— Vous n’êtes pas homme à rester longtemps au même endroit, observa-t-elle. Malheureusement on ne vous voit pas souvent en Amérique.

— Plus que vous ne croyez, Milady ! J’ai passé l’automne en Floride et dans votre ville natale : La Nouvelle-Orléans que j’aime beaucoup en dépit de son côté un peu trop français. Vous voyez que vous êtes injuste.

— Je fais amende honorable ! Où allez-vous à présent ?

— À Singapour.

Le nom était évocateur et provoqua un brouhaha dont le lord profita pour murmurer à la seule intention de sa belle voisine :

— Il se peut que j’aille jusqu’en Chine. Au cas, Madame, où vous souhaiteriez revoir votre pays, je serais heureux de vous y conduire.

Un éblouissement passa devant les yeux de la jeune femme. Cette proposition tellement inattendue était-elle encore un présent des dieux ? Ce serait si simple d’accepter et de partir sans plus rendre de comptes à quiconque.

— Qui vous dit que je désire y retourner ? fit-elle.

— Rien ni personne ! Une simple intuition. Depuis que je vous ai offert mon bras au restaurant du Casino, j’ai l’impression que vous jouez un rôle et que vous ne vous sentez pas à votre place. Ce que vous avez lancé tout à l’heure à cette chère Katia a fait de cette impression une conviction. J’ignore pourquoi vous êtes ici mais je jurerais que vous avez envie de rentrer chez vous.

— Je n’ai plus vraiment de chez moi. Alors ici ou ailleurs…

— J’ajoute que je pourrais être votre grand-père et que vous seriez en parfaite sécurité sur ce bateau. Réfléchissez à ma proposition. Je lèverai l’ancre mercredi matin à l’aube.

Il n’en dit pas davantage. D’ailleurs sa voisine de droite lui parlait. Orchidée lui fut reconnaissante de ne pas insister et de la laisser à ses pensées. Son autre compagnon de table se consacrait tout entier à la dégustation des fameuses truffes qu’il arrosait d’un somptueux Château-Petrus et ne risquait pas de troubler sa méditation.

C’en était une, en vérité, et aussi une violente tentation. Ce serait si simple de tout oublier de ce qui lui empoisonnait l’existence : la vengeance d’abord et aussi peut-être ce sentiment bizarre que lui inspirait Pierre Bault et dont elle n’arrivait pas à démêler ce qu’il était au juste. Il n’y aurait plus à jouer la comédie, plus de partie de cache-cache avec la police, plus rien à craindre du tout ! Le beau yacht blanc, sous l’abri de son pavillon britannique, tracerait sa route à travers les mers jusqu’au port de Takou et alors…

À cet instant, la voix d’Alfieri vantant les charmes du printemps sur le lac Majeur parvint jusqu’à elle et lui arracha un frisson. Pas question de partir tant qu’il serait en vie, celui-là ! L’Europe avec ses pièges trop faciles et ses mollesses était en train de la pervertir jusqu’à l’âme et il était grand temps de réagir.

Prenant au hasard l’un des verres placés devant elle et qu’elle n’avait guère touchés, elle le but lentement mais jusqu’à la dernière goutte. Une idée lui venait : si elle arrivait à exécuter le meurtrier dans la nuit précédant l’appareillage du Robin Hood, personne n’aurait l’idée de venir la chercher à bord. En peu de temps, ce puissant marcheur aurait quitté les eaux territoriales françaises et elle se trouverait hors d’atteinte de la police. Sans s’en douter lord Sherwood venait de lui offrir ce qu’elle souhaitait obscurément : le moyen d’assouvir sa vengeance en évitant d’avoir à en répondre devant un tribunal français. C’était peut-être la faute du pays séduisant qui l’entourait mais elle avait envie de vivre, à présent. N’importe où peut-être sauf en prison !

Lorsqu’on se leva pour prendre le café, elle sourit à son hôte.

— Il se peut que j’accepte votre proposition, lord Sherwood. Ce serait très agréable de faire ce voyage en votre compagnie. Et puis la guerre est finie depuis longtemps et je suis certaine que notre grande Impératrice saurait vous remercier de m’avoir ramenée.

— Vous êtes si proche d’elle ?

— C’est elle qui m’a élevée. Mon nom réel est Dou-Wan… princesse Dou-Wan, mais veuillez l’oublier à présent.

— Soyez tranquille… baronne ! Il vous suffira d’embarquer avant cinq heures du matin.

Orchidée l’aurait embrassé. Aucun étonnement, aucune question ! En bon Anglais, lord Sherwood eût considéré comme une incongruité de s’immiscer si peu que ce soit dans les secrets et la vie privée d’une dame qui jouissait de sa sympathie. Il avait fait une proposition : elle acceptait ou elle refusait. Aussi simple que cela ! Ses raisons n’appartenaient qu’à elle seule.

Soudain, sur les anciennes murailles du château, un canon tonna, lâchant dans le ciel bleu un petit panache de fumée blanche. La ville parut exploser en une bourrasque de sons et de couleurs qui partit de la préfecture où la gigantesque effigie en carton-pâte du Roi Carnaval, assis sur un tonneau, commençait sa promenade triomphale à travers sa bonne ville, escorté des Lanciers du Champagne et des Chevaliers de la Fourchette au milieu d’une énorme foule travestie et masquée qui hurlait sa joie et acclamait l’éphémère souverain.

