerie de votre carrière en arrêtant une innocente… C’est pas elle la coupable.

— C’est qui alors, môssieur l’envoyé du Ciel, môssieur l’ange gardien… ?

— Je vais vous le dire. D’abord, donnez-moi à boire !

On se hâta de le servir mais, tandis qu’il cherchait des yeux un endroit où s’asseoir un instant, son pied heurta le revolver à demi dissimulé sous l’angle d’un meuble. Un coup d’œil lui apprit de quoi il s’agissait. Alors, faisant mine de glisser sur les tommettes trop bien cirées, il se pencha et, s’emparant de l’objet, il le fit disparaître dans l’une de ses vastes poches.

— Il vaudrait mieux ne pas trop s’attarder ici, dit-il après avoir avalé la moitié de la bouteille de champagne qui attendait dans un rafraîchissoir en argent. Un « panier à salade » n’est pas ce que je préfère comme véhicule mais on y tient nombreux et celui qui attend en bas fera l’affaire. On causera chemin faisant…

— Des délais, des atermoiements ? grinça Graziani. Où prétendez-vous nous emmener à présent ?

— Là où se trouve le meurtrier. Dans une villa de Cimiez.

Il se dirigeait déjà vers la porte. Force fut à l’inspecteur de le suivre avec sa prisonnière, deux de ses hommes et Pinson. Celui-ci offrit galamment son bras à Orchidée qui se laissa emmener machinalement.

Une voiture cellulaire attendait en effet un peu plus bas, au-delà des marches. Tous y montèrent et l’on partit en évitant le plus possible les endroits transformés en réunion de feux follets. Lartigue alors raconta comment, attaché aux pas d’Étienne Blanchard, il avait vu celui-ci gagner le vieux palais un peu avant huit heures et s’était mis en faction à l’abri d’un contrefort de la chapelle. De ce recoin, il put observer, un peu plus tard, la venue d’un homme dont la silhouette ne lui était pas inconnue. Celui-ci après un regard circulaire, tira de sa poche une clef, ouvrit la porte sans faire le moindre bruit et disparut à l’intérieur de la maison. Un moment plus tard, l’homme ressortit tout aussi discrètement, tira de sa poche un mouchoir, s’essuya le front et les mains puis redescendit d’un pas tranquille vers la ville, filé à distance par Lartigue après un instant d’hésitation et un dernier regard vers la maison dont l’éclairage disait assez que son occupant n’avait pas l’intention de ressortir de sitôt.

L’un derrière l’autre, le journaliste et son gibier gagnèrent un des grands cafés de la place de la Préfecture. Le second alla droit au téléphone. Lartigue suivit et réussit à entendre que l’homme appelait la police en indiquant qu’un homme venait d’être assassiné…