— Que voulez-vous dire ? De quelle folie parlez-vous ?
— De celle qui vous a conduite jusqu’ici et que je voudrais vous empêcher de réaliser. Vous appartenez à un peuple qui ne pardonne pas les offenses et, en outre, vous êtes de sang impérial. L’homme qui a tué celui que vous aimiez n’est rien pour vous qu’une bête nuisible et vous n’entendez pas vous encombrer des finasseries de la justice ou des enquêtes plus ou moins tortueuses de la police. Vous êtes décidée à faire payer à Étienne Blanchard le prix du sang… quelles qu’en soient les conséquences. Je me trompe ?
Orchidée ne répondit pas et détourna la tête. Lartigue ne vit plus qu’un profil hautain et de longues paupières à demi baissées.
— Pourquoi croyez-vous que je m’attache à vos pas ? demanda le journaliste.
— Vous me l’avez dit : Antoine vous a demandé de me protéger… et puis je suppose que vous ne seriez pas fâché d’obtenir une information sensationnelle ? Je sais que votre métier vous tient beaucoup à cœur.
Lartigue fronça les sourcils tandis que sa figure faussement angélique s’empourprait :
— Je devrais me fâcher pour ce jugement que je ne mérite pas. S’il est une chose que je place au-dessus de mon journal, c’est l’amitié. De plus j’ai horreur du gâchis et le pire serait de vous laisser vous jeter en aveugle dans une aventure où vous risquez d’être à jamais brisée.
— Je le suis déjà.
— Ce n’est pas vrai mais vous considéreriez comme indigne de vous d’avouer que vous n’avez aucune envie d’aller croupir au fond d’une prison et que vous tenez à la vie. Quant à ce que je suis venu faire ici, je vais vous le dire : mener mon enquête afin de faire arrêter l’assassin avant que vous ne l’exécutiez. Alors, même si je savais où est Étienne Blanchard, je ne vous le dirais pas.
— Je n’ai pas l’intention de lui courir après. Il reviendra bien un jour ou l’autre. J’attendrai le temps qu’il faudra… ce que vous ne sauriez faire, mon ami. Votre journal vous rappellera bien un jour ou l’autre ?
— N’en soyez pas trop sûre ! Il m’est arrivé de faire de très longues enquêtes. En outre…
La main de la jeune femme, en se posant sur son bras, coupa court à la furieuse diatribe dans laquelle il se lançait :
— Taisez-vous ! Si nous continuons ainsi nous allons nous disputer et je n’en ai pas envie. Je n’oublie pas ce que je vous dois et je vous demande pardon si je vous ai blessé. Faites comme vous l’entendez ! Je ne vous en empêcherai pas mais sachez seulement ceci : je ne laisserai pas ce misérable jouir de la vie. Ou la justice me donnera sa tête ou je la prendrai. Et je n’ai pas l’intention de patienter longtemps.
— D’accord ! Dans ce cas, je vous propose un pacte : vous me direz tout ce que vous savez de cette affaire et je vous tiendrai au courant de mon côté.
— Alors commençons tout de suite ! Où est Étienne Blanchard ?
— Je n’en sais rien, parole d’honneur ! Peut-être à San Remo ou à Bordighera, et j’ai l’intention d’aller y faire un tour après avoir bu un dernier verre avec quelqu’un qui pourrait peut-être me renseigner. En attendant je vous invite à déjeuner.
Orchidée se mit à rire :
— Ne renversez pas les rôles ! Nous arrivons au Regina : c’est moi qui vous invite.
— À manger de la cuisine de palace ? Jamais de la vie ! Moi je vais vous emmener au port de la Lympia manger une bouillabaisse et des artichauts à la barigoule sur une nappe à carreaux et boire du vin de Cassis dans de gros verres…
Avant qu’elle eût trouvé quelque chose à objecter, il hélait une calèche qui redescendait à vide vers le centre de la ville et y fit monter la jeune femme en la poussant même un peu.
— On dirait un enlèvement ? fit-elle amusée. Vous voilà bien pressé, tout à coup ?
— Je suis très pressé quand j’ai faim, déclara-t-il en ouvrant lui-même l’ombrelle de taffetas et en la plaçant, avec une apparente maladresse, de façon à cacher leurs visages. En même temps, Orchidée entendit quelqu’un qui, dans le voisinage, sifflait vigoureusement le Temps des cerises. Elle comprit alors la soudaine précipitation du journaliste : perché sur un vélo, l’inspecteur Pinson, pédalant vigoureusement, gravissait la côte de Cimiez. Il passa près d’eux sans les remarquer.
— Qu’est-ce qu’il vient faire ici ? souffla Orchidée.
— Chercher un petit supplément d’enquête ! Je vous l’ai déjà dit : ce serait une grave erreur de prendre le commissaire Langevin pour un imbécile.
— Vous croyez qu’il est là, lui aussi ?
— Pas encore peut-être mais Pinson constitue une avant-garde suffisamment explicite. Raison de plus pour que vous – et il appuya sur le mot – vous teniez tranquille !…
CHAPITRE X
UN DÎNER AU CASINO…
— Il doit être dans le jardin. Voulez-vous que je vous accompagne ?
