— Ne te soucie pas de ce détail. Il est bien certain que ce n’est pas ainsi que tu vas mourir. Eu égard à ton rang de princesse et à ton sang illustre, j’ai reçu mission de t’offrir les Cadeaux Précieux au nom de notre Impératrice.

En dépit de sa bravoure, Orchidée ne put retenir un frisson. Dans les mains gantées de noir de la Mandchoue deux objets venaient d’apparaître : un petit flacon émaillé de bleu et une cordelette de soie jaune. Deux objets dont elle connaissait parfaitement la signification : lorsque l’Empereur ordonnait la mort d’un dignitaire ou d’un noble et lui faisait la grâce de lui épargner la honte de l’exécution publique, le coupable était invité à se donner la mort par pendaison ou par le poison. S’il ne s’exécutait pas il était irrémédiablement déshonoré et ne gagnait que quelques heures, car une escouade de gardes venait en général se charger de la besogne.

— Choisis ! dit Pivoine.

Il fallut à Orchidée beaucoup d’empire sur elle-même pour ne pas montrer à quel point la vue de ces objets l’atteignait. Cela signifiait-il que Ts’eu-hi lui faisait savoir sa volonté et que cette volonté la condamnait ? Ne pas accepter le choix, c’était s’avilir elle-même et à jamais à ses propres yeux. C’était aussi jeter l’opprobre sur la mémoire sacrée de ses ancêtres… et cette misérable dont les yeux avides l’observaient le savait bien.

Lentement, d’un mouvement quasi automatique comme en provoque une transe, elle se leva pour s’incliner, ainsi que l’exigeait le rite, devant des présents de la souveraine. Elle allait peut-être tendre la main vers la fiole bleue quand une idée lui vint déclenchant un sursaut de l’obscur besoin de vivre qu’elle portait en elle à son insu et secouant des siècles de traditions d’obéissance aveugle :

— Où est la sentence de mort ? demanda-t-elle. Si Ts’eu-hi elle-même m’envoie les Cadeaux Précieux, ils doivent être accompagnés d’un ordre de sa main.

— Ce n’est pas la coutume.

— Pour n’importe quel noble, peut-être, mais moi je suis de « sa » famille. Montre-moi une « invitation » à user de ces objets signée de sa main et je m’exécuterai. Souviens-toi seulement que je connais son écriture !

— Non seulement tu es une traîtresse mais tu es lâche ! cracha l’autre.

— Pourquoi ? Parce que je refuse de tomber dans ton piège ? Fabriquer une tresse de soie jaune est à la portée de n’importe qui. Quant au poison, je suis persuadée que tu en as toujours une petite réserve… Remporte tes prétendus Cadeaux Précieux ! Tu n’es pas d’assez haut rang pour te permettre de décider la mort d’une femme du mien.

Tout en parlant, Orchidée reculait imperceptiblement vers la cheminée afin d’y prendre, pour s’en faire une arme et la lancer sur son ennemie, une bûche longue dont une extrémité seulement était enflammée. Elle n’en eut pas le temps. Déjà Pivoine, lâchant le lacet et le flacon, tirait de sa poche un revolver – celui d’Orchidée qu’elle avait dû trouver en fouillant sa chambre – et le braquait sur la jeune femme :

— Et pourtant je vais te tuer !

Le coup partit mais, à cet instant, une sorte de bombe jaillit de la porte, se jeta sur elle et fit dévier la balle qui alla se loger en plein milieu d’un charmant paysage toscan peint par Sargent.

— Par Bacchus, j’arrive à temps ! souffla Robert Lartigue qui, couché sur Pivoine, s’efforçait de la maîtriser. Ce foutu concierge tenait à me raconter sa vie et ne se décidait pas à roupiller !… Si j’étais vous, je ramasserais le revolver !

Orchidée s’exécuta machinalement, trop surprise pour ne pas obéir d’instinct.

Désorientée par cette irruption soudaine, elle avait pourtant l’impression d’avoir déjà vu cette tête bouclée et cette figure d’angelot candide dont les yeux bleus pétillaient de joie et lui souriaient placidement.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, et comment êtes-vous ici ?

— Procédons par ordre ! Mon nom est Robert Lartigue, journaliste au Matin… Oh, sans vous commander, voulez-vous me passer ce cordon jaune. Il faut que j’attache cette bourrique enragée.

La bourrique en question ruait et se tordait si efficacement que son vainqueur, pour en venir à bout, dut s’asseoir sur son dos afin de pouvoir ficeler tranquillement ses poignets.

— Je sais où je vous ai vu, dit Orchidée. Vous étiez dans le hall de l’hôtel Continental l’autre jour. Vous êtes un ami d’Antoine Laurens. Du moins il me l’a dit.

— Vous n’avez aucune raison de ne pas le croire.

— Alors dites-moi ce que vous faites chez moi !

— C’est une longue histoire qui tient en peu de mots : Laurens m’a chargé de veiller sur vous pendant son absence… Vous allez vous taire, vous ? Non mais, quelle braillarde !

