En l’écoutant, Orchidée pensait que l’amour faisait bien mal les choses ! Cet homme pouvait offrir à une femme tout ce dont elle rêvait, il était jeune et d’une certaine façon séduisant ; son nom et sa fortune suffisaient pour lui permettre de briguer la main d’une princesse royale et cependant il brûlait de passion pour une petite théâtreuse née sur le vieux port de Nice et qui, très certainement, s’ennuierait à mourir dans les splendeurs quasi sauvages que son amoureux décrivait. Lorsque l’on a l’habitude d’une vie joyeuse menée sous le ciel de Paris et même si l’on dépose à vos pieds des trésors, il doit être lassant de plonger à longueur de journée ses mains dans les pierreries et de chercher à inventer de nouvelles parures.

À ce point de ses réflexions, Orchidée se surprit elle-même. Au fond, cette vie telle qu’elle l’imaginait était à peu près celle des nobles dames de son propre pays et des concubines impériales ou princières. Elle aurait même dû être la sienne. D’où venait, tout à coup, qu’elle pouvait comprendre les aspirations et les réactions d’une jeune femme placée par la naissance à des années-lumière d’elle-même ? L’amour d’un Européen, la magie de Paris, ses outrances, ses folies, ses crimes et ses excès mais aussi son magnétisme, son charme et ses sortilèges possédaient-ils le pouvoir de changer une âme, de l’amener à devenir leur complice ? Et comment parvenir à le faire comprendre à un amoureux capable néanmoins d’évoquer sa terre natale avec une si poignante ferveur ? D’ailleurs en avait-elle réellement envie ? C’est tellement vain et tellement stupide de vouloir se mêler à tout prix des affaires des autres ! Tout ce qu’il lui était possible de faire, ce soir, c’était écouter, sourire et offrir à cet écorché vif la détente d’une soirée pleine de chaleur amicale. N’était-elle pas elle-même tout à fait incapable de « délabyrinther » ses sentiments ainsi que le disait une fieffée coquette dans une admirable pièce de M. Edmond Rostand dont elle avait oublié le titre[5].

Les choses allaient au mieux et la soirée promettait d’être une réussite quand soudain tout bascula dans le bruit et la fureur.

Tournant le dos à l’entrée du restaurant, elle ne comprit pas d’abord pourquoi Kholanchine s’arrêtait brusquement de parler et se figeait tandis que son œil devenait glauque et qu’une bouffée de chaleur montait de son faux-col à son visage. Une de ces prémonitions qui vous font couler dans le dos un petit ruisseau glacé lui tourna la tête et elle vit, drapée dans un fabuleux métrage de satin rose dragée dont la large ceinture ne faisait que souligner la quasi-nudité des seins et des épaules sous une cascade de diamants, la blonde Lydia d’Auvray, maniant un éventail de plumes assorties et qui venait de faire une entrée sensationnelle suivie d’un jeune homme brun, grand et mince dont le visage étroit et le profil nettement découpé n’étaient pas inconnus d’Orchidée. Sans l’épaisse moustache noire, il lui parut même qu’elle eût pu mettre immédiatement un nom sur cette figure… Et soudain la lumière se fit : cet élégant dîneur ressemblait curieusement à l’homme qu’au jour des funérailles d’Édouard elle avait pu dévisager à l’abri du voile de crêpe tombant de son chapeau… son beau-frère, Étienne Blanchard en personne, ou alors son sosie.

Elle n’eut pas le temps de se poser beaucoup de questions. Déjà Grigori, oubliant totalement sa présence, quittait la table et s’avançait vers le couple. Lydia qui faisait un petit signe d’amitié au chef d’orchestre le vit trop tard. Déjà, il la saisissait par le poignet et cherchait à l’entraîner vers la sortie… Lydia, alors, poussa une sorte de hennissement qui fit que tout le monde se retourna en pensant qu’un cheval venait d’entrer dans le restaurant. L’illusion fut courte car tout de suite elle se mit à se débattre en poussant des cris perçants. Son compagnon tenta courageusement de l’arracher à son ravisseur et n’en fût sans doute pas venu à bout si le maître d’hôtel, affolé, n’avait volé à son secours flanqué de deux serveurs, que rejoignit le directeur en personne.

Un instant la bataille fit rage non sans provoquer la déroute d’un sublime plat de canard à l’orange qu’un chef de rang apportait majestueusement en l’élevant à deux mains, comme un évêque son ostensoir, à la table du maharajah de Pudukota. Le canard partit dans une direction, les oranges dans une autre, sans causer beaucoup de dommages sinon au tapis, à la seule exception d’une mince rondelle de fruit enrobée de sauce qui vint se loger douillettement entre les seins rebondis de l’épouse d’un banquier belge.

M. Negresco s’efforçait de pousser les perturbateurs vers la sortie. Orchidée, se voyant mal achever de dîner seule après un pareil esclandre, se levait de table aussi bien pour sortir que pour voir la scène de plus près quand son voisin, un homme d’une cinquantaine d’années portant monocle, moustache en brosse et cheveux poivre et sel qui dînait seul, se précipita pour écarter sa chaise et lui offrir son bras en se présentant brièvement dans un excellent français tout juste teinté d’accent britannique :

— Lord Sherwood, Madame ! Voulez-vous me permettre de vous reconduire ? Il est inadmissible que vous quittiez seule cette maison.

