— Je vais peut-être suivre votre conseil ! soupira-t-elle en tartinant négligemment du chocolat sur du pain grillé.
— Bravo ! Et où pensez-vous aller ?
— Que diriez-vous de Nice ?
— Ah !
Il y eut un petit silence puis Lartigue demanda :
— Cette idée-là vous est venue toute seule ?
— Est-ce tellement extraordinaire ? C’est agréable Nice en hiver. À ce que l’on dit tout au moins car je n’y suis jamais allée.
— Pour une femme en grand deuil ce n’est peut-être pas le meilleur moment. Vous allez tomber en plein carnaval.
— Quelle importance ? Tout le monde n’est pas obligé, j’imagine, de se mettre un masque en carton sur la figure et d’aller gambader dans la rue ?
— Non… et même, quand on y réfléchit, le masque en carton peut avoir du bon… Où descendriez-vous ?
— Aucune idée ! Je vous l’ai dit : je ne connais pas !
Le journaliste réfléchit un moment, engloutit une énorme tartine de beurre agrémentée de confiture de framboises pêchée dans un buffet puis rendit sa sentence :
— L’Excelsior Regina ! C’est sur une hauteur, dans un grand parc, très bien fréquenté et relativement paisible. Un hôtel que la reine Victoria a lancé : c’est tout dire ! Quand partez-vous ?
— Je ne sais pas… Après demain peut-être. Je voudrais faire quelques achats…
— C’est bien long et si c’est une question d’achats de dernière minute, vous trouverez là-bas…
— Il ne s’agit pas uniquement de cela. J’en ai un peu assez des départs précipités… et puis je n’ai pas du tout l’intention d’annoncer celui-ci au commissaire Langevin…
— … et, selon toute vraisemblance, il va vous tomber dessus demain matin entre le café et les croissants du petit déjeuner.
— Vous pouvez comprendre que j’aie envie d’échapper un peu à sa surveillance ?
— Mmmm… oui ! fit Lartigue après avoir examiné un instant la question. De toute façon, après l’affaire de cette nuit, on devrait vous laisser un peu tranquille. Par contre, j’aimerais bien que vous ne voyagiez pas seule.
— Avec qui voulez-vous que je parte ?
— Pourquoi pas cette petite qui nous est tombée dessus tout à l’heure en jupon, camisole et bigoudis ?
— Louisette ?
— Bien sûr. Vous devriez savoir qu’une dame qui se respecte ne saurait voyager sans sa femme de chambre. Ne serait-ce que pour éloigner les importuns… En attendant, faites donc coucher Louisette dans l’appartement et barricadez vos portes : je serai plus tranquille. Moi je vais retenir votre spleeping.
— Je préférerais m’en charger. Vous comptiez, je pense, donner le nom de Blanchard et moi j’aimerais mieux voyager et séjourner là-bas sous une autre identité.
— Ah !
Le journaliste réfléchit un instant puis prit dans sa poche un carnet et un crayon.
— Dites-moi comment s’écrit votre nom de jeune fille ! Seulement je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée : un nom chinois vous signalera au moins autant à l’attention de mes chers confrères et si vous voulez les éviter…
Le crayon en arrêt, il examina un instant le visage de la jeune femme :
— Vous n’êtes pas très « typée », au fond, et vous pourriez passer pour une aristocrate du sud de la Russie : une Circassienne, une Turkmène ou quelque chose d’approchant. Je peux aussi vous trouver un passeport.
Fut-ce l’effet du beaujolais ou la joie d’être à l’abri des coups de Pivoine, mais Orchidée se sentit tout à coup d’humeur bénigne et remplie de reconnaissance pour ce curieux génie que les dieux lui avaient envoyé. Il lui parut donc normal de lui exprimer sa gratitude avec une chaleur inhabituelle mais à laquelle il fut très sensible : c’était bien la première fois qu’une princesse mandchoue l’embrassait sur les deux joues dans une cuisine à deux heures du matin.
Lorsqu’elle prit conscience de ce qu’elle venait de faire, la jeune femme rougit, pleine de confusion :
— Veuillez me pardonner ! Je voulais seulement vous dire merci.
— Il n’y a pas d’offense, bien au contraire ! fit-il soudain épanoui, mais si vous voulez vraiment me faire plaisir, promettez-moi, demain, de n’ouvrir votre porte à personne sinon au commissaire. Sans cela vous ne pourrez pas vous dépêtrer de mes confrères. À présent, je crois qu’il est temps d’aller dormir !
— Est-ce que vous retournez chez le concierge ?
— Non. Si vous le permettez, je vais m’installer ici pour écrire mon article et je le téléphonerai ensuite au journal. Je partirai à l’heure des poubelles.
— En ce cas, installez-vous donc dans la bibliothèque ! Vous y serez beaucoup mieux et puis le téléphone est sur la table à écrire.
Comprenant ce qu’impliquait de confiance cette invitation à utiliser ce qui avait été le sanctuaire d’Édouard, Lartigue se contenta de s’incliner en disant simplement :
— Merci !
