Tant qu’ils furent sur le bateau, Édouard évita de mettre Orchidée en contact trop étroit avec les autres passagers dont les indiscrétions auraient pu la choquer. Ils ne quittaient guère leur cabine que pour de longues promenades sur le pont. On les servait chez eux et, le reste du temps – le peu d’heures qu’ils ne passaient pas au lit à s’aimer – Édouard poursuivait l’éducation européenne de sa jeune femme. Tous deux bénéficiaient d’ailleurs de cette brillante aura qui nimbe les grandes amours. On se chuchotait autour des tables à thé ou des cocktails du bar l’histoire romantique autant qu’invraisemblable d’une fille naturelle de la fabuleuse Ts’eu-hi venue combattre aux côtés de son amant dans les atrocités du siège. On murmurait qu’elle possédait des charmes magiques et même – cela c’était la trouvaille d’une sentimentale baronne allemande qui avait trop lu Tristan et Yseult – qu’elle lui avait fait boire un philtre d’amour dans les souterrains d’un temple secret voué, pour on ne sait quelle obscure raison, à Kâli. Apparemment, la baronne mélangeait quelque peu les panthéons asiatiques.

Donc, on causait mais, en général, on laissait le jeune couple savourer en paix sa lune de miel. Ce n’était pourtant pas faute de le déplorer : les femmes grillaient d’aborder l’énigmatique princesse pour apprendre d’elle des secrets de beauté, les hommes rêvaient volontiers à elle, tous s’efforçant de percer les transparences des voiles dont elle s’enveloppait la tête pour sortir au bras de son époux.

En réalité, si Orchidée ne s’était sentie soutenue par l’amour passionné de son mari, elle eût trouvé que changer à ce point de civilisation constituait une rude épreuve. Tout était si nouveau, si étrange !

Il y eut d’abord l’utilisation de vêtements européens. Bien sûr durant les jours passés à la Légation britannique, l’œil d’Orchidée avait fini par s’accoutumer à la mode occidentale. Ce fut une autre affaire quand il fut question de l’y introduire.

Lorsqu’elle appartenait à l’entourage de l’Impératrice, la toilette de la jeune princesse obéissait à un rituel immuable : en sortant du bain, une suivante la revêtait de linge en soie parfumé puis d’une longue robe de satin, doublée ou non de fourrure suivant la saison, et d’une tunique de mousseline brodée. On lui passait des bas de soie blanche et enfin des chaussures mandchoues, en soie brodée et très hautes, dont les talons doubles se situaient au milieu de la semelle.

À présent, en dehors du linge qui était toujours en soie ou en fin linon, il fallait passer des pantalons dont l’utilité ne paraissait pas évidente puisqu’ils étaient fendus, des jupons ornés de jolies dentelles – ce qui n’avait rien de triste ! – mais surtout un corset de satin blanc qui, sous un aspect débonnaire, n’était rien d’autre qu’un outil de torture.

Craignant une réaction toujours possible, Édouard se chargea personnellement du premier essayage, conseilla à sa jeune épouse de s’arrimer solidement à l’une des colonnettes qui supportaient le plafond de leur cabine et se mit à tirer sur les longs lacets. Naturellement mince et déliée, Orchidée eut tout de même l’impression que son époux essayait de la couper en deux. Le souffle lui manqua tandis que sa taille s’étranglait et que ses seins, cependant jolis, fermes et bien placés, lui donnaient l’impression de remonter jusque sous son menton… Habituée à une entière liberté du corps elle protesta :

— Est-il vraiment indispensable que je m’affuble de la sorte ?

— Indispensable, mon cœur ! Que vous soyez princesse ou petite bourgeoise ne fait rien à la chose : si vous ne portez pas le corset vous passerez pour une créature de mauvaise vie.

Les robes faites de tissus légers et ravissants consolèrent un peu la néophyte mais les chaussures posèrent un nouveau problème. Accoutumée aux pantoufles de velours à semelles de feutre ou bien aux très hauts patins sur lesquels une femme se devait de bouger aussi peu que possible afin de s’apparenter à une idole, Orchidée commença par trouver affreux et mal commodes les bottines et les escarpins, voire les cothurnes à talons hauts qui vous obligeaient à marcher sur la pointe des pieds. Mais il était si agréable ensuite de laisser Édouard les ôter, agenouillé devant elle, puis faire glisser doucement, en une longue caresse, la soie arachnéenne du bas brodé qu’elle s’y habitua vite.

En revanche, lorsqu’il voulut lui faire passer une robe du soir largement décolletée pour assister, au moins une fois, au dîner du commandant, elle s’y refusa farouchement : les trésors de sa beauté n’étaient destinés qu’aux seuls regards de l’époux. Il n’y avait que les courtisanes qui offraient leurs épaules et leur gorge à la concupiscence générale. Et cette fois, il fut impossible de l’en faire démordre. Par la suite, les meilleurs couturiers parisiens s’ingénièrent à créer pour la jeune Mme Blanchard des robes qui accumulaient autour du cou, heureusement long et mince, des fleurs, des bijoux, des dentelles, des tulles, des bandes de fourrure ou des écharpes de mousseline qui ne laissaient paraître la peau qu’en transparence. Et encore, pas beaucoup !

