L’entrée de la « dame en blanc » et de son imposant compagnon ne passa pas inaperçue. Un maître d’hôtel qui voilait de respect la vague inquiétude que lui causait l’arrivée d’un client réputé au moins bruyant les guida vers une petite table un peu à l’écart dans l’un des coins-fenêtres, et protégée de plus par une jardinière contenant des plantes exotiques. À la très vive satisfaction d’Orchidée que cette ambiance un rien austère tracassait un peu. Que se passerait-il si son compagnon se mettait à pleurer ou à déclamer de sauvages poèmes d’amour sentant le vent de la steppe et le crottin de cheval ?

Elle s’attendait à ce qu’il commande de la vodka ou du champagne et se trouva grandement soulagée quand il réclama du thé à la mode de son pays tandis qu’elle-même, bien entendu, demandait celui qu’elle préférait.

Nouvelle surprise : il n’entama pas le récit de ses déboires – au propre comme au figuré ! – avant que l’on eût servi. Et même lorsque la petite table fut couverte d’un assortiment de sandwiches, de pâtisseries, d’un service à thé et même d’un samovar, il garda le silence des grandes douleurs dont tout un chacun sait qu’elles sont muettes. Et ce fut seulement quand il eut englouti une grande quantité d’eau bouillante additionnée d’un thé noir comme de l’encre et fait disparaître la plus grande partie du contenu des plateaux qu’il poussa enfin un soupir :

— Partie, ma Lydia !… Partie avec ridicule petit comte italien !… Pourquoi ?

Les yeux se mouillaient déjà et Orchidée craignant que tout le liquide ingurgité se changeât en torrent de larmes, se hâta de lancer la conversation :

— C’est à elle qu’il faut poser la question ! Comment se fait-il que vous ne soyez pas parti à sa recherche ? Vous savez où elle est ?

— San Remo ! fit-il d’une voix caverneuse.

— Alors que faites-vous ici ? Vous devriez être là-bas ?

— Inutile ! fit-il en secouant sa crinière fauve. Petit voyage quelques jours. Doit revenir pour chanter théâtre du Casino. Sera plus facile à attraper surtout quand j’aurai étranglé ridicule petit comte…

— Excellent programme ! approuva Orchidée qui retenait de son mieux une soudaine envie de rire. Pourtant j’avoue ne pas vous comprendre. Vous n’avez pas l’air tellement patient, or vous attendez qu’elle revienne ? N’est-ce pas pénible ?

— Si. Très !… C’est peut-être parce que… attente c’est encore un peu espoir. Si je vais San Remo, Lydia refuse parler avec moi. Alors reste seulement à tirer pistolet… ou étrangler ! Si j’attends… et la vois seule… peut-être elle comprendra…

— Vous pensez qu’en lui passant… ce caprice, elle peut comprendre que vous l’aimez ? Car vous l’aimez vraiment, n’est-ce pas ?

Crigori ne répondit pas tout de suite. Il prit le dernier toast qui restait dans l’assiette, le beurra et plaça soigneusement dessus de fines lamelles d’estragon frais avant d’engouffrer le tout. Puis il regarda sa compagne d’un air si malheureux qu’elle n’eut plus envie de rire et même sentit sa sympathie s’éveiller pour cet autre échappé d’un monde lointain qui était en train de fourvoyer un véritable amour dans ce qui n’était sans doute, pour sa partenaire, qu’une aventure flatteuse mais plus rémunératrice que sentimentale. Même elle tira de son sac un petit mouchoir de batiste brodée et en essuya doucement les grosses larmes avant qu’elles n’aillent imbiber la moustache. Alors il prit sa main au vol et y posa un baiser, puis il renifla et finalement avoua :

— Vous dire grande vérité mais aussi stupide vérité !… Merveilleuse amie ! C’est femme comme vous que prince devrait aimer.

— Il ne faut jamais rien regretter ! Le destin de chacun de nous est écrit… et peut-être qu’un jour vous serez heureux avec Lydia ?

— Difficile croire ! Plus simple en finir : Lydia, ridicule petit comte… et grand prince Grigori !

— Si vous recommencez sur ce sujet, je vous laisse ! À aucun prix vous ne devez le faire ! Même si elle ne veut pas revenir avec vous, même si elle dit qu’elle ne vous aime plus ! Vous détruiriez votre vie pour rien. Vous êtes jeune et vous rencontrerez encore beaucoup de jolies femmes : laissez-la vivre !… et aussi le ridicule petit comte : il arrivera bien un jour où ils se sépareront…

Kholanchine l’écoutait avec la mine d’un croyant qui a vu le ciel s’ouvrir et qu’un ange vient chapitrer. Il en montra une reconnaissance touchante, supplia Orchidée de ne pas l’abandonner durant ces jours si pénibles et, finalement, lui demanda de dîner avec lui. Elle refusa, se disant fatiguée et décidée à prendre le repas du soir dans son appartement mais il était trop content d’avoir trouvé une oreille amie et une douce épaule pour pleurer et il sut se montrer si persuasif qu’elle finit par accepter, pour avoir la paix, de dîner avec lui le lendemain soir au Casino de la jetée.


