Craignant d’être remarquée si elle restait plantée devant, la jeune femme choisit d’entrer dans la chapelle, descendit deux marches et se trouva dans une ombre fraîche d’où il était possible d’observer sans risques mais elle eut beau écarquiller les yeux rien ne bougea dans la bâtisse qui semblait tout aussi vide que ses voisines.

Regardant l’heure à sa montre, Orchidée vit qu’il était un peu plus de six heures. Qu’allait-elle faire jusqu’à neuf heures ? Rester dans cette chapelle ne la tentait pas. Elle n’aimait pas les églises et celle-ci devait fermer à la nuit. Monter jusqu’au Château comme elle avait pensé le faire lui semblait à présent un exercice trop rude : la fatigue de sa nuit sans sommeil commençait à se faire sentir. Elle décida de prendre quelque repos là où elle était et alla s’asseoir au pied d’un riche retable peuplé de personnages rouge, bleu et or devant lequel un cierge unique brûlait sur une espèce de herse en bronze doré. Des fleurs se fanaient sur la marqueterie de marbre de l’autel : bedeau et fidèles devaient avoir rejoint eux aussi la foule en fête. On y sentait l’encens refroidi, l’humidité et la cire rance mais il faisait frais et le silence était délassant.

Lorsqu’elle se sentit mieux elle repartit : mieux valait ne pas s’attarder. Elle descendit vers la Préfecture, héla un fiacre et se fit ramener à la gare ; un lieu, somme toute, où une voyageuse risquait le moins d’être remarquée. La manière la plus simple de tuer le temps était de se faire servir un repas au buffet puisqu’il n’était pas question d’accepter même un petit four de l’homme qu’elle voulait abattre.

Elle ne toucha qu’à peine à ce qu’on lui servit et qu’elle avait choisi au hasard. En revanche elle avala plusieurs tasses d’un thé noir et fort qui accentua sa nervosité. À mesure qu’approchait le moment de l’action, elle sentait une boule se gonfler dans sa gorge. Enfin, avec la mine de qui vient d’attendre en vain, elle paya et se dirigea vers la station des voitures de place.

Il était environ neuf heures moins le quart. La nuit, belle et plutôt froide, fourmillait d’étoiles. Orchidée avait hâte à présent que tout fût fini. Avec quel soulagement elle rejoindrait le havre confortable que représentaient le Robin Hood et son chevaleresque propriétaire !

La ville était encore plus illuminée que les autres soirs parce que tout le monde y promenait des moccoletti[6] dont il s’agissait de protéger la flamme tout en s’efforçant d’éteindre celle du voisin : autant dire que l’on passait son temps à les rallumer tout en se hâtant vers la plage où le roi Carnaval vivait ses derniers instants avant d’éclater joyeusement en flammes et en étincelles. Il donnerait ainsi le signal du grand feu d’artifice marquant la fin des réjouissances et le début d’un carême dont la colonie étrangère se souciait peu mais que les Niçois prenaient très au sérieux : à minuit tout s’éteindrait pour faire place à l’austérité de la pénitence.

Ce soir, c’était donc la fête de la lumière mais quand Orchidée quitta les abords éclairés de la Préfecture pour gagner le palais du « comte Alfieri », les ténèbres des ruelles où tremblaient de rares quinquets firent courir un filet glacé le long de son dos et elle referma la main sur la crosse de son arme. Les maisons étaient différentes de ce qu’elles paraissaient le jour : toutes étaient noires et leurs montées obscures inquiétaient. Même si Étienne adorait le vieux palais où il laissait s’épanouir sa fausse personnalité, c’était, il faut le reconnaître, un drôle d’endroit pour un rendez-vous galant. Fût-ce avec une meurtrière en puissance !

Les bruits de la ville reculaient à mesure que la jeune femme avançait. L’idée qu’on l’attirait dans un piège s’ancrait de plus en plus dans son esprit et elle commença à regretter la présence rassurante de Lartigue. Il lui avait pourtant dit qu’Étienne était dangereux mais son orgueil fermait ses oreilles aux plus élémentaires conseils de prudence. La peur lui mordit le cœur. Elle s’arrêta, prête à battre en retraite, à se sauver à toutes jambes vers la lumière, la foule, la sécurité…

Une brusque montée de honte suspendit son élan. Dans sa main elle tenait de quoi vendre chèrement sa vie, alors que pouvait-elle craindre d’un être de chair et de sang ? N’avait-elle pas, jadis, appris à se battre et ne restait-il rien, dans son sang, de la vaillance de ses ancêtres ? Il fallait aller jusqu’au bout quelles qu’en pussent être les conséquences…

Lorsqu’elle atteignit la vieille demeure, elle vit, avec soulagement, que de la lumière filtrait derrière les volets et, quand elle chercha la sonnette, elle s’aperçut que la porte n’était pas fermée. En la poussant elle se trouva au pied d’un escalier de pierre qui, sous une voûte arrondie, filait droit vers un palier qu’éclairait une grosse lanterne de bronze, assez semblable à celles que portent, en Espagne, les pénitents de la Semaine Sainte.