Orchidée accepta d’un sourire et prit avec dignité le chemin de la sortie, un chemin encore obstrué par le groupe agité dont Lydia d’Auvray était le centre. Cependant les voies de faits cessaient pour laisser place à une discussion qui ne s’annonçait guère plus cordiale. La voix de basse-taille du Russe tonnait au-dessus des gémissements hystériques de Lydia, des protestations méprisantes de son compagnon et des représentations anxieuses des intermédiaires comme un bourdon de cathédrale au-dessus de carillons plus modestes.

Kholanchine réclamait la divette comme sa propriété, assurant qu’ayant rompu sans l’en avertir le contrat moral (?) passé entre eux mais sans oublier d’emporter les bijoux dont il l’avait couverte, elle ne pouvait se commettre avec un « ridicule petit comte italien » et devait rentrer au bercail.

— Monsieur, riposta l’interpellé, sachez d’abord qu’un Alfieri ne saurait tolérer les injures d’un ours moscovite assez pingre pour reprocher quelques babioles à une jolie femme…

— Babioles ? rugit Grigori, les diamants de princesse ma grand-mère offerts à elle par tzar Alexandre Ier ? J’ai fait présent parce que je comptais épouser…

— Mais Gri-gri, larmoya Lydia, je t’ai déjà dit que je n’ai pas envie de me marier. Je suis trop jeune !

— Vingt-trois ans, c’est juste à temps ! Filles nobles se marient à quinze ou seize ans. Après : trop vieilles !

Cette mise au point publique de son âge – elle en avouait dix-neuf – fit redoubler les sanglots de la malheureuse et provoqua chez le « comte Alfieri » un redoublement de colère.

— Eh ! reprenez-les vos bijoux si vous y tenez tellement ! Lydia en aura d’autres !

D’un geste furieux il allait arracher le collier du cou de la jeune femme quand celle-ci protesta avec véhémence : elle ne voulait en aucune façon se séparer de pierres qu’elle aimait dans l’attente hypothétique d’autres qui ne viendraient peut-être jamais.

— Elles sont à moi et je ne veux pas qu’on me les prenne !

Ce qui parut ravir son ancien amant pour qui les diamants de sa grand-mère étaient inséparables de sa personne :

— Petite colombe ! Tu ravis mon cœur. Reviens, tu auras aussi émeraudes, saphirs…

— C’est ce qui s’appelle de l’amour désintéressé ! lança Alfieri, sarcastique. Il est évident qu’elle vous aime pour vous-même ! Allons, Lydia, cessez de vous comporter comme une enfant gâtée ! Songez à ce que je vous ai promis et…

Parole imprudente. Avec un grognement sauvage, Grigori se jeta sur lui et tout eût été à recommencer si le comte italien n’eût esquivé habilement la charge. Le Russe alla s’écrouler dans les bras d’un chasseur qui plia sous le poids, se releva avec une incroyable souplesse et fonça de nouveau sur son ennemi. Negresco et le maître d’hôtel le retinrent à temps mais il écumait de colère et couvrit l’autre d’injures bilingues dont une bonne moitié au moins était on ne peut plus compréhensibles. Attaqué dans ses mœurs intimes autant que dans la vertu de sa mère, l’Italien, blanc de colère, gifla l’irascible prince que ce traitement calma tout net. Ou a peu près…

— Je vais tuer misérable moujik ! Au sabre !… hurla-t-il.

— Permettez, Madame ! fit le nouveau cavalier d’Orchidée. Il est temps que je mette de l’ordre !

Laissant la jeune femme à l’abri d’un palmier nain, il s’avança entre les deux hommes :

— Puis-je vous rappeler au sens de la dignité, gentlemen, et par la même occasion vous offrir mes services puisque, apparemment, vous ne sauriez sortir de cette situation sans vous rendre sur le pré…

— Vous voulez que je me batte en duel avec ce… cet homme des cavernes ? glapit l’Italien. Tout ce qu’il mérite c’est une volée de coups de bâton… Que je suis tout prêt à lui offrir d’ailleurs !

— Ce n’est pas si simple, coupa Sherwood. Le prince Kholanchine, outre qu’il est cousin de Sa Majesté le Tzar, se trouve être l’offensé puisque vous l’avez giflé. Le choix des armes lui appartient donc et vous n’avez aucun moyen de vous dérober sous peine de forfaiture !

— Bravo ! Très bien ! applaudit Grigori en roulant furieusement les r. J’ai déjà dit : sabre ! Mais sabre cosaque. Pas ridicule petite chose européenne !

— Pourquoi pas un cimeterre ou un yatagan, pendant que vous y êtes ? gronda Alfieri. C’est grotesque !

— Le comte n’a pas tout à fait tort, fit sèchement l’Anglais. Le folklore ne saurait intervenir dans une affaire d’honneur et les chances doivent être égales. Veuillez faire choix de vos témoins, gentlemen, et je réglerai le combat. Mais auparavant je tiens à dire, prince, que si je n’anticipais pas pour vous une leçon méritée, je m’en chargerais volontiers moi-même.