Ce soir-là, occupée aux préparatifs du lendemain, elle ne quitta pas sa chambre, même pour dîner, et se fit servir chez elle. Ce que comprit parfaitement lady Queenborough lorsqu’elle vint la voir comme promis. L’Anglaise ne montra même aucune surprise lorsque sa jeune amie lui apprit son départ pour le lendemain soir :
— Je compte prendre le train de nuit pour Paris, dit Orchidée qui avait consulté les annuaires. Je n’aurais jamais dû venir ici en cette période, ajouta-t-elle. Il y a trop de bruit, trop de folie !… et l’on y est exposé à des rencontres… inquiétantes. N’allez surtout pas croire que je parle de vous ! ajouta-t-elle. Je suis très heureuse de vous connaître…
— Moi aussi ! fit spontanément l’Américaine qui, croyant deviner que la « baronne » fuyait un comte italien trop entreprenant, soupira : La fatuité de certains hommes est proprement inconcevable et ne nous laisse parfois d’autre issue qu’un brusque départ… Je vous donne entièrement raison. Nous-mêmes rentrerons prochainement à Londres. Nous y habitons une assez agréable demeure à Berkeley Square où, durant la « season », nous donnons toujours au moins une grande fête. Nous serions très heureux de vous y recevoir…
— Je viendrai avec plaisir, dit Orchidée qui, sans la moindre gêne, donna son adresse avenue Velazquez en sachant parfaitement que toute lettre envoyée à la baronne Arnold en reviendrait avec la mention « inconnue ». Lorsque la grande dame ouvrirait sa maison à ses invités, elle-même serait certainement en train de respirer le vent chargé de sable venu des déserts de Tartarie.
On se quitta en se serrant la main avec dignité puis Orchidée se remit aux apprêts de son départ. Elle commença par écrire une courte lettre à lord Sherwood où elle lui renouvelait son acceptation au voyage, le remerciant d’avoir su deviner son désir profond de revoir la mère-patrie et ajoutait que, désirant quitter Nice le plus discrètement possible, elle lui demandait instamment de ne dire à personne qu’elle embarquait avec lui. Elle ferait porter ses bagages en fin d’après-midi et elle-même rejoindrait le Robin Hood assez tard dans la soirée afin de ne donner aucune prise à des commentaires malveillants que sa situation de « veuve récente » lui faisait redouter par-dessus tout… Elle ajoutait qu’au cas, toujours possible, où lord Sherwood devrait annuler son invitation, elle ne lui en voudrait aucunement mais souhaitait en être informée avant midi afin de prendre des dispositions pour gagner Marseille et y prendre passage sur un long-courrier à destination de l’Extrême-Orient…
Remise à un chasseur avec des recommandations précises, la lettre atteignit sa destination le soir même et, tranquille de ce côté, Orchidée, après avoir donné des ordres à la femme de chambre pour la préparation de ses malles, alla s’accouder à son balcon pour regarder la nuit descendre sur la mer et sur le collier scintillant de lumières dont la ville rose et blanc la cernait. Le spectacle était émouvant pour une âme éprise de beauté mais avivait l’impression d’abandon que la jeune femme traînait après elle depuis sa sortie de l’hôpital. Sur ce balcon elle était comme suspendue entre ciel et terre en face d’un univers beaucoup trop grand et trop dangereux pour une femme qui n’aspirait plus à présent qu’à la musique silencieuse dispensée par les grands murs et les jardins exquis de la Cité Interdite.
Après avoir achevé sa lettre à lord Sherwood, elle hésita un instant devant une autre, adressée à Robert Lartigue pour lui dire adieu, mais elle pensa qu’il vaudrait mieux l’écrire au matin et la laisser à l’hôtel pour qu’elle soit remise au journaliste après son départ. C’était une bonne chose qu’il n’eût pas donné signe de vie ce soir et s’il ne se montrait pas avant qu’elle ne parte, les choses n’en seraient que plus satisfaisantes.
En pensant ainsi, elle n’obéissait pas à une sèche et froide ingratitude. Bien au contraire ! Elle ne voulait pas payer le dévouement de ce garçon en le mêlant au dernier et sanglant épisode de son existence européenne. Cette heure suprême n’appartenait qu’à elle et il convenait de s’y préparer dans la solitude et le recueillement comme faisaient en Chine les jeunes guerriers à la veille de leur premier combat.
Elle ne dormit guère cette nuit-là. Les images du passé revenaient en foule. Elle revoyait ses années de bonheur auprès d’Édouard, leur amour, si grand et si chaleureux qu’il leur tenait lieu de tout. Dire qu’ils vivaient ensemble n’était qu’une image sans signification. En réalité ils vivaient l’un contre l’autre tant étaient étroits les liens qui les unissaient. Et la première séparation fut irrémédiable comme ces ouragans où se brisent les navires les plus solides. Celui-là en se retirant laissa sur le sable une femme désemparée qui, à présent et avec le recul des jours, s’apercevait de ce qu’une existence semblable avait d’exceptionnel mais aussi de dangereux. Celui des deux qui restait n’avait d’autre choix que la folie ou le suicide et, dans un sens, en obligeant la jeune femme à se défendre sans lui laisser une seule minute pour mesurer l’étendue du désastre, le destin lui avait rendu une sorte de service en la faisant sortir brutalement de son personnage d’épouse adorante et comblée pour la précipiter dans un combat sauvage contre la peur, l’angoisse, la haine d’où lui venait cette soif de vengeance que seul le sang d’Étienne Blanchard pouvait apaiser.