D’essayages en découvertes, le voyage maritime prit fin. Par comparaison avec la campagne chinoise, la France parut étonnamment riche à la nouvelle venue. Paris l’impressionna par ses dimensions, ses hautes maisons dont elle déplora qu’elles fussent uniformément grises mais il y avait de nobles palais, des statues dorées – bien que souvent fort indécentes ! – et une rivière plantée de grands arbres. Il y avait aussi des jardins et Orchidée se réjouit d’habiter tout près d’un grand et beau parc auquel manquaient seulement la grâce colorée d’une pagode ou l’une de ces grottes tendues de soie comme il en existait dans les jardins de la Cité Interdite et à l’intérieur desquelles des sources dissimulées coulaient le long des murs et emplissaient des bassins pleins de poissons rouges. Par les fortes chaleurs de l’été, l’Impératrice et ses dames aimaient à s’y réfugier pour peindre, broder ou entendre de la musique.

Dans ce parc Monceau fermé de hautes grilles noir et or, il y avait surtout des enfants que l’on promenait sur des petits ânes et dans des voitures tirées par des chèvres. Ils portaient tous de beaux vêtements neufs et de grosses femmes coiffées de mousseline raide et tuyautée terminée par de longs rubans de soie qui volaient sur leur dos les escortaient… D’autres personnes venaient aussi s’asseoir sur des chaises de fer où l’on devait être fort mal.

Bien que la maison où Édouard installa sa jeune femme n’eût pas grand-chose à voir avec les palais fleuris de son enfance et qu’il fallût, pour l’atteindre, gravir l’un de ces escaliers de marbre couverts de tapis auxquels celle-ci s’habituait mal, elle plut tout de même beaucoup à Orchidée.

Passé une lourde porte de chêne verni aux cuivres étincelants, on pénétrait dans un univers d’épais tapis et de grandes tentures, rouges ou verts, un monde feutré, ouaté, moelleux, douillet, suprêmement confortable où capitons, poufs et coussins recommandaient le silence et semblaient placés là pour composer un écrin aux meubles satinés garnis de bronzes dorés, à une multitude d’objets précieux ainsi qu’aux vases et jardinières d’où jaillissaient fleurs fraîches et majestueuses plantes vertes. La pénombre convenable à tout intérieur élégant y régnait et, rassurée sur les goûts de son époux, Orchidée s’y enfonça voluptueusement comme une chatte dans un nid de velours. Seul point noir : il n’y avait pas d’esclaves. Rien qu’une femme déjà âgée toute vêtue de noir et blanc et un homme au regard terne – la jeune femme eut peine à croire qu’il ne s’agissait pas d’un eunuque ! – aux gestes compassés qui avait une curieuse façon de s’incliner devant elle en l’appelant « Mâdâme ! ». À vrai dire, ni l’un ni l’autre ne semblaient très heureux de son arrivée mais leur mine pincée amusa tellement Édouard qu’Orchidée ne se soucia bientôt plus de Gertrude et de Lucien. C’était tellement merveilleux de vivre jour après jour, heure après heure auprès d’Édouard, tout contre Édouard quand ce n’était pas dans les bras d’Édouard ! Lui seul comptait et, ainsi, Orchidée refusa qu’on lui trouve une femme de chambre parce que c’était trop délicieux d’être habillée – et surtout déshabillée par un mari qui ne la quittait jamais.

Cette présence incessante lui parut d’abord tout à fait naturelle car en Chine un homme de haute naissance ne sort guère de son palais sinon pour visiter ses domaines et se réjouir avec ses amis. À moins qu’il n’eût un poste à la Cour. Et il n’y avait pas de souverain en France.

Il lui fallut donc près d’une année pour soupçonner le sacrifice qu’Édouard s’imposait par amour pour elle. Un an et la visite d’Antoine Laurens auquel Édouard demanda un jour de venir faire le portrait de sa femme. Ce jour-là, la séance de pose s’achevait. Orchidée se retirait pour changer de robe tandis que les deux hommes s’installaient dans la bibliothèque pour fumer un cigare et boire un verre de cognac. Elle se rappela tout à coup avoir oublié quelque chose, voulut les rejoindre et surprit alors leur conversation.

Antoine s’indignait du traitement infligé à son ami par le Quai d’Orsay qui réprouvait vivement son mariage avec une Mandchoue. La guerre en Chine avait causé trop de victimes et Blanchard, en dépit du plaidoyer chaleureux de Stéphen Pichon, son ancien ministre, fut mis en congé sans solde. Il affectait d’en rire, prétendant que cette sanction allait lui permettre de vivre à sa guise et qu’il possédait assez de fortune. Cependant le peintre demeurait persuadé qu’il ne disait pas la vérité : diplomate dans l’âme et promis à une belle carrière avant les événements de Pékin, il ne pouvait que regretter de se voir réduit à une vie oisive.

— Pas si oisive que cela ! Au lieu de faire l’Histoire je vais la raconter. Je pense écrire un ouvrage sur les empereurs mandchous… avec l’assistance de ma femme.