Pendant quelques instants, Orchidée se sentit étrangère à ces gens qui parlaient anglais, langue qu’elle n’avait jamais réussi à assimiler pleinement, mais lorsque lord Sherwood, en procédant aux présentations, employa le français, elle constata que ces trois personnages la possédaient aussi. La conversation, arrosée de champagne et de whisky, lui prouva qu’elle pouvait y tenir sa place sans la moindre peine. Lady Queenborough se montra même particulièrement aimable :
— Nous sommes au Regina, nous aussi, et j’avoue que vous me posez un véritable problème. Lord Queenborough et moi-même avons parié sur vous.
— Sur moi ? fit Orchidée un peu scandalisée. Mais à quel propos ?
— Mon mari prétend que vous êtes Eurasienne. Je ne suis pas de son avis.
— Quel est le vôtre ?
Il était écrit qu’Orchidée ne saurait pas ce que lady Queenborough pensait d’elle : précédée d’une dizaine de serviteurs, une femme qui pouvait avoir soixante ans et dont le visage envahi de graisse ressemblait à un ivoire jauni venait de faire son apparition. Le deuil somptueux qu’elle portait s’allégeait de grands sautoirs de perles qui cliquetaient à chacun de ses pas. À l’exception d’une superbe chevelure d’un châtain doré à peine strié de blanc, il ne restait rien de l’émouvante beauté qui parait jadis la jeune Catherine Dolgorouki et ensorcelait le tzar de toutes les Russies. En revanche l’orgueil, lui, était intact. Orchidée s’en aperçut lorsqu’elle fut présentée. Assez ignorante des usages de cour en Europe, elle se contenta de saluer avec le respect qui convient à une dame âgée mais eut le tort de l’appeler « princesse ».
— On me dit Altesse Sérénissime, et il est d’usage de plier le genou devant moi… D’où sortez-vous donc pour l’ignorer ?
Le dédain qui vibrait dans cette voix perchée suscita soudain chez Orchidée une bouffée de colère et lui fit oublier toute prudence :
— Pour parler votre langage, Madame, je sors des palais de l’Impératrice de Chine et, jusqu’à mon mariage, j’étais, moi, une altesse impériale. Ce qui n’enlève rien au respect que ma jeunesse doit à une vénérable dame et je salue bien volontiers ses cheveux blancs…
Ayant dit, elle s’inclina à la manière chinoise, ce qui lui permit d’ignorer le regard venimeux de l’ancienne favorite. Lord Sherwood, sentant planer une catastrophe sur son déjeuner, se hâtait d’intervenir :
— Katia très chère !… Vous ne devez incriminer que moi-même qui me suis montré un hôte négligent. La baronne, elle vous l’a dit, vient d’un lointain pays où, très certainement, elle n’a pas eu le loisir d’apprendre l’histoire et les usages de nos régions. C’était à moi de l’informer…
La princesse Yourievski fit, de la main, un geste qui balayait l’incident comme elle eût chassé une mouche puis tourna carrément le dos à Orchidée. Celle-ci revint à son hôte :
— Lord Sherwood, vous avez été très aimable de m’inviter mais il vaut mieux, je crois, que je me retire.
Elle avait parlé assez bas. Lui descendit jusqu’au chuchotement :
— My goodness ! N’en faites rien ! Je tiens beaucoup à ce que vous restiez. Cette princesse est intéressante mais j’aurais dû vous dire qu’elle est une vraie peste de méchanceté… Pardonnez-lui et ne me privez pas du plaisir que j’aurai à bavarder avec vous tout à l’heure quand elle sera partie… Ah ! voilà le comte Alfieri !
Il s’avança vers le nouveau venu tandis que lady Queenborough s’emparait d’Orchidée :
— Eh bien, j’ai gagné mon pari ! fit-elle joyeusement. J’étais certaine que vous étiez chinoise.
— Si c’est le terme que vous avez employé, fit la jeune femme en souriant, vous n’avez pas vraiment gagné : je suis mandchoue…
— Il y a une différence ?
— Une grande, oui… Nous sommes les conquérants mongols qui, dans ce que vous appelez le dix-septième siècle, ont franchi la Grande Muraille et déferlé sur la Chine devenue notre esclave. Nous étions des guerriers… ajouta-t-elle avec une nuance de tristesse qui n’échappa pas à son interlocutrice.
— Vous l’êtes toujours et, en outre, ajouta-t-elle avec beaucoup de gentillesse, vous êtes devenus des bâtisseurs, des artistes, des lettrés…
— Peut-être. Il semble en effet que ce soit le sort commun aux hordes barbares d’être conquises à leur tour par la civilisation qu’elles venaient détruire. La revanche des vaincus en quelque sorte…
Le comte Alfieri, chaperonné par son hôte, approchait des deux femmes qu’il salua avec grâce en dépit de l’évidente raideur d’un de ses bras. Lorsque sa main toucha celle d’Orchidée, celle-ci posa sur son visage le masque d’un sourire qui n’atteignit pas ses yeux. En échangeant les rituelles formules de courtoisie sans y attacher d’ailleurs la moindre signification, elle pensait que les dieux continuaient de l’exaucer et se montraient infiniment favorables puisqu’elle pouvait, enfin, contempler la face de son ennemi.
