Ce fut la voix du cocher qui rompit le charme :

— C’est beau, pas vrai ? cria-t-il. Peuchère ! D’ici, on a l’impression qu’en se penchant juste un peu on pourrait voir jusqu’en Afrique… et même jusqu’en Chine.

Pourquoi avait-il dit ça ? Pierre sentit un frisson courir le long de son dos.

— Quand pensez-vous y retourner ? demanda-t-il d’une voix si basse qu’elle s’enrouait un peu.

— Je ne sais pas…

C’était vrai. À cette minute, son pays lui paraissait encore plus lointain qu’il ne l’était en réalité, situé quelque part dans la lune. Durant le trajet elle avait goûté un extraordinaire moment de douceur qui, devant ce paysage miraculeux, aurait dû atteindre une sorte de point d’orgue. Pourquoi donc Pierre refusait-il son bras, pourquoi repoussait-il sa main ? Pourquoi lui tournait-il le dos ? Elle savait bien qu’elle était en totale contradiction avec les résolutions prises mais elle savait aussi que s’il faisait un seul geste pour l’attirer à lui, elle ne l’en empêcherait pas. Elle avait envie de le voir sourire, de ce charmant sourire asymétrique et incertain qui lui donnait un air un peu mystérieux. Elle avait envie de sentir sa joue contre la sienne, de tenir dans ses mains cette autre main qui tremblait un peu sur l’appui de la béquille… À son tour, elle ferma les yeux.

« Je dois être en train de devenir folle ! » pensa-t-elle mais elle s’approcha encore un peu, jusqu’à ce que son bras touchât celui de Pierre. Sa voix alors lui parvint comme de très loin, peut-être à cause de sa subite altération :

— Nous devrions rentrer ! Il commence à faire frais.

— Comme vous voudrez.

Elle se détourna pour rejoindre la voiture en baissant un peu la tête pour que nul ne vît qu’elle avait envie de pleurer.

Le retour se fit en silence. Quand elle glissait un regard vers Pierre, Orchidée n’apercevait qu’un profil immobile, des paupières ouvertes selon un angle qui ne variait pas. À aucun moment il ne chercha son regard à elle. Par contre, il y avait, au coin de sa bouche un pli amer, un pli douloureux qu’elle voyait pour la première fois. C’était affreusement triste !

Lorsque la voiture s’arrêta devant la porte de l’hôpital, Pierre descendit, aidé par le cocher. Orchidée voulut en faire autant mais, de la main, il l’en dissuada.

— Ne vous donnez pas cette peine !.. Au revoir, Madame et… merci pour cette magnifique promenade.

— Puisque vous l’avez aimée, rien ne nous empêche d’en faire d’autres ? Pas demain, bien sûr, puisque vous pensez qu’il est préférable que je reste à Cimiez mais…

— Non. Je vous en prie, ne vous dérangez plus pour moi !

— Vous ne voulez plus que je vienne vous voir ? fit-elle peinée.

— Ne me croyez pas ingrat, mais je vous l’ai dit : je ne supporte pas la pitié.

— Il n’en a jamais été question et je vous assure…

— Il se peut que vous n’en soyez pas tout à fait consciente parce que votre cœur est généreux mais c’est le seul sentiment qu’un… éclopé peut inspirer. Non, n’ajoutez rien de plus ! Je vous dois quelques moments de joie et je n’en veux pas davantage. Sinon… tout pourrait devenir plus difficile…

— Est-ce que vous n’êtes pas un peu trop modeste… ou un peu trop fier ?

— Je ne sais pas… Adieu, Madame ! N’ayez aucun regret : je vais quitter bientôt cet hôpital et reprendre mon service à bord du Méditerranée-Express peu après.

— Ce serait imprudent ! Vous n’êtes pas encore guéri.

— Il en manque si peu ! En outre, je ne me sens jamais aussi heureux que dans mon train… C’est… c’est ma maison, vous comprenez ?

Une infirmière qui avait dû observer le dialogue et qui trouvait sans doute que le blessé demeurait trop longtemps debout surgit à cet instant avec une petite voiture :

— Assez d’imprudences, Monsieur Bault ! fit-elle d’un ton mécontent. Il faut aller vous étendre !

Pierre eut un petit rire plein de dérision :

— Vous n’êtes pas charitable, Mademoiselle ! J’étais en train d’évoquer un grand express et vous m’offrez une brouette…

— Si vous voulez le reprendre, votre express, commencez donc par la brouette ! En voiture ! Et veuillez m’excuser de ne pas avoir de sifflet à ma disposition.

Sous sa poigne vigoureuse, l’engin et son occupant furent avalés en un rien de temps par la gueule béante de la grande entrée. Ils avaient même disparu depuis un petit moment quand le cocher, devant l’immobilité de sa cliente, jugea qu’il était peut-être temps de la ramener sur terre.

— Hé bé ! soupira-t-il sans songer un instant à dissimuler le fond de sa pensée. En voilà une fin de promenade ! Qu’on me coupe en petits morceaux si j’aurais pas juré que vous étiez des amoureux tous les deux !

— Et qui donc vous demande votre opinion ? riposta Orchidée soudain furieuse. Mêlez-vous de ce qui vous regarde… et ramenez-moi à l’hôtel ! En voilà assez !