Le Robin Hood s’était ancré à la hauteur de l’Opéra et, depuis le pont, ses passagers découvraient toute la Promenade des Anglais plantée de palmiers et de lauriers-roses, kaléidoscope de verts, de roses et de blancs avec ses hôtels neufs, ses villas, son immense plage de galets où les fils de Britannia découvraient depuis des dizaines d’années le plaisir d’une douce errance entre la mer bleue et la foisonnante végétation.

Tout à l’heure, après son passage dans les artères principales de la ville et surtout le Cours où se livrerait le plus gros des batailles de confetti, le cortège des chars représentant des scènes de contes de fées ou des animaux fantastiques traités sur le mode humoristique déboucherait finalement sur la Promenade où l’on pourrait les admirer sans même avoir besoin de jumelles.

Lord Sherwood en avait muni chacun de ses invités qui pouvaient ainsi suivre la fête sans craindre les fameux « bonbons » qui se déversaient à pleins sacs de toutes les fenêtres sur la foule colorée où le scintillement des paillettes allumait de brefs éclairs. Le bruit des fanfares emplissait l’air. Naturellement, Orchidée regardait comme les autres et s’amusait de ce tohu-bohu un peu délirant avec ses crépitements de pétards qui lui rappelaient le Nouvel An chinois :

— Ce délire ne vous paraît pas vulgaire ? fit une voix auprès d’elle, et il faut avoir le goût de la bagarre pour s’y mêler. Par contre, j’aimerais vous montrer le Corso fleuri de demain.

Le comte Alfieri venait de s’accouder à son côté. Son cœur manqua un battement : le moment était venu d’engager le fer. Sans cesser de regarder dans l’appareil optique, elle eut un petit sourire.

— On m’a déjà proposé de me montrer la bataille de fleurs. Merci de votre offre mais je n’aime pas beaucoup la foule et je suppose qu’elle sera aussi dense qu’aujourd’hui.

— Sans aucun doute mais le spectacle devrait vous plaire davantage. Il mérite d’être vu de plus près. De la terrasse de l’hôtel Westminster, par exemple, où nous pourrions prendre le thé ?

— C’est donc une invitation ?

— Formelle.

— Et pourquoi me l’adressez-vous ? Nous ne nous connaissons pas.

— Croyez-vous ? Il me semble, quant à moi, que je vous connais depuis longtemps.

Orchidée se mit à rire :

— Ah ? Voilà qui est mieux ! Tout à l’heure vous ne trouviez rien de plus original que demander où vous m’avez déjà rencontrée.

— Si vous avez envie de vous moquer de moi ne vous privez pas ! Votre rire est le plus joli qui soit.

— Ne me prêtez pas de si noires intentions et répondez d’abord à une question, s’il vous plaît !

— Laquelle ?

— Hier, lorsque vous escortiez Mlle d’Auvray, vous étiez bien loin de songer à moi. D’où vient cet intérêt soudain ? Du fait qu’on vous a préféré ce cher Grigori ?

— Vous ne pensez pas ce que vous dites ? Du moins je veux l’espérer, fit-il avec une gravité inattendue. Il faudrait être fou pour établir la moindre comparaison entre vous et cette jolie fille. Charmante, sans doute, mais incapable d’attacher sérieusement le cœur d’un homme.

— Ce n’est pas ce qu’en pense le prince Kholanchine. Et je vous rappelle que vous vous êtes battu pour elle. Un bien grand honneur, non ? Surtout s’il est immérité…

— Dois-je vous rappeler que je me suis battu contraint et forcé ? Sans ce cher lord Sherwood…

— Vous auriez sans doute vidé cette querelle à coups de poings comme des portefaix sur le quai d’un port, dit la jeune femme avec un dédain qui fit rougir la figure mate du jeune homme. J’estime que lord Sherwood vous a rendu service à l’un comme à l’autre. Le spectacle que vous offriez était sans doute amusant mais sans la moindre grandeur.

— Vous êtes impitoyable ! murmura-t-il sans songer à dissimuler sa colère. Au prix d’un effort qui fit saillir les veines de ses tempes, il parvint néanmoins à se maîtriser. Sa voix ne fut plus que douceur lorsqu’il remarqua :

« Nous voilà bien loin de notre point de départ, il me semble ! S’il m’en souvient, ce fut, de ma part, une innocente invitation à une tasse de thé en regardant le Corso…

— Seule avec vous ? Serait-ce bien convenable ? Je ne sais rien de vous à l’exception de quatre choses : vous êtes italien, jeune, comte et… plutôt séduisant.

— Enfin une parole aimable ! Ah, Madame, quelle joie vous me donnez !

Il semblait soudain tellement heureux que la jeune femme se demanda s’il était en possession de tout son bon sens. Ses yeux noirs irradiaient une joie semblable à celle d’un enfant que l’on vient de récompenser. Elle eut un sourire dédaigneux :