Orchidée savait que, des quelques semaines écoulées depuis la mort d’Édouard, une troisième créature était née, différente de la jeune épouse, peut-être plus différente encore de la princesse mandchoue, à la fois barbare et raffinée, orgueilleuse, cruelle et uniquement soucieuse de la gloire de l’empire et de l’obéissance à sa souveraine. Celle-là ne reviendrait plus, même lorsqu’elle serait de retour à Pékin, à cause de cette nouvelle Orchidée capable de s’apercevoir qu’un homme attirant se cachait sous la modeste vareuse d’un conducteur de wagons-lits.
Curieusement cette nuit de quasi-insomnie ne lui laissa pas de traces. Au matin, après son bain et un solide petit déjeuner, elle se sentait même, tout au contraire, extraordinairement dispose. Elle écrivit la lettre prévue pour Lartigue, puis, tandis que l’on enlevait ses bagages pour les déposer à la consigne de la gare ainsi qu’elle le demandait – elle disait hésiter entre deux trains de destinations différentes –, elle alla flâner dans le parc en écoutant le chant des oiseaux qu’aucun vacarme venu de la ville ne troublait. Même durant ces trois jours de folie, la matinée était consacrée à la vie quotidienne.
Elle accepta de prendre le lunch avec les Queenborough qui lui renouvelèrent leur invitation. Après le café, elle leur fit ses adieux, régla sa note et remonta chez elle une dernière fois pour revêtir le costume de voyage qu’elle avait choisi : un discret ensemble gris dont le chapeau, assez petit, s’enveloppait d’un voile de même nuance et plutôt hermétique. En se regardant dans la glace, Orchidée s’avoua volontiers qu’ainsi emballée elle ressemblait assez à un lustre pendant les vacances de ses propriétaires, mais il était difficile de distinguer ses traits là-dessous et en outre c’était la mode pour prendre le train.
Elle vérifia une dernière fois le bon fonctionnement du petit revolver emporté de Paris et le glissa dans la poche ménagée dans son manchon de petit-gris. Elle accomplissait tous ces gestes sans hâte et avec le calme, la froideur même, indispensable à la réussite de son plan. Finalement, elle demanda une voiture et quitta l’hôtel saluée très bas par une domesticité envers laquelle elle s’était montrée généreuse…
Elle se fit conduire à la gare où elle fit enlever ses malles de la consigne, ordonna qu’elles fussent chargées dans un fourgon, prit un fiacre fermé, indiqua au véhicule de charge de la suivre et mena le tout jusqu’au port afin de s’assurer de l’embarquement, mais sans mettre pied à terre et sans bouger du fond de sa voiture. Ensuite elle quitta le port et se fit conduire au Marché aux fleurs, miraculeusement reconstitué pendant la nuit : sous les toiles bigarrées tendues entre les vieux lampadaires, c’était à nouveau une orgie de couleurs et de parfums venus d’un arrière-pays à peu près inépuisable.
Elle paya sa voiture, erra un petit moment parmi les étals croulant sous les roses, les œillets et les tulipes au milieu du chœur piaillant des marchandes en fichus multicolores sans pourtant se laisser séduire… En fait son but n’était pas de visiter la célèbre halle ainsi que le faisaient tous les touristes. Il fallait que le cocher du fiacre pût dire plus tard où il l’avait déposée si on le lui demandait. Ensuite elle escalada les rues en pente raide de la vieille ville où il était à peu près impossible à un attelage de s’engager. Elle voulait « repérer » à la lumière du jour la maison où Étienne l’attendrait ce soir… Ce n’était déjà pas si facile : les ruelles pavées de pierres rougeâtres, coupées de vrais escaliers, devaient être difficiles à fréquenter avec des hauts talons mais le costume de voyage autorisait des chaussures confortables grâce auxquelles Orchidée se sentait l’aisance d’une jeune chèvre. La chaussée étroite et sans trottoirs tapissait le fond d’une sorte de « canyon » en réduction formé par les façades, couleur de pain cuit ou de framboise, des hautes maisons dont les volets épinard étaient tous fermés. À cette heure tout le monde était « en bas » pour profiter des derniers moments du carnaval. La seule animation venait des chats ou encore du linge qui séchait d’une façade à l’autre et qu’un peu de vent faisait voleter. Enfin, la promeneuse trouva ce qu’elle cherchait : à l’angle d’une ruelle et presque en face d’une chapelle, une espèce de palais lépreux dont les murs vieux rose montraient des traces de fresques avec coquilles et rinceaux. Des cariatides, rongées au point qu’il était impossible de distinguer ce qu’elles représentaient du temps de leur splendeur, soutenaient un balcon de fer au-dessus d’une porte étroite ornée d’un mascaron.
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