À de rares mais d’autant plus précieuses occasions, Ts’eu-hi venait la rejoindre, lorsqu’elle était encore enfant, pour lui expliquer les étoiles et leur vie fabuleuse. De ces moments-là, Orchidée gardait un chaud souvenir. Moins ardent sans doute que celui d’autres nuits passées dans les bras d’Édouard sur une terrasse italienne ou dans un patio espagnol mais tout aussi précieux parce qu’il appartenait au domaine enchanté de la première jeunesse.
Dans ce train, les vitres ternies par la fumée et les flammèches ne permettaient pas de bien distinguer les astres. En outre la rapidité imprimée par la puissante locomotive faisait défiler trop vite le paysage. Orchidée se lassa vite. Elle allait remonter la flamme du gaz quand, passant sous la porte, une odeur de tabac fin arriva jusqu’à ses narines. Elle regretta de n’avoir pas emporté de cigarettes. Non que ce fût chez elle une habitude : c’était Édouard qui s’était amusé à lui en mettre parfois une entre les lèvres et elle trouvait toujours cela agréable, beaucoup plus que l’odeur dégagée, en Chine, par les longues pipes dont les dames âgées s’autorisaient l’usage. À cet instant, elle éprouvait une grande envie de fumer et pensa que, peut-être le conducteur pourrait lui procurer ce qu’elle souhaitait mais, au lieu de sonner, elle choisit de sortir dans le couloir après avoir fait la lumière dans son sleeping.
Un homme était là, appuyé des coudes à la barre de cuivre d’une fenêtre et Orchidée faillit battre en retraite quand elle reconnut cet envahissant prince russe, mais il était déjà trop tard : il se tournait vers elle et son large sourire disait assez qu’il la reconnaissait :
— Divine baronne ! Très heureux être voisin…
Il allait écraser dans le cendrier la cigarette qu’il tenait au bout des doigts mais Orchidée l’en empêcha :
— N’en faites rien ! Et même, si vous voulez me faire plaisir, offrez-m’en une !
— Vraiment ?
— Oui. J’en ai envie. C’est même l’odeur du tabac qui m’a fait sortir de chez moi.
Il s’empressa d’ouvrir un étui en or dans lequel étaient rangés les minces rouleaux de fin Lattaquié, l’offrit à la jeune femme et se hâta de lui donner du feu :
— Tellement heureux vous faire plaisir !…
Ils fumèrent un instant en silence adossés à la cloison d’acajou, regardant sans la voir la nuit qui défilait. Orchidée, en redécouvrant une odeur familière, en savourait le plaisir. C’était exactement ce dont ses nerfs avaient besoin et son compagnon, devinant peut-être à son demi-sourire ce qu’elle ressentait, se garda bien de parler pendant quelques minutes. Ce fut seulement à la seconde cigarette qu’il hasarda :
— Madame Blanchard raconter rencontre préalable ?
Orchidée se mit à rire :”
— Oui. Elle m’a tout dit. J’ai trouvé cela très amusant…
— Et elle ? Pardonner ?
— Bien sûr. Vous étiez à la recherche de celle que vous aimiez et l’amour a toutes les excuses.
Si, sur le plan de la langue française le prince Kholanchine n’était pas très fort en thème, encore qu’il possédât un vocabulaire étendu, voire imagé, il était extrêmement calé en version et capable de saisir toutes les nuances. Il le prouva sur l’heure :
— Aimiez ? Grigori aime toujours. Il rejoindre volage et cruelle Lydia…
— Encore ? Ne l’avez-vous donc pas retrouvée après… ce qui s’est passé… avec ma sœur ?
— Oui et non !
Et d’expliquer comment, après ses démêlés avec la Compagnie des Chemins de Fer et la police il avait dû rentrer à Paris où il s’était hâté de s’assurer les services d’un détective privé afin de retrouver la trace de la belle enfuie. Il obtint très vite des résultats grâce à l’argent dont son émissaire pouvait disposer libéralement : Lydia était à Nice, chez sa mère, une marchande de fleurs de la vieille ville. Naturellement la fable du père « soyeux » à Lyon n’avait pas résisté à la perspicacité du Sherlock Holmes parisien. Il n’avait eu qu’à interroger le directeur des Bouffes Parisiens et les fiches de la police pour découvrir les origines réelles – quoique fort honorables ! – de la divette.
Évidemment, rien dans tout cela ne pouvait offenser la jalousie du prince et il se fût bien gardé d’aller troubler par sa présence cette espèce de retraite que Lydia entendait faire dans le sein maternel si des informations beaucoup moins lénifiantes n’étaient arrivées jusqu’à lui par le canal de son enquêteur invité, tout de même, à rester sur place et à surveiller discrètement celle qu’il considérait comme un trésor sans prix : la belle Lydia filait le parfait amour avec un jeune, séduisant et noble italien qui faisait miroiter à ses yeux de mirifiques engagements dans des théâtres de son pays.
— Les planches ! Il propose ça quand moi j’ai offert mariage ! Devenir princesse ! C’est mieux, non ?