Orchidée sourit à l’infirmière entre deux âges qui se proposait si aimablement :
— Merci ! Je pense que je trouverai seule.
Lentement elle marcha dans les allées sablées encadrées de palmiers, de lauriers et de mimosas où des bancs étaient disposés pour le repos des malades. C’était l’heure des visites et il y avait pas mal de monde mais elle aperçut vite celui qu’elle cherchait. Il était assis un peu à l’écart près d’un massif de genêts, ses béquilles posées auprès de lui. Un livre était ouvert sur ses genoux et pourtant il ne lisait pas. Comme lorsque l’on poursuit un songe, ses yeux fixaient sans le voir un point de verdure de l’autre côté de l’allée. N’attendant sans doute aucune visite, il ne s’intéressait pas aux quelques personnes qui arrivaient en même temps qu’Orchidée.
Celle-ci s’arrêta un instant pour l’observer. Le costume clair qu’il portait effaçait l’image marron du fonctionnaire des Wagons-Lits pour restituer celle du jeune interprète de la Légation de France tel qu’il lui était apparu à leur première rencontre. Une fois de plus elle remarqua l’élégance naturelle de cet homme, la mélancolie répandue sur son visage aux traits fins mais bien dessinés et aussi le joli reflet qu’une flèche de soleil allumait dans ses cheveux châtains. Pas un instant, depuis qu’elle avait pris la décision de faire cette visite, elle ne s’était demandé si elle ne commettait pas une erreur puisqu’elle était à Nice sous un faux nom. Simplement, elle avait éprouvé l’envie soudaine de voir Pierre Bault, une envie qu’elle n’expliquait pas mais qui lui semblait impérative. Alors elle venait.
Elle s’approcha silencieusement et s’arrêta près du banc :
— Comment allez-vous ? dit-elle. Il me semble que vous avez bonne mine ?
Il tressaillit, eut le réflexe de chercher à se mettre debout ce dont elle l’empêcha, et leva sur elle un regard tellement illuminé par la joie qu’elle en resta confondue. De son côté il ne trouvait rien à dire et ils restèrent là un instant à se regarder. Ce fut lui qui, le premier, retrouva la parole. Dédaignant les habituelles formules de politesse il dit seulement :
— Je pensais à vous et voilà que vous apparaissez. Je vais croire aux miracles, Madame…
— Un tout petit miracle alors ? L’autre jour, en prenant le train, j’ai appris que vous aviez eu un accident, que vous étiez soigné ici et puisque j’ai décidé d’y séjourner il m’est apparu naturel de venir vous voir. Ne sommes-nous pas d’anciens amis ?
— Je n’en espérais pas tant ! Pas plus que je n’imaginais que, sur cette terre, il me serait donné de vous revoir. Ainsi, vous n’êtes pas partie ?
Orchidée prit les béquilles et les repoussa pour prendre place auprès de Pierre.
— Qui vous a dit que je devais partir ? Lorsque nous nous sommes revus je vous ai menti. Il n’était… oh ! que c’est difficile à exprimer ! En fait je n’allais pas rejoindre Édouard…
— Je sais. Je l’avais compris bien avant qu’un journal me tombe sous les yeux. Alors même que vous étiez encore dans le train je savais, je sentais que vous étiez en difficulté… que quelque chose n’allait pas. J’ai demandé alors à descendre à Marseille afin de m’occuper de vous. C’était impossible après les exploits du prince Kholanchine. Je devais aller jusqu’à Nice et le malheur a voulu qu’en gare je me retrouve blessé, sans aucune possibilité d’aller à votre secours. Tout ce que j’ai pu faire a été de téléphoner à Antoine Laurens. Par chance, je l’ai trouvé chez lui : il rentrait tout juste de Rome.
— À ce moment, vous saviez à quoi vous en tenir pourtant ? Vous aviez lu la presse…
— Oui mais j’étais certain que vous n’étiez pour rien dans cette horrible histoire. Vous ne pouviez pas avoir tué Édouard. Vous vous aimiez trop tous les deux.
Une telle conviction, une si grande foi vibraient dans la voix de Pierre que, dans le cœur de la jeune femme, quelque chose s’émut. Celui-là croyait en elle réellement et elle devinait qu’il eût même nié l’évidence. Alors elle eut envie de le lui entendre dire :
— Vous avez à ce point confiance en moi ? Pourquoi ?…
Visiblement, la question, un rien brutale, le troubla. Il eut un geste évasif, un petit sourire un peu triste et détourna son regard où passait un nuage :
— Sait-on pourquoi on croit en Dieu ?… murmura-t-il.
Que c’était bon à entendre ! Orchidée sourit et posa sa main sur celle de son compagnon qu’elle sentit trembler.
— Merci pour cette joie que vous me donnez ! fit-elle avec une grande douceur, mais je suis loin d’être sans péchés comme disent les prêtres de chez vous… Puis, changeant soudain de ton : Restez-vous ici encore quelque temps ?
— Dans peu de jours j’espère que l’on m’enlèvera ce piège, fit-il en désignant le gros manchon blanc qui entourait sa jambe. Antoine a promis de venir me chercher… Au fait, il n’est pas avec vous ?
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