Sans lever les yeux, elle remit calmement le bristol dans l’enveloppe, glissa le tout dans son réticule. Son visage soudain sévère n’avait rien d’encourageant mais, en face, le regard se fit implorant. Quelques minutes passèrent sans qu’elle fît mine de bouger. Même si elle brûlait d’envie de savoir ce qu’on avait à lui dire, son personnage exigeait qu’elle se fît attendre suffisamment pour que l’espoir d’Étienne diminuât… Il eut même l’air si malheureux qu’elle réprima un sourire. Enfin, tranquillement, elle se leva et se dirigea vers l’intérieur de l’hôtel, se rendit dans le salon des Dames, ne remit pas de poudre pour l’excellente raison qu’elle n’en usait jamais, rectifia pour la forme l’ordonnance d’une coiffure qui n’en avait pas besoin, se trouva plutôt belle et finalement regagna le hall. Assis sur une banquette dans l’attitude d’un homme que tout ce vacarme fatigue, Étienne l’y attendait. Il se leva et la rejoignit près d’une grande jardinière contenant un buisson d’azalées. Sans lui laisser l’avantage de l’attaque, elle dit très vite :

— Que voulez-vous ? Je n’ai pas beaucoup de temps à vous donner, alors faites vite !

— Justement j’ai besoin de temps et ici, ce n’est ni le lieu ni l’heure. Accordez-moi un rendez-vous dans un endroit où nous serons seuls. J’ai tant de choses à dire… et depuis si longtemps !…

— Nous serions-nous déjà rencontrés sans que je le sache ? persifla-t-elle avec un mince sourire.

— Oui. Je vous ai vue un jour à Paris mais vous n’aviez aucune raison de me remarquer. Vous brilliez de tout votre éclat à une soirée de ballets à l’Opéra. Moi j’étais au fond d’une loge d’où je vous dévorais des yeux et, par ces mêmes yeux, vous êtes entrée en moi… Non, ne parlez pas tout de suite ! Abandonnez un instant ce rôle que vous jouez et auquel je ne comprends rien. Je sais qui vous êtes. Je vous ai reconnue tout de suite l’autre soir au Casino. Ne me regardez pas ainsi ! Je ne suis pas fou… Je suis…

— Étienne Blanchard, le frère de mon époux assassiné. Vous voyez, moi aussi je vous connais et nous sommes à égalité de jeu. À présent répondez-moi ! Qu’avez-vous à me dire ?

— Tant de choses dont vous n’avez certainement pas la moindre idée ! N’imaginez surtout pas qu’il s’agisse de reproches ou d’invectives ! Quand vous viendrez chez moi vous comprendrez…

— Chez vous ? Dans la maison de vos parents qui n’ont eu pour moi que mépris ?

— Non. Je possède dans la vieille ville une antique demeure. C’est le seul endroit au monde où je me sente chez moi. Je vous y attendrai ce soir, pour dîner…

— Moi ? Que j’aille chez vous ? Il ne vous est jamais arrivé de penser que je puisse vous haïr ?

— C’est cela justement que je veux faire cesser. Je ne vous ai jamais détestée, Orchidée… bien au contraire, et c’est là mon malheur. Laissez-moi vous parler, vous expliquer !

— Ne pouviez-vous le faire à l’église, devant le cercueil de votre frère que vous m’avez défendu de suivre ?

— Non. C’était impossible ! Le frère d’Édouard ne pouvait agir autrement. Il me fallait m’éloigner. Je comptais revenir vers vous après quelques semaines… quand tout serait apaisé…

— Et, en attendant, vous êtes allé filer le parfait amour sous un nom d’emprunt avec Mlle d’Auvray ? ironisa Orchidée.

— Je la connais depuis l’enfance. C’est même elle, avec sa manie du théâtre, qui m’a donné l’idée de me créer une double vie, moins morne, moins étouffante que la mienne… mais il faut que je vous explique tout cela, il le faut ! Venez ce soir !

— Non. Pas ce soir !

— Vous n’êtes pas libre ? Alors demain ?… Oui, c’est cela : demain ! De chez moi on découvre toute la ville et nous pourrons admirer ensemble le feu d’artifice. Ne refusez pas, je vous en supplie ! Vous pourriez me pousser à… des réactions que nous regretterions l’un et l’autre…

— Quoi par exemple ? fit-elle avec hauteur.

Étienne passa une main sur son front où perlait la sueur et cette main tremblait tandis que l’œil s’égarait.

— Je ne sais pas… Pour obtenir de vous ces quelques instants je suis capable… d’un scandale peut-être ! Il faut que vous veniez ! Il faut que je puisse vous dire combien je vous aime… Prenez cela !… Je vous attendrai à neuf heures…

Il lui mit un billet dans la main, presque de force, puis s’enfuit vers la terrasse en courant. Orchidée, sidérée, demeura sur place un petit moment. Elle ne savait plus très bien où elle en était. D’un pas machinal elle retourna vers les toilettes des dames où, cette fois, elle tira son mouchoir et tamponna doucement son visage avec de l’eau fraîche. Avait-elle rêvé ou bien l’assassin d’Édouard venait-il de lui dire qu’il l’aimait ?

