— Vous m’en voyez ravie mais vous ne répondez pas à ma question : qui êtes-vous ?
L’attitude du jeune homme changea complètement et se fit provocante :
— Acceptez mon invitation et je vous dirai tout…
Sa soudaine assurance déplut à la jeune femme. Elle eut un sourire narquois et, haussant les épaules :
— Qu’est-ce qui peut bien vous faire supposer que cela m’intéresse ?… Veuillez m’excuser : j’ai très envie d’une seconde tasse de café.
Elle le planta là et rejoignit lady Queenborough que le serviteur sikh était justement en train de resservir. Elle prit une tasse et s’assit auprès d’elle.
— J’avais envie d’aller vers vous, dit celle-ci, mais ce beau ténébreux vous assiégeait et j’ai craint d’être importune.
— C’était une erreur. Il semble appartenir à ces hommes qui se croient tout permis… Mais il s’agit peut-être d’un de vos amis et il se peut que je vous choque ?
— Moi ? Pas du tout ! C’est la première fois que je le vois. Il n’est pas d’ici, je pense ?
— Lord Sherwood dit qu’il y possède une maison et qu’il assiste toujours au Carnaval.
— C’est bizarre car nous venons chaque année, mon mari et moi, et je ne l’ai jamais rencontré. Il a pourtant un physique assez remarquable. Il est vrai qu’en cette période, on rencontre plus de masques que de visages découverts. Allez-vous, ce soir, au bal des Kotchoubey ?
— Non. Je connais peu de monde. Je suis seulement venue me reposer. L’invitation de lord Sherwood me semblait un bon moyen de voir la fête sans m’y mêler. Mais je n’ai guère envie de sortir.
— Ce n’est pas bon pour une aussi jeune femme de rester isolée pendant que les autres s’amusent. À la limite, ce n’est pas normal. Je parie que le beau comte souhaitait vous inviter et que vous l’avez envoyé promener ?
Apparemment lady Queenborough pariait beaucoup mais c’était plutôt amusant.
— Cette fois vous avez gagné tout à fait, dit Orchidée. Il voulait que j’aille voir le Corso fleuri demain, en prenant le thé avec lui sur la terrasse de l’hôtel Westminster…
— Alors, il faut accepter !
— Comment ? Vous voulez que je…
— Mais oui. L’idée est excellente et l’endroit fort agréable, bien choisi et tout ce que vous voulez. L’important est de ne pas y aller seule. Je vous propose de vous chaperonner : nous irons ensemble. Ce qui me permettra de vous présenter un tas de gens qui seront ravis de vous inviter à leur tour. Vous serez de toutes les fêtes pendant un mois si vous le désirez.
— Dans ces conditions, ce serait tentant…
Voyant qu’Alfieri revenait dans sa direction, l’air un peu penaud, elle lui sourit :
— Allons, ne faites pas cette tête ! Si je vous ai un peu malmené, vous l’avez cherché. Faisons la paix ! Pour vous prouver ma bonne volonté, j’accepte d’aller prendre le thé avec vous demain.
— D’ailleurs nous irons tous ! renchérit lady Queenborough sans paraître remarquer la mine déconfite du jeune homme. La terrasse du Westminster est l’endroit favori des Anglais pour les cortèges. Pendant le Carnaval il faut être en groupe sinon on ne s’amuse pas.
Il approuva courtoisement mais lorsque les yeux d’Orchidée croisèrent son regard celui-ci se chargea d’un reproche douloureux qui la surprit. Était-il susceptible au point de prendre au tragique le tour bien anodin qu’elle venait de lui jouer ?
Elle en fut persuadée quand, un peu plus tard, il réussit à l’isoler une nouvelle fois.
— Pourquoi vous moquez-vous de moi ?
— Mais je ne me moque pas de vous…
— Allons donc ! Vous savez très bien que je voulais être seul avec vous.
— Au milieu d’une foule d’Anglais ? Mon cher comte, vous me semblez bien peu au fait des usages du monde lorsqu’il s’agit des femmes. Avant d’oser en exiger des privilèges, il convient de s’assurer qu’on leur plaît.
Il devint aussitôt très pâle :
— C’est donc cela ? Je ne vous plais pas…
— Laissez-moi le temps de vous connaître un peu ! Je vous dirai ensuite ce que j’en pense.
— Soit ! Je saurai donc attendre.
— Étant donné qu’il ne s’est pas encore écoulé vingt-quatre heures depuis notre première rencontre, vous n’aurez sûrement pas de grandes difficultés. D’autant que nous nous verrons demain…
— Permettez-moi au moins de vous raccompagner chez vous ?
— J’ai le choix entre deux voitures : celle que lord Sherwood m’avait envoyée et celle des Queenborough. Ce sera sûrement celle-là puisque nous habitons le même hôtel.
— Alors, dînons ensemble ce soir ! Je vous emmènerai…
Il ressemblait de plus en plus à un enfant, gâté et impatient, qui ne se résigne pas à un refus :
— Vous venez de me dire, il y a un instant, que vous sauriez attendre… N’insistez pas, je vous en prie. Je n’ai aucune envie de sortir encore et, ce soir, je désire rester chez moi.