Lorsqu’elle arriva devant l’hôpital, dans l’après-midi, Orchidée commença par demander s’il lui était possible d’emmener son « malade » faire une promenade. Elle pensait en effet que ce serait moins dangereux de visiter la ville en sa compagnie que de rester assis en tête à tête dans le jardin de l’hôtel à se regarder dans les yeux.

Permission accordée, Pierre accepta volontiers cet agréable changement de décor et quelques intants plus tard tous deux prenaient place dans la calèche découverte mise à la disposition de la « baronne Arnold ».

— Où voulez-vous aller ? demanda Orchidée à son compagnon.

— Ma foi je n’en sais rien. Où vous voudrez.

Le cocher pensa qu’il était temps pour lui de s’en mêler et se retourna pour proposer la très belle promenade du Mont-Boron :

— De là-haut, vous aurez une vue ma-gni-fi-que ! fit-il avec un redoutable accent de terroir. Rien de mieux pour se refaire une santé ! Et puis, quand on est amoureux, c’est le Paradis ! On rêve, on rêve tant qu’on veut !

— Je ne suis pas certain que nous ayons tellement besoin de rêver, dit Pierre avec un sourire amusé. Pourquoi pas la promenade des Anglais, ou le vieux port, ou…

— C’est pas le jour ! fit l’autre sévèrement. Dans toute la ville on prépare le Carnaval de demain et si vous avez envie de vous balader au milieu des échelles…

— Conduisez-nous à l’endroit dont vous parliez ! coupa la jeune femme. C’est une excellente idée.

En effet, dans les artères de la ville où, demain, passerait le cortège du roi Carnaval, on s’activait devant toutes les façades. Sur les murs soudain verdis de guirlandes, on piquait des drapeaux, on garnissait les fenêtres d’un cadre de fleurs cependant que les appuis se rembourraient de satins multicolores. Sur les trottoirs, on hissait de grands mâts entre lesquels couraient des cordons de verre de couleur et de lanternes chinoises. Dans chaque maison on faisait provision de confetti et de « bonbons », ces petites boules de plâtre avec lesquelles on répondrait aux projectiles du défilé.

— Vous avez déjà vu une telle fête ? demanda Orchidée à son compagnon que cette agitation amusait visiblement.

— Une ou deux fois, et si je peux me permettre un conseil, à moins que vous ne soyez invitée dans une demeure particulière, ne quittez pas votre hôtel demain après-midi surtout. Aucune voiture ne peut passer et si vous décidiez de descendre, vous risqueriez d’être piétinée par la foule. Sans compter que vous rentreriez couverte de plâtre… Par contre, lundi il ne faut pas manquer le Corso fleuri qui est un merveilleux spectacle et là vous ne recevrez d’autres projectiles que des fleurs.

— Je ne pourrai pas venir vous voir, alors, demain ? dit Orchidée oubliant totalement sa résolution de se tenir à distance.

— Ce sera la sagesse… fit-il calmement et sans autre commentaire.

Par la rampe de Villefranche, la voiture gagna un chemin forestier qui s’élevait tour à tour sur les flancs du Mont-Boron et ceux du Mont-Alban. À travers les pins, les promeneurs purent apercevoir le phare de Saint-Jean perché sur une pointe, le village d’Èze, la tour de la Turbie, le port de Villefranche et même, un peu plus loin, Bordighera dans une brume de soleil. Et puis soudain, le panorama de Nice s’étala sous leurs yeux tandis que le cocher arrêtait ses chevaux pour les faire reposer.

— Voulez-vous essayer de descendre et de faire quelques pas appuyé à mon bras ? proposa Orchidée. Regardez là-bas ce vieux château avec ses tours pointues et ses créneaux !… Il me donne l’impression d’avoir changé d’époque.

— Moi c’est en Chine que j’avais l’impression d’avoir changé d’époque et je vous avoue que je regrette ce temps-là…

— Malgré… tout ce que vous avez eu à souffrir ? murmura la jeune femme dont la main s’attardait sur la manche de son compagnon.

Il l’en retira doucement puis, avec l’aide du cocher, il descendit de voiture et saisit ses béquilles. Orchidée voulut l’en empêcher.

— Je vous ai proposé mon bras…

— Merci. J’ai entendu mais la charge serait trop lourde. Et je ne veux pas aller loin : simplement au bord de ce plateau…

Elle le suivit et, durant quelques instants ils contemplèrent en silence l’immense paysage marin et les méandres capricieux de la côte qui le cernait d’une frange vert et or, rose et blanc. De là-haut, il était facile d’imaginer qu’en écartant simplement les bras, on pourrait s’envoler comme un oiseau. Pierre pensait que c’était un spectacle à la fois exaltant et délicieux, surtout lorsque l’on est deux à le contempler et il comprenait que ce fût l’excursion favorite des amoureux. Il se disait aussi que c’était une erreur d’être venu là parce qu’un et une cela ne fait pas toujours deux.

Pourtant Orchidée, sans même en avoir conscience, vint tout près de lui. Sans se retourner il le sentit à une légère bouffée de parfum que la brise lui apporta. C’était comme si un bouquet de fleurs venait de se poser sur son épaule. Il ferma les yeux pour mieux le respirer, luttant contre le brusque désir d’abandonner l’un de ses grotesques appuis, de passer un bras autour de cette taille si mince et d’enfouir son visage dans cette fraîcheur embaumée…