Bien loin de l’attendrir, cette idée lui inspira du dégoût car elle ajoutait une raison sentimentale aux raisons financières qui avaient poussé Étienne Blanchard au crime. Pouvait-on d’ailleurs employer le mot « raison » s’agissant de cet homme ? Il était imprévisible, bizarre et certainement instable. Dangereux très certainement. Pourtant l’idée d’aller le retrouver, la nuit, dans sa demeure ne lui faisait pas peur. Tout au contraire cela servait merveilleusement son dessein, plus fermement ancré que jamais. En outre, elle ne lui laisserait pas le temps de délirer sur ses sentiments : elle entendait l’accuser en face puis l’exécuter sans attendre davantage.

Revenant vers la terrasse, elle trouva lady Queenborough qui venait à sa rencontre et s’inquiétait de ne pas la voir reparaître.

— Êtes-vous souffrante, baronne ? demanda celle-ci.

Orchidée saisit la balle au bond. À travers les grandes baies vitrées elle apercevait Étienne qui avait repris sa place comme si de rien n’était et causait avec lord Sherwood. Se retrouver en face de cet homme lui parut au-dessus de ses forces :

— Un peu, oui. J’ai eu un malaise tout à l’heure… tout ce bruit, peut-être ? J’avoue que j’aimerais rentrer à l’hôtel. Si, toutefois, c’est possible ?

— Bien sûr ! Je vais faire appeler une voiture qui vous prendra sur l’arrière du Westminster… Je vous excuserai auprès de nos amis et j’irai prendre de vos nouvelles tout à l’heure !

Un moment plus tard, Orchidée roulait à travers les rues relativement paisibles de Nice, toute l’animation de ce lundi étant concentrée sur la Promenade des Anglais. Elle pensa soudain qu’elle avait oublié sur son siège du Westminster le beau bouquet de fleurs blanches mais n’en éprouva aucun regret, bien au contraire. Pour rien au monde, surtout à présent, elle ne voulait garder le moindre objet venant de cet homme. Ce qu’elle avait pu lire dans ses yeux lui faisait horreur. Et soudain, elle eut envie de revoir un autre regard, gris et doux celui-là, où elle pourrait retrouver d’elle-même une image pure, sereine et magnifiée, une image qui, dans peu de temps désormais, serait ternie, brouillée et déformée lorsque Pierre apprendrait la mort d’Étienne Blanchard et la fuite de sa meurtrière.

Bien sûr, Pierre ne voulait plus qu’elle revienne mais elle avait besoin de le rejoindre une dernière fois, de toucher sa main, de voir son sourire avant de plonger vers l’enfer… Vivement, elle se pencha pour appeler le cocher et lui demander de la conduire à l’hôpital Saint-Roch dont, d’ailleurs, l’attelage ne se trouvait pas très éloigné à cet instant.

Lorsque l’on s’arrêta, elle sauta à terre en recommandant au conducteur de l’attendre puis, heureuse tout à coup, elle se précipita dans le grand vestibule où la première personne qu’elle rencontra fut cette même infirmière qui était venue chercher son malade à sa descente de voiture.

— J’espère qu’il n’est pas trop tard pour une visite ? plaida Orchidée. Je veux juste lui dire quelques mots. C’est… très important.

La femme eut un geste évasif qui ressemblait à une excuse :

— Si c’était encore possible, je vous laisserais volontiers le voir, Madame…

— Je sais bien que l’heure des visites est passée et que je vous demande une faveur…

— Ce n’est pas cela. Vous ne pouvez pas le voir parce qu’il est parti. Quelqu’un est venu le chercher ce matin…

— Est-ce que vous savez qui ? Des gens de la gare, sans doute ?

— Je ne crois pas. C’était un vieux bonhomme avec une grande casquette sur des cheveux gris assez longs et une grosse moustache. Il avait un peu l’air d’un paysan mais il conduisait une belle voiture jaune et noir. Pas bavard, par exemple ! En installant M. Bault sur les coussins j’ai demandé où on l’emmenait. Le vieux a bougonné qu’il allait chez des amis où on le soignerait bien. Notre cher blessé avait l’air content. Il semblait bien connaître le vieux qu’il appelait « Prudent » mais, avant de partir, il m’a dit beaucoup de choses gentilles. Ah, conclut-elle en soupirant avec âme, des hommes aussi charmants, on n’en rencontre pas beaucoup, croyez-moi !

— Et il n’a pas laissé d’adresse ? Ni un mot pour moi ?

— Rien du tout ! Je lui ai demandé s’il fallait dire quelque chose de sa part à la dame en blanc. Il m’a répondu : « C’est inutile. Elle ne reviendra pas… » Peut-être que j’aurais mieux fait de me taire parce que je vois bien que ça vous fait peine, ajouta-t-elle en voyant briller une larme aux yeux de la belle visiteuse.

— Non. Vous avez bien fait. Merci… merci beaucoup !

Avec l’ébauche pas très réussie d’un sourire, Orchidée remonta dans sa calèche et ordonna au cocher de reprendre son chemin vers l’hôtel. Ainsi, tout était dit ! Le dernier refuge lui était refusé et plus rien n’arrêterait le destin en marche mais, sous le double abri de son grand chapeau et de son mouchoir, Orchidée s’accorda la détente silencieuse des larmes en s’efforçant de se persuader qu’il valait beaucoup mieux ne plus revoir Pierre Bault puisque rien, jamais, n’aurait pu être possible entre eux.