D’où pouvaient bien sortir les bandits qui l’avaient attaquée ? S’il s’agissait d’Asiatiques elle n’eût pas hésité un instant sur l’identité de la personne qui les dirigeait : Pivoine, bien sûr ! Mais c’étaient des Blancs et leur accent rappelait celui que l’on entendait dans le midi de la France. Alors, à qui obéissaient-ils ?… D’autre part, fallait-il rapprocher cette attaque de celle dont venait d’être victime son ancienne cuisinière ? Là, c’était une vieille dame mais apparemment tout aussi européenne que les deux assassins en puissance. Et soudain lui revint en mémoire ce qu’elle avait entendu chez Langevin ; dans la nuit de la mort d’Édouard, une servante du voisinage, tenue éveillée par une rage de dents, avait aperçu deux hommes qui le faisaient rentrer dans sa maison en le portant presque, deux hommes assez cruels pour le bâillonner. Se pouvait-il que ce fussent les mêmes ?

Les idées se bousculaient un peu dans l’esprit de la jeune femme. Il y avait d’abord les dernières paroles de Gertrude : qui était ce « lui » qui aurait tout ? Quelqu’un qu’elle et son époux devaient aimer assez pour lui sacrifier allègrement Édouard d’abord et ensuite sa femme en l’accusant formellement du meurtre…

La première réponse qui venait à l’esprit était presque trop facile : le frère, bien sûr, cet Étienne Blanchard entr’aperçu à l’église. Les Mouret étaient sans doute d’anciens serviteurs de la famille, tout dévoués au fils d’Adélaïde ? Mais il pouvait aussi s’agir de quelqu’un d’autre, quelqu’un de riche qui les aurait payés pour mentir et qui haïssait suffisamment Édouard pour vouloir sa mort. Et, après tout, ce quelqu’un était peut-être Pivoine ou l’un de ses complices ?… Oui mais alors pourquoi aurait-elle torturé Lucien puisque d’après le commissaire ce massacre était son œuvre ? Pour lui faire avouer quoi ?

Tout cela constituait un imbroglio dans lequel Orchidée, elle se l’avouait volontiers, éprouvait quelque peine à se retrouver. D’autant qu’en dépit du temps passé chez eux, une Mandchoue ne pouvait posséder que des données fort vagues sur le déterminisme psychologique des gens d’Occident.

Aussi, rentrée chez elle où Louisette faisait cuire du chou dont les effluves envahissaient tout l’appartement, son premier mouvement la conduisit-il à décrocher le téléphone afin d’avertir la police de l’agression dont elle venait d’être victime, mais elle reposa l’appareil presque aussitôt. D’abord le commissaire Langevin n’était sans doute pas encore rentré de l’hôpital où Pinson l’avait appelé et, ensuite, elle n’était pas tout à fait sûre de souhaiter vraiment le mettre au courant. Une maxime du grand Confucius venait de lui traverser l’esprit : « Exige beaucoup de toi-même et attends peu des autres. Ainsi beaucoup d’ennuis te seront épargnés… »

Avec ses seules forces, elle avait pu mettre momentanément hors de combat deux grosses brutes. Il était tentant pour une femme de sa vaillance de continuer seule le combat… À tout le moins cela méritait réflexion…

Regagnant sa chambre, elle se déshabilla pour enfiler l’une de ses robes mandchoues, se lava les mains afin de les purifier, puis alla ouvrir un cabinet de laque incrusté de pierres dures dont son époux lui avait fait présent. Les portes en s’ouvrant découvrirent, entre de petits tiroirs, une sorte de niche qu’occupait sa statue de Kwan-Yin en jade vert devant laquelle était posée une coupelle de bronze.

D’un des tiroirs, Orchidée tira quelques bâtonnets d’encens, les alluma puis, les gardant entre ses mains, s’agenouilla sur un gros coussin tiré devant l’effigie de la déesse de la Miséricorde. Et, tandis que la fumée odorante s’envolait en volutes bleues qui combattaient victorieusement l’odeur de soupe au chou, elle adressa une fervente prière à celle dont elle n’avait jamais cessé d’être la fidèle, lui demandant d’éclairer son jugement et de l’aider au milieu des embûches que ses ennemis, connus ou inconnus, dressaient devant ses pas :

« Viens à mon secours, ô déesse toute pure ! Dicte-moi ma conduite et permets que je puisse retourner chez moi la tête haute après avoir confondu et anéanti ceux qui prétendent s’opposer à moi sur le chemin du plus impérieux des devoirs. J’aimais mon époux. On me l’a tué. Aussi, avant de pouvoir contempler à nouveau et d’un cœur apaisé la terre sacrée de mes ancêtres, je te demande ton aide… »

Elle pria longtemps et longtemps brûlèrent les bâtonnets, au point qu’entrant dans la chambre après avoir frappé sans qu’on l’eût entendue, Louisette, croyant à un début d’incendie, se précipita sur une fenêtre pour aérer.

— Perdez-vous la tête ? s’écria Orchidée fort mécontente d’être dérangée