Ces derniers mots s’adressaient naturellement à Pivoine qui vociférait en le couvrant d’injures franco-mandchoues, lesquelles, pour être en partie obscures, ne s’en révélaient pas moins difficiles à supporter pour une oreille délicate. Lartigue la fit taire en confectionnant un bâillon à l’aide d’une têtière de fauteuil en dentelle. Puis il prit une embrasse de rideau pour lui lier les pieds et, finalement, satisfait de son œuvre, se releva. Mais comme Orchidée ouvrait la bouche pour poser une autre question, il la retint du geste :

— Un petit moment si vous le voulez bien. Nous aurons tout le temps de parler lorsque nous aurons livré ce colis à qui de droit. Tentative de meurtre – et je suis témoin ! Cette aimable créature en a pour un moment à manger le pain de la République.

— Elle a déjà tué, au moins deux fois, et la police la recherche…

— À merveille ! Je sens que nous allons avoir plein de choses à nous dire !

Il alla ouvrir l’une des fenêtres puis, fouillant dans ses inépuisables poches, il en tira un sifflet à roulette dont le son vrilla la nuit par trois fois, faisant apparaître aussitôt des sergents de ville. Penché à la fenêtre, Lartigue leur cria :

— Grimpez ! Je vais vous ouvrir !

Il s’éclipsa aussi vite qu’il était arrivé et revint au bout d’un instant flanqué de deux agents que l’inspecteur Pinson suivait de près.

— Encore vous ? fit Orchidée en le voyant. Est-ce qu’il vous arrive de dormir quelquefois ? Où étiez-vous ?

— Chez le concierge du musée où je campe depuis que vous êtes revenue ici. C’est la fameuse Pivoine ?

Orchidée approuva de la tête et l’inspecteur se mit en devoir de remplacer le Cadeau Précieux par une solide paire de menottes et de débarrasser la prisonnière de son embrasse de rideau ainsi que de son voile de fauteuil. En même temps, il interrogeait Lartigue sur la raison de sa présence, sur les circonstances de cette arrestation mouvementée et aussi sur la façon dont il s’était procuré un sifflet de police.

— Je l’ai trouvé dans la rue, mentit l’autre en souriant d’un air trop angélique pour que Pinson en fût dupe.

En fait, le journaliste, toujours en quête d’outils intéressants, avait purement et simplement « piqué » le sifflet dans la poche d’un collègue de l’inspecteur.

— Vous auriez dû le rapporter. Je passe l’éponge pour cette fois mais rendez-le-moi !

— Pas question ! Ça peut vous sauver la vie ces petites choses-là. Si vous m’obligez à vous le rendre, vous trouverez dans mon journal, demain matin, le récit de la façon dont j’ai arrêté héroïquement une dangereuse criminelle pendant que la police jouait les œuvres d’art dans un musée. Par contre, si vous vous montrez amical… je crois que vous serez content de moi.

— C’est du chantage !

— Tout à fait. Mais avouez que c’est d’un petit esprit qu’en faire tout un plat pour un malheureux bout de ferraille quand on reçoit un cadeau aussi royal !

— Ça va ! On n’en parle plus ! Si vous voulez me suivre, Madame ?

Depuis qu’elle était aux mains de la police, Pivoine gardait un silence méprisant mais, au moment de quitter le salon, elle se retourna et braqua sur Orchidée un regard flambant de fureur impuissante :

— Ne chante pas victoire ! Tu n’es pas sauvée pour autant. Je saurai bien te retrouver…

— Possible ! admit Pinson, mais alors ça sera dans très, très longtemps. Si même vous n’écopez pas de perpète !

Et il emmena son monde rejoindre le « panier à salade » qui arrivait. Les habitants de l’avenue qui avaient mis le nez à la fenêtre en dépit du froid purent l’entendre siffler le Temps des cerises avec la vigueur d’un merle installé sur une branche chargée des mêmes fruits.

— J’aurai vu une fois dans ma vie un flic heureux ! commenta Lartigue en refermant la croisée d’où il avait suivi le départ.

Un moment plus tard, assis de part et d’autre de la table de la cuisine, Orchidée et le journaliste mangeaient force jambon, œufs brouillés et tartines de beurre arrosés d’un bon beaujolais, sans oublier un reste de crème au chocolat. Louisette, que le bruit avait fait dégringoler de son étage, avait été gentiment renvoyée se coucher et Lartigue officiait aux casseroles. Il en était à confectionner un café à l’arôme puissant quand il remarqua :

— Je ne sais pas ce que vous comptez faire mais si j’étais vous je quitterais Paris pour quelques jours.

— Pourquoi puisque, grâce à vous, mon ennemie vient d’être arrêtée ?

— Je ne crois pas que ce soit la seule. La femme aux chocolats de la Salpêtrière n’était pas chinoise et l’assassin de votre mari n’est pas encore sous les verrous.

— Qui vous a parlé de ça ?

— Mon petit doigt ! Je sais toujours tout ce que j’ai besoin de savoir et l’information est l’unique intérêt de mon existence. Croyez-moi : partez d’ici !

Par-dessus le bord de son bol de café, Orchidée considéra cet ami tombé du ciel. Sans qu’elle sût pourquoi, il lui inspirait confiance et même elle se sentait bien en sa compagnie. Mieux encore : pour la première fois depuis des jours, elle éprouvait une extraordinaire envie de vivre, de goûter aux petits plaisirs simples comme de manger des œufs brouillés en compagnie d’un garçon sympathique poursuivant d’autres buts que de la séduire ou de l’envoyer de vie à trépas.