— Beaucoup mieux mais peut-être n’est-ce pas ce qu’elle souhaite ? Je suppose que lorsque l’on veut faire du théâtre on doit avoir de la peine à vivre autrement ? En outre vous êtes russe, donc habitué à un climat froid. Si elle est du Midi c’est une chose qu’il faut prendre en considération…
— Vous défendez elle ? fit Grigori déçu.
— Non. J’essaie de comprendre et, peut-être, de vous éviter un moment désagréable.
Le visage boudeur s’éclaira soudain :
— Je suis sympathique à vous ? C’est grande, grande joie ! Vous tellement belle !… Beaucoup plus que Lydia !
Orchidée pensa qu’il lui fallait mesurer ses paroles. Ce cosaque était bien capable de lui proposer de prendre auprès de lui la place de la volage.
— Naturellement vous m’êtes sympathique… à première vue. Pour l’amitié il faut plus longtemps… En attendant me permettez-vous de vous poser une question ?
— Posez !
— Qu’espérez-vous en allant là-bas ? Convaincre votre amie de vous revenir ?
— Oui. Je veux convaincre.
— Et si elle refuse ?
— Ils sont morts… tous les deux ! fit-il avec simplicité.
— C’est peut-être un peu… définitif ? plaida la jeune femme qui sentait un petit frisson désagréable glisser le long de son dos mais le regard qu’il lui offrit était d’une parfaite sérénité et il l’accompagna d’un bon sourire :
— Non. C’est naturel !… Impossible vivre avec grand chagrin d’amour et vilaine jalousie. Quand une dent fait mal il faut arracher. Après c’est paix et soulagement… Ne pensez-vous pas ?
— Je suis d’accord pour la dent. Pas pour l’amour. Perdre celui ou celle que l’on aime est une chose affreuse… À présent, si vous le voulez bien, je vais rentrer chez moi. Je sens le sommeil qui me gagne.
— Alors vous dîner avec moi demain !
Elle n’eut même pas le temps de protester : il venait de s’éclipser en lui baisant la main et la porte se refermait. Un instant plus tard, un bruit de cataracte dans le cabinet de toilette voisin apprit à Orchidée qu’il se livrait sans perdre une minute aux soins de sa toilette du soir.
Étendue dans les draps frais de sa couchette, elle songeait à l’étrangeté des rencontres de voyage. C’était la seconde fois qu’elle se trouvait en face de ce personnage baroque, excessif, démesuré même et pourtant sympathique. Ses intentions homicides qui eussent fait pousser des cris d’indignation plus ou moins hypocrites à n’importe laquelle des femmes voyageant dans ce train, elle ne se reconnaissait pas le droit de les condamner. Tous deux comptaient sur la mort pour résoudre leurs problèmes : une façon radicale d’apaiser une souffrance. Pour Grigori elle représentait la fin des tortures de la jalousie et en comparant un meurtre à une opération chirurgicale il n’avait pas tout à fait tort. Est-ce qu’elle-même ne comptait pas sur l’exécution d’Étienne Blanchard pour calmer cette rage d’impuissance qu’elle portait en elle ? Pas plus que le prince russe elle ne se souciait des lois de ce pays car tous deux obéissaient à un code d’honneur venu du fond des âges.
Lorsque le lendemain matin, aux environs de Toulon, elle rejoignit Lartigue dans le wagon-restaurant inondé de soleil pour y prendre son petit déjeuner, elle fut plutôt satisfaite de ne pas apercevoir son tumultueux voisin.
— Bien dormi ? demanda le journaliste en l’aidant à prendre place à table.
— Comme un petit enfant.
C’était vrai ; bercée par le balancement du train, Orchidée venait de passer une nuit telle qu’en procurent une conscience pure et des décisions fermement prises. Lartigue se mit à rire :
— Je ne cesserai jamais d’admirer le sommeil de l’enfance. Quoi, vous n’avez rien entendu ?
— Devais-je entendre quelque chose ?
— Eh oui ! Le retour tumultueux de votre prince-cosaque sur le coup de deux heures du matin.
— Comment est-ce possible ? J’ai bavardé avec lui quelques instants dans le couloir environ une demi-heure après vous avoir quitté et je l’ai entendu rentrer dans son compartiment qui est voisin du mien.
— Eh bien il en est ressorti. Je l’ai vu faire irruption au salon où je faisais un bridge avec des compagnons de rencontre et je peux vous assurer que ce Russe s’est saoulé comme un Polonais. Nous avons dû interrompre notre partie parce qu’il s’est mis à chanter.
— À chanter ?
— Il a une voix superbe ! fit Lartigue en attaquant un plat composé de quatre œufs au jambon ! Il nous a interprété, accompagné à la balalaïka par l’homme des bois qui lui sert de valet, des complaintes sublimes et affreusement tristes qu’il dédiait à une certaine « petite colombe » et entre lesquelles il descendait sans respirer une pleine bouteille de champagne. Il nous en a d’ailleurs offert une bonne demi-douzaine. Et puis, d’un seul coup, il s’est mis à pleurer. Mais ce qui s’appelle pleurer, avec des sanglots qui ressemblaient au brame du cerf. C’était dantesque !
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