Lentement, Orchidée monta les marches usées sans autre bruit que le froissement léger de ses jupons. Arrivée à l’étage, elle vit deux hautes portes de bois foncé qui se faisaient face. Celle de gauche était entrouverte sur ce qui devait être un salon. Naturellement, elle choisit celle-là et découvrit une grande pièce très haute de plafond, des murs aux fresques écaillées, un sol de tommettes rouges recouvert partiellement de tapis, une massive cheminée sculptée à la mode italienne où brûlait un grand feu de pin dont la senteur emplissait la salle.

L’ameublement, composé surtout de divans, de coussins et de quelques meubles d’ébène incrusté venus de Chine, était étrange mais plus étrange encore le grand portrait qui, tout de suite, attira son regard : un portrait qui était le sien et qui la représentait dans une toilette qu’elle n’avait jamais possédée : un enroulement de velours noir qui laissait nus ses bras, ses épaules et une partie de sa gorge. Une grande gerbe d’orchidées trempait dans un vase de Canton posé devant, sur une console dorée d’un baroque délirant. De chaque côté du bouquet, il y avait de hauts candélabres allumés qui prêtaient à la toile une vie singulière. Orchidée pensa que c’était sans doute à ce tableau qu’Étienne faisait allusion en disant qu’elle comprendrait lorsqu’elle viendrait chez lui. Cet homme était bel et bien amoureux d’elle. Cette certitude fit renaître sa colère : elle expliquait trop bien la raison profonde du meurtre d’Édouard ! Il était intolérable de découvrir qu’elle en était la cause principale et elle tourna le dos à son image en dégageant le revolver des plis du manchon. C’est alors qu’elle le vit et l’arme lui tomba des doigts…

Étienne était étendu face contre terre devant la grande cheminée. Le manche de bronze d’un poignard chinois surgissait de son dos.

Orchidée étouffa sous ses poings serrés le cri qui allait jaillir et dut s’appuyer à la console pour ne pas tomber. Ses yeux épouvantés contemplaient cette horreur qui recommençait pour elle. Étienne gisait devant elle dans la même position qu’Édouard, frappé par une arme presque identique.

Une boule dans la gorge et les oreilles bourdonnantes, la jeune femme tenta vainement de lutter contre l’évanouissement. Ses jambes fléchirent, et sans comprendre ce qui lui arrivait, elle glissa à terre sans connaissance… C’est là que la trouvèrent quelques minutes plus tard les policiers niçois.

La brûlure de l’alcool succédant à une paire de gifles ressuscita Orchidée. Elle vit devant elle un petit homme brun comme une châtaigne et pourvu d’une moustache mongole qui lui donnait l’air féroce. Peut-être d’ailleurs n’en avait-il pas que l’air : lorsqu’il se pencha sur Orchidée pour la regarder sous le nez ses petits yeux brillaient d’un éclat cruel :

— Alors, Fleur-de-bambou, on en a fini avec les simagrées ? On se sent mieux ?… On va pouvoir répondre aux petites questions de papa Graziani ?

Son haleine empestait l’ail. L’odorat offensé, Orchidée détourna la tête, cherchant le verre secourable qu’un agent tenait encore auprès d’elle mais l’inspecteur Graziani lui tapa sur la main :

— Assez bu ! Ça s’rait trop commode d’avoir l’air pompette ! Et j’te conseille de répondre sans faire d’histoires…

— Répondre à quoi ? Que voulez-vous savoir ?

— Pas grand-chose ! Pourquoi t’as trucidé ton amant, par exemple ?

— Mon amant ? Où avez-vous pris une chose pareille ?

— Ben… ici !

D’un geste circulaire, le policier désigna le portrait, la petite table sur laquelle le souper attendait, les soieries chinoises du décor !

— Ça doit pas être la première fois qu’tu viens, ma belle ! D’ailleurs, autant te l’dire tout d’suite : on a été prévenus par téléphone qu’une fille jaune qui était sa maîtresse depuis longtemps v’nait d’assassiner M. le comte Alfieri. Et, tu vois, y s’trouve que c’est vrai. On n’a plus qu’à t’cueillir. Mais avant tu vas nous dire qui tu es…

— N’y comptez pas ! fit sèchement la jeune femme qui, fidèle à elle-même, retrouvait du courage en face de ce nouveau combat. Tout ce que j’ai à vous dire est que je n’ai pas tué cet homme.

— Non ? Alors tu venais faire quoi ? Si on en juge à ce qu’il y a sur cette table, il t’attendait pour un souper galant ?

— Trouvez-vous vraiment que je suis habillée pour un souper galant, comme vous dites ? Je venais lui dire au revoir avant de quitter Nice et, je le répète, je ne suis pas sa maîtresse. Je ne l’ai jamais été. Nous nous connaissons seulement depuis quelques jours…

— Tiens donc ! C’est comme ça qu’t’as l’habitude de faire tes adieux à de vagues relations : en pleine nuit et presque en cachette ?

— Je ne me cachais pas. Le… comte m’avait invitée à venir contempler le feu d’artifice depuis la terrasse de sa maison avant de partir. Qu’il ait prévu une collation n’a rien d’extraordinaire.