— Non. Il a dû, à ce que l’on m’a dit, se rendre en Espagne mais je pense que vous le verrez bientôt. C’est un homme qui tient toujours ce qu’il promet. Quant à moi… je suis venue ici me reposer un peu. J’avais besoin de calme, de soleil, d’un autre climat.

— Quelle bonne idée ! mais… pour le calme je ne suis pas certain que vous ayez bien choisi : le Carnaval commence après-demain.

— Je ne crois pas qu’il me dérangera. Je suis installée là-haut… sur la colline. C’est plein de jardins et très paisible… un peu comme ici. Vous vous trouvez bien dans cet hôpital ?

— Très bien… surtout depuis quelques minutes…

Orchidée rougit un peu : les yeux gris devenaient étrangement éloquents et elle ne résista pas au plaisir de s’y mirer un instant. Si jamais homme l’avait regardée avec amour c’était bien ce presque inconnu dont cependant elle devinait qu’il ne parlerait pas. Même Édouard au plus fort de leur commune passion n’avait jamais eu cette expression un peu affamée que voilait un sourd désespoir. Elle toussota un peu pour s’éclaircir la voix puis demanda :

— Est-ce que… est-ce que cela vous ferait plaisir que je revienne ?

— Vous demandez à un homme assoiffé s’il désire de l’eau fraîche, princesse ?

L’emploi soudain de son ancien titre la surprit :

— Pourquoi, tout à coup, m’appelez-vous ainsi ?

— C’est difficile à expliquer. Je viens d’avoir l’impression que vous n’étiez plus tout à fait Mme Blanchard, que… que vous êtes redevenue la jeune fille d’autrefois lorsque la tempête soulevée par les Boxers n’était pas encore passée… Je me trompe ?

— Un peu tout de même… Il est vrai que je désire retrouver ma première identité parce que je n’ai plus rien à attendre de ce pays mais je ne serai plus jamais celle que j’étais avant la guerre. Souvenez-vous que les murailles de la Cité Interdite formaient tout mon horizon ! J’ai parcouru les mers, j’ai visité une partie du monde occidental, j’ai appris d’autres leçons et d’autres façons de voir…

— Pourtant vous souhaitez retourner en Chine, n’est-ce pas ?

— Oui. Je voudrais revoir avant qu’elle ne parte pour les Sources Jaunes celle qui m’a servi de mère et que j’ai abandonnée… ma chère impératrice.

— Vous ne craignez pas son ressentiment ? On la dit impitoyable.

— On le dit mais je sais qu’elle m’aimait et j’ai un grand besoin de retrouver cette chaleur-là. C’est terrible, vous savez, d’être seule et étrangère sur une terre du bout du monde d’où le seul être qui vous aimait a disparu pour toujours…

— Qui vous dit qu’il était le seul ?…

Les mots qui venaient d’échapper à Pierre moururent soudain. L’esprit de la jeune femme n’était plus auprès de lui. Elle regardait s’avancer dans l’allée une femme en grand deuil portant à la main un paquet blanc de confiseur attaché par une mince ficelle dorée. Celle-ci marchait d’un pas assuré, sans regarder rien ni personne en direction d’un banc sur lequel trois vieilles dames étaient en train de tricoter tout en bavardant. Au premier coup d’œil Orchidée la reconnut : les jumelles de Robert Lartigue étaient assez puissantes pour qu’avec leur secours il fût possible de détailler un visage : celui d’Adélaïde Blanchard, avec son profil impérieux et ses yeux sombres, appartenait à la catégorie de ceux qui marquent une mémoire.

— Vous connaissez cette dame ? demanda Pierre à qui l’intérêt soudain de sa visiteuse n’échappait pas.

— Je crois l’avoir déjà vue. Et vous, est-ce que vous savez qui elle est ?

— Non. Depuis que je suis arrivé ici j’ai dû la voir deux ou trois fois. J’avoue n’avoir pas eu la curiosité de me renseigner auprès d’une infirmière mais si vous le souhaitez…

— Non… Je vous remercie : c’est inutile. Je dois l’avoir rencontrée dans le train.

Tout en parlant, elle se levait et tendait à Pierre une main qu’il osa conserver un instant dans la sienne :

— Vous reviendrez ? murmura-t-il.

— Naturellement ! Voulez-vous demain ?

— Le temps va me paraître long jusque-là mais je ne voudrais pas que vous vous imposiez une contrainte…

— Le vilain mot !… Il ne convient pas du tout lorsqu’il s’agit de passer un agréable moment avec un ami.

Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu sous la colonnade du péristyle, osant à peine croire à ce bonheur et cherchant à retrouver dans l’air la trace de son parfum. Pour le sentir encore un peu, il prit ses béquilles afin de suivre le même chemin mais il les reposa aussitôt. C’était idiot de s’enfiévrer ainsi. La dame de son cœur ne venait-elle pas de lui indiquer, d’un mot, la limite qu’elle entendait donner à leurs relations ? Un ami, rien de plus. C’était déjà beaucoup, sans doute, pour un homme qui, une heure plus tôt, n’osait en espérer autant mais lorsqu’elle s’était assise auprès de lui, son cœur s’était mis à crier de joie cependant qu’il éprouvait un mal fou à retenir les mots qui lui venaient en foule. Oh ! pouvoir lui dire l’amour amassé depuis si longtemps comme un trésor ! Un trésor inutile d’ailleurs et que Pierre ne se reconnaissait pas le droit de dépenser. En dépit de l’attention qu’elle lui montrait, elle demeurait une grande dame et lui un simple employé de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits… même si cette situation modeste lui permettait de rendre, comme Antoine Laurens lui-même, certains services occultes à son pays. Rien ne serait jamais possible entre eux. Bientôt l’orchidée précieuse retrouverait sa place au palais impérial et s’efforcerait d’oublier ces quelques années où l’amour l’avait entraînée plus loin certainement qu’elle ne le souhaitait.