— Comme vous voudrez… soupira-t-il avec mauvaise grâce. Puis il salua et s’éloigna vers l’avant du navire où Gordon Bennett et lord Sherwood discutaient mécanique. Restée seule, Orchidée se félicita mentalement : ce premier engagement lui donnait entière satisfaction. Certes, il eût été facile d’accepter un dîner en tête à tête mais elle n’y voyait guère d’opportunité pour accomplir son projet. Où qu’ils aillent, il y aurait foule. En outre le plan de la jeune femme était arrêté à présent. Elle tuerait l’assassin d’Édouard dans la nuit de Mardi gras, sans doute à la faveur du grand feu d’artifice qui clôturait les fêtes du Carnaval. Les fêtes officielles tout au moins, car les rigueurs ecclésiastiques du Carême ne souciaient guère la société cosmopolite de Nice qui, jusqu’à la Semaine Sainte au moins, irait de bals en redoutes, de thés dansants en comédies de salon, en concerts, en joyeux pique-niques, etc. Cette nuit-là, Orchidée était décidée à attirer sa victime dans un endroit écarté, même sous le vil prétexte de se laisser courtiser. Aucune difficulté à redouter puisque cet homme ne songeait qu’à se ménager des tête-à-tête avec elle. Là, elle agirait, puis, effaçant au mieux les traces de son passage, elle se hâterait de rallier le Robin Hood où ses bagages la précéderaient. Pour éviter les curiosités, il serait peut-être sage de les faire déposer d’abord à la consigne de la gare, comme si elle comptait prendre un train. Après quoi un quelconque commissionnaire bien payé se chargerait de les porter au port. Un seul détail restait encore incertain : l’arme dont Orchidée comptait se servir. Un poignard, évidemment, offrait l’avantage du silence mais il obligeait à une proximité gênante et faisait courir le risque des taches de sang. Le revolver permettait de ne pas se salir. Par contre il était bruyant… Il est vrai qu’au milieu des détonations d’un feu d’artifice, il serait peut-être facile d’en dissimuler une de plus.
Ainsi songeait Orchidée, gracieusement étendue sur une chaise longue tandis que ses yeux de velours regardaient la mer se mordorer sous les rayons déclinants du soleil. Auprès d’elle, lord Queenborough, devenu lyrique en face de ce magnifique spectacle, lui vantait le pinceau visionnaire de Turner, son peintre chéri, évoquant tour à tour La Dogana à Venise, certaines toiles de l’Odyssée, l’Incendie du Parlement de Londres et, surtout, son tableau préféré le Téméraire halé vers son dernier mouillage dans les fulgurances d’un coucher de soleil où se devinait déjà la nuit. Orchidée ne l’écoutait pas mais il ne s’en rendait pas compte, appréciant surtout un auditoire silencieux et à cent lieues d’imaginer les pensées meurtrières qui s’agitaient derrière le ravissant visage de cette longue et charmante jeune femme tandis que le yacht les ramenait au port.
Un moment plus tard, accoudée à la rambarde, Orchidée observait avec attention les manœuvres d’amarrage et surtout repérait soigneusement l’endroit du quai où le Robin Hood se situait, afin d’être certaine de le retrouver en pleine nuit sans trop de difficultés. C’est alors qu’elle aperçut, à la terrasse d’un des cafés du quai, deux hommes attablés qui buvaient de grands verres d’un liquide opalescent et mangeaient des petits poissons frits. Ils se ressemblaient un peu, portaient des panamas identiques et semblaient être les gens les plus inoffensifs du monde. Pourtant, elle aurait juré que c’étaient ses agresseurs de la gare d’Orléans. Cela tenait à peu de chose : une façon de se tenir, l’inclinaison spéciale du chapeau. Toujours est-il qu’elle en aurait mis sa main au feu.
L’ancienne favorite du Tzar – qui avait d’ailleurs dormi profondément pendant la plus grande partie de l’après-midi – partit la première au milieu des révérences, des saluts et des empressements de son armée de serviteurs, accompagnée jusqu’à sa voiture par un hôte aussi attentif que respectueux. Lady Queenborough se tourna vers Orchidée qui s’apprêtait à la suivre sur la passerelle de coupée :
— Vous regagnez l’Excelsior Regina avec nous, baronne ? Et que diriez-vous d’un dîner paisible dans le jardin d’hiver de l’hôtel, rien que vous et nous ? Ni mon époux ni moi n’avons envie de ressortir ce soir.
— Je croyais que vous alliez au bal ?
— Ma foi, non ! Quelque chose me dit que sitôt le café avalé, j’aurai ma migraine.
— Alors, ce sera pour moi un réel plaisir.
Tandis que toutes deux rejoignaient la terre ferme, Orchidée regretta vivement que le soleil eût disparu derrière le massif du château, ce qui aurait rendu ridicule l’usage de son ombrelle, mais elle s’arrangea pour tourner la tête le plus souvent possible : de leur terrasse de café les deux hommes regardaient descendre les passagers du yacht. Instinctivement, elle chercha Alfieri dans l’espoir d’observer, entre lui et ces gens, un signe quelconque susceptible de prouver une connivence mais elle ne le vit pas. Il semblait avoir complètement disparu. Lord Sherwood était seul à la coupée de son bateau, levant parfois une main pour saluer l’un de ceux qui partaient.
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