De son allure lente et gracieuse, elle allait quitter la cuisine quand elle se ravisa :
— Essayez tout de même de vous reposer un peu ! Et puis… venez donc dîner avec moi demain soir. Nous verrons où nous en sommes.
Revenue dans sa chambre, Orchidée ouvrit à nouveau le cabinet de laque et brûla encore quelques bâtonnets d’encens. Toutes les réponses aux questions de tout à l’heure lui étaient données, sans compter un secours inattendu. Son cœur s’emplissait d’une reconnaissance qu’elle tenait à exprimer avant de s’abandonner au sommeil. Elle savait, à présent, qui elle devait frapper et elle espérait bien que la conduite des événements à venir n’appartiendrait qu’à elle seule…
Troisième partie
LES MASQUES DU CARNAVAL
CHAPITRE IX
LA DAME EN BLANC
Avec une majestueuse lenteur, la puissante locomotive démarra, entraînant les wagons du Méditerranée-Express vers leur course au bout de la nuit. Pelotonnée dans un coin près de la vitre, Orchidée regarda défiler les faubourgs tristes et les banlieues grises mais dans un état d’esprit bien différent de celui du premier voyage. Cette fois, personne ne la poursuivait ; elle n’avait plus à craindre d’être reconnue, dénoncée et ramenée entre deux gendarmes vers quelque prison répugnante. Une ennemie particulièrement coriace était sous des verrous qu’elle espérait solides et même si un danger demeurait il ne l’effrayait pas. En conséquence, elle pouvait s’accorder le loisir d’une détente et se laisser emporter par le plaisir du voyage dans ce compartiment raffiné où tout était prévu pour le confort et même le bien-être des voyageurs. Une bien innocente satisfaction, mais qui procédait du même phénomène dont elle avait éprouvé l’effet en mangeant des œufs brouillés en face de Lartigue dans le silence de sa cuisine : elle aimait encore la vie et si elle était toujours disposée à la remettre en jeu pour le repos de l’âme d’Édouard, elle entendait saisir au passage les menues satisfactions qui se présenteraient. Ainsi, dans ce cocon de velours brun, elle se sentait merveilleusement bien.
Seule déception : l’absence de Pierre Bault. Orchidée s’était naïvement attendue à le trouver devant le marchepied du wagon avec son sourire timide et ses yeux couleur de brume. Cependant, elle admit bien vite que sa déconvenue était stupide et qu’il valait beaucoup mieux ne pas le rencontrer. Qu’aurait-il pensé de cette toute neuve baronne Arnold née en Indochine des amours d’une belle indigène avec un officier de marine français et veuve depuis peu d’un baron balte riche et ennuyeux ? Ce petit chef-d’œuvre d’identité était né de l’imagination d’un Lartigue passionné par Madame Butterfly, le récent opéra de Puccini qu’il avait pu applaudir à Londres, et naturellement le conducteur n’y aurait rien compris… Néanmoins, Orchidée ne put s’empêcher de demander de ses nouvelles. Sans doute n’était-il pas de service ce soir ?
L’homme grisonnant, moustachu et corpulent qui le remplaçait répondit :
— Ni ce soir ni avant un certain temps ! Il s’est cassé une jambe, voici quinze jours, et se trouve encore à l’hôpital de Nice. Madame la Baronne est bien bonne de se soucier de lui. Je dois admettre d’ailleurs qu’elle n’est pas la seule.
Le ton légèrement vinaigré disait clairement qu’on n’appréciait guère une telle popularité et Orchidée se garda bien de confier à ce jaloux qu’une fois à Nice, elle se hâterait d’aller visiter son ami.
Lasse de contempler un paysage sans intérêt, elle cherchait un journal dans son sac de voyage lorsqu’on frappa à la porte dans laquelle, une seconde plus tard, Lartigue s’encadrait :
— Vous ? fit Orchidée, mais que faites-vous dans ce train ?
— Je pars pour Nice. Que voulez-vous, l’idée de vous savoir seule pendant toute une nuit ne me plaisait pas et puisque votre camériste n’aime pas les voyages, j’ai pensé que vous seriez mieux gardée si je m’en occupais moi-même.
En effet, quand Orchidée lui avait demandé de l’accompagner dans le Midi de la France, la nouvelle bonne, éclatant en sanglots, l’avait suppliée de la laisser avenue Velazquez : elle éprouvait une peur bleue du chemin de fer, détestait sortir et n’aimait rien tant que rester à la maison.
— Qu’est-ce que Madame veut que j’aille faire dans un grand hôtel où tous les autres me regarderont de haut, où l’on me traitera comme la paysanne que je suis et où je n’aurai rien à faire de toute la journée ? Si Madame est contente de moi, qu’elle me laisse ici : sa maison sera bien gardée, bien entretenue et j’aurai au moins les conseils de la Tante lorsque je ne saurai pas comment m’y prendre.
Que répondre à cela ? Comprenant que cette petite possédait une âme de vestale plus que de globe-trotter… et préférant d’ailleurs de beaucoup partir seule, Orchidée accorda à Louisette tout ce qu’elle demanda, fit ses bagages avec son aide, lui donna quelques directives pour le soin des plantes vertes et finalement lui laissa une somme d’argent suffisante pour plusieurs semaines.
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