— Il faudra essayer de l’oublier, mon fils ! se dit-il. En attendant prends ce qu’elle veut bien te donner : quelques heures de sa présence pour en faire le bouquet séché dont, plus tard, tu chercheras à retrouver le parfum mais surtout tais-toi ! Il ne faut pas qu’elle sache que tu l’adores ! Elle serait capable d’avoir pitié et ce serait pire que tout !

C’est à ce moment qu’il découvrit qu’il avait oublié de lui demander son adresse…


Pendant ce temps et au fond de la voiture qui la ramenait vers Cimiez, Orchidée elle aussi réfléchissait et cherchait à comprendre pourquoi, tout à l’heure, elle s’était sentie presque heureuse en découvrant que Pierre l’aimait. Car il n’y avait aucun doute à avoir là-dessus. Elle en eut honte d’ailleurs et se reprocha cette petite bouffée de joie comme un crime. Comment la veuve douloureuse d’un homme assassiné depuis moins d’un mois pouvait-elle s’intéresser aux sentiments d’un autre ? Même si elle savait que cet autre était un être de qualité en dépit d’une situation subalterne, c’était indigne de celle qu’elle croyait être. Lorsque l’on porte en soi le sang des grands empereurs mandchous, on doit aux ancêtres et l’on se doit à soi-même de n’éprouver que des sentiments à la hauteur du rang : la douleur éternelle, la soif de vengeance, la recherche constante de la purification qui conduit à la suprême sagesse… Retrouverait-elle tout cela quand les portes de bronze du palais se refermeraient sur elle ? Il le fallait si elle ne voulait pas perdre la face devant sa propre image car, en délaissant ses devoirs et sa patrie pour l’amour d’un Blanc, elle avait commis une grave faute qu’il ne s’agissait pas d’alourdir en se penchant avec complaisance sur les sentiments d’un autre.

C’était une sottise d’avoir promis de revenir, surtout si vite, et la sagesse commandait d’oublier le chemin de l’hôpital Saint-Roch…

« Tu ne peux pas faire cela ! chuchota une douce et complaisante voix intérieure. Il en aurait trop de peine ! Cette visite était une faute mais ce serait injuste d’en laisser supporter tout le poids à un innocent. Tu iras demain, comme promis, mais pour la dernière fois… D’ailleurs tu te fais peut-être des illusions ? Quand on est malade dans une ville où l’on ne connaît personne, la moindre attention doit procurer un grand plaisir… »

Étant ainsi parvenue à un compromis qui lui parut satisfaisant, Orchidée s’efforça de repousser le souvenir d’une paire d’yeux un peu trop attachants. Ce qui l’attendait dans le hall de l’Excelsior Regina y réussit en partie.

En voyant sortir de derrière un aspidistra géant la robuste silhouette de Grigori Kholanchine, la jeune femme frémit et chercha du regard un autre palmier en pot pour se soustraire à la rencontre mais, outre qu’il n’y en avait pas, c’était tout à fait impossible : le Russe lui coupait le chemin vers les ascenseurs et elle se fût couverte de ridicule en battant en retraite vers le grand escalier. Elle prit donc son parti, constatant d’ailleurs à la rectitude de ses pas et au calme de sa personne que Grigori était certainement à jeun. Elle poussa même la longanimité jusqu’à lui adresser la parole la première :

— Comment, prince, vous êtes encore ici ? fit-elle de son ton le plus mondain. Ne vous voyant plus, je vous croyais parti.

Il la salua profondément puis, en se redressant, la couvrit d’un regard d’épagneul malade :

— Parti ?… Non ! Je voudrais mais tout à fait impossible tant que Lydia n’a pas donné réponse.

— Est-ce que vous ne l’avez pas vue ?

— C’est ça tout juste mais venez ! Venez prendre thé avec moi ! Difficile parler en dansant d’un pied sur l’autre devant ascenseurs !

— Vous voulez me parler ?

— Oui. J’ai besoin… compréhension, chaleur d’amitié…

Il semblait si malheureux qu’Orchidée, qui d’ailleurs n’avait rien d’autre à faire, pensa qu’elle pouvait bien lui accorder quelques instants. Le plaisir du thé aiderait à faire passer les confidences.

Comme il sied à un palace arborant la couronne anglaise sur ses menus, ses cartes postales, ses étiquettes et sa publicité en général, l’heure du thé y était élevée à la hauteur d’un rite et le salon où on le célébrait et que prolongeait une terrasse était l’un des plus beaux et des mieux ornés. Défendu du trop grand soleil par des plantes vertes et des stores blancs, il montrait, en dépit de l’affluence, cette atmosphère de dignité sereine et de bon ton qui rappelait un peu celle des clubs de Londres. Le bruit des conversations n’excédait jamais le murmure et seul, parfois, un tintement d’argenterie ou de porcelaine révélait qu’un peuple de serviteurs s’occupait des nombreux clients. L’air sentait les buns chauds, le « Darjeeling » de bon cru, la marmelade d’oranges et la fumée légère des cigarettes de « lattaquié » ou de tabac anglais.