Si on lui avait posé la question, elle eût éprouvé quelque difficulté à dire ce qu’elle entendait par là mais, au fond, c’était une façon comme une autre d’affirmer son intention de tourner une page. Elle s’était trompée en pensant que Pierre l’aimait et si cette constatation se révélait un tout petit peu douloureuse, elle n’en était pas moins salutaire. Une heure plus tôt, s’il avait seulement dit les mots qu’elle attendait, elle eût peut-être tout abandonné de ses projets pour un destin sans aucune grandeur qui l’eût couverte de honte devant l’autel des ancêtres où, d’ailleurs, il lui eût été à jamais interdit de s’agenouiller. Il était temps, grand temps, d’en finir avec la France et ses habitants ! Et s’il fallait aller chercher Étienne Blanchard au fond de l’Italie, eh bien elle irait ! Dès que Lartigue referait surface et lui apporterait des nouvelles, elle bouclerait ses bagages ! En attendant, il fallait accomplir ici une dernière bonne action en allant dîner avec le pauvre prince Kholanchine, mais ensuite il ne faudrait plus jamais lui parler de charité !


Construit au bout d’une estacade sur le lit du Paillon, le clair petit torrent où les lavandières venaient laver leur linge à grands coups de battoirs et d’éclats de rire, le Casino de la jetée avait l’air d’un gros bijou baroque planté dans l’eau bleue de la Méditerranée. Cette impression venait des verres de couleur, enchâssés dans une armature de fer, qui, auprès d’une grosse coupole vaguement byzantine, composaient une sorte de petit palais oriental avec tours à bulbes et fenêtres tarabiscotées, le tout couronné d’un génie ailé et doré du plus bel effet.

Les salles de jeu en étaient très fréquentées par une clientèle riche et internationale. Ainsi d’ailleurs que le restaurant sur lequel régnait, comme sur celui du Casino municipal dont il était une dépendance, un Roumain de trente-cinq ans, fort rompu aux usages de la haute société, aimable et disert, qui se nommait Negresco[4]

Ce fut lui qui accueillit Orchidée et son prince russe, à l’entrée de la grande salle ornée de plantes vertes et de gros bouquets. L’éclairage des tables y était doux, flatteur pour les visages et volontairement assourdi pour n’occulter en rien la vue magique de la ville illuminée dont le reflet s’étendait sur la mer.

Le coup d’œil offert par les dîneurs était, lui aussi, bien joli. Ce n’étaient qu’hommes en habit et cravate blanche, le revers fleuri de gardénias, femmes superbement parées, enroulées de satins, de tulles, de velours, de crêpes de Chine, de dentelles sur lesquels scintillaient diamants, rubis, émeraudes et saphirs ou bien luisaient doucement l’éclat laiteux des perles. Le plumage d’une quantité d’oiseaux exotiques, aigrettes, autruches ou paradis, frissonnait dans les chevelures et donnait à cette salle l’apparence d’une volière cependant qu’abrités en partie sous une forêt d’araucarias, d’aspidistras, de yuccas et de dracænas, un orchestre de cordes jouait de langoureuses valses anglaises.

Coulée dans une robe de dentelle blanche qui soulignait les lignes de son corps élégant, des étoiles de diamant au corsage, aux oreilles et dans ses cheveux noirs coiffés bas, Orchidée fit d’autant plus sensation qu’au milieu de décolletés vertigineux, sa robe ne montrait sa peau que par transparence et, couvrant ses bras et son long cou, ne laissait à nu que la fleur délicate de son visage. Derrière elle l’immense Grigori faisait figure de chevalier d’une grande reine et ce fut sous le feu d’une centaine de regards qu’ils gagnèrent leur table près d’une des baies.

Chemin faisant, le prince adressa quelques saluts sans s’arrêter pour ne pas mettre sa compagne dans l’embarras mais, une fois assis, son regard bleu, extraordinairement clair et paisible ce soir, fit le tour de l’assistance. Grâce à lui, Orchidée sut qu’il y avait là un grand-duc russe, la duchesse de Marlborough, le pianiste polonais Paderewski, l’Américain Pierpont Morgan, le maharajah de Pudukota déjà rencontré à l’hôtel mais qui arborait cette fois un turban neigeux piqué d’une émeraude grosse comme un petit œuf de poule, la belle Gaby Deslys sous une parure de perles noires sans rivales, le prince autrichien Kevenhüller, et un petit jeune homme brun, au visage rond, à la moustache frisée dont l’habit, coupé à Londres, n’indiquait nullement qu’il était l’Aga Khan III, descendant du Prophète.

D’autres noms, moins illustres, venaient tout naturellement aux lèvres de Grigori. Il se révélait un conteur aimable, indulgent et très intéressant, surtout quand, ayant épuisé les plaisirs de l’assistance et tandis que tous deux dégustaient langoustes et palourdes farcies, il évoqua pour sa belle compagne les rives de la Volga et de la mer Caspienne où se situait son immense domaine, les steppes fleuries d’iris au printemps sous le vol des canards sauvages venus nicher dans les roseaux du fleuve presque au pied des antiques murailles du château gardées jour et nuit par des Tcherkesses en armes.