Car, pour elle, aucun doute n’existait plus en dépit de ce que pouvait raconter Lartigue : ce beau jeune homme au sourire charmeur avait naguère ordonné la mort de son propre frère… ou de celui qu’il croyait tel, et lancé des tueurs jusque dans sa maison. Une vague de dégoût et de haine la submergea et elle dut faire un effort pour s’en dégager afin de continuer à jouer le rôle qu’elle s’était imposé : celui d’une riche étrangère un peu bizarre venue chercher comme tant d’autres le soleil de la Côte d’Azur… Ce qui impliquait d’ailleurs qu’elle prêtât peu d’attention aux paroles aimables qu’il lui adressait. Que disait-il ?
— N’ai-je pas eu déjà, baronne, la joie de vous rencontrer ?
Orchidée pensa aussitôt que ce n’était vraiment pas la peine qu’on l’arrache à ses pensées pour entendre de telles banalités.
— Vous avez une excellente mémoire ! Nous nous sommes aperçus hier soir.
— Permettez-moi de laisser en dehors le grotesque vaudeville du Casino. Je voulais dire : auparavant.
— Si vous ne vous en souvenez pas, pourquoi voulez-vous que je me rappelle une circonstance qui n’existe pas. Vous êtes le comte Alfieri ?
— On vient de vous l’apprendre et…
— Moi, je suis la baronne Arnold et je puis vous certifier que ces deux personnages se trouvent en face l’un de l’autre pour la première fois… Voulez-vous m’excuser un instant ?
Trois retardataires venaient d’apparaître. Le ballet bien réglé des présentations reprenait, après quoi lord Sherwood donna l’ordre d’appareiller tandis que l’on passerait à table. La vieille princesse Yourievski jugea spirituel de pousser des petits cris effrayés !
— Il s’agissait donc d’une croisière ? Mon Dieu… mais vous auriez dû nous prévenir !
— En aucune façon, chère amie ! Le Robin Hood vous conduit tout simplement de l’autre côté du rocher du Château. Avec des jumelles vous y serez admirablement placée pour assister à l’entrée de Sa Majesté Carnaval dans sa bonne ville de Nice… Si Votre Altesse Sérénissime veut bien me faire l’honneur de prendre mon bras ?
On gagna en cortège l’arrière du bateau où une table somptueuse attendait les invités sous un vélum de toile blanche. Comme il se devait lord Sherwood offrit à « Katia » de présider en face de lui tandis que lady Queenborough prenait place à sa droite et Orchidée à sa gauche. La table était ronde, ce qui permettait une meilleure convivialité. Néanmoins la fausse baronne perdit un peu de vue le « comte » qui se trouvait, lui, à la droite de lady Queenborough alors qu’elle-même héritait de Gordon Bennett. Ce dont elle éprouva une sorte de soulagement : il lui eût été difficile de se trouver côte à côte avec Alfieri.
Le repas fut exquis bien qu’assez ennuyeux : pendant les « ris de veau à la Maréchale », l’ancienne favorite causa pratiquement toute seule, égrenant d’une voix languissante des souvenirs sur l’Exposition universelle de 1868 à Paris qui ne captivaient personne. Le saumon de la Loire en sauce verte incita lord Queenborough à endiguer le flot en se lançant sur la pêche de ces intéressants bestiaux. Là gigue de chevreuil sauce poivrade donna des ailes à James Gordon Bennett au sujet des préparatifs de sa prochaine « Coupe », après quoi il parla du tout récent exploit du président Théodore Roosevelt qui venait, contre toutes les tempêtes du Sénat, de nommer un Noir, Mr. Gran, au poste de directeur des Douanes en Caroline du Sud. Ce qui mit tout de même un peu d’animation, les Anglais du déjeuner étant franchement contre. Lady Queenborough, pour tirer d’affaire son compatriote, profita de l’apparition des bécasses flambées pour lui conseiller, en tant que directeur de journal, de s’intéresser davantage aux fillettes américaines en prenant modèle sur le nouvel illustré français destiné aux jeunes filles : La Semaine de Suzette où les aventures d’une petite Bretonne cocasse nommée Bécassine faisaient la joie des lectrices et même de leurs mères. Gordon Bennett déclara que c’était, en effet, amusant bien qu’un peu trop folklorique pour les États-Unis. Hélas, la princesse Yourievski, ayant appris qu’il s’agissait d’une paysanne, s’indigna que l’on pût accorder quelque importance à de tels gens et prit pour exemple les moujiks russes dont la condition n’intéressait personne. Elle en profita pour se plaindre des difficultés qu’elle rencontrait avec ses cultures de fleurs et la mauvaise volonté de ses gens :
— Feu le tzar Alexandre a été bien inspiré en se faisant assassiner juste avant de couronner cette mégère, chuchota lord Queenborough à l’oreille d’Orchidée. Imaginez-vous la vieillesse qu’il aurait eue auprès d’elle ? C’était déjà beaucoup de l’avoir épousée mais au moins la solitude du trône lui aurait accordé quelque répit… Je crains fort que nous n’en ayons guère…
C’était sans doute aussi l’avis de sa femme car, lorsque l’on servit d’admirables truffes « à la serviette », elle en complimenta son hôte, lui demanda comment, ancré dans le port de Nice, il parvenait à se procurer toutes ces merveilles puis s’enquit de sa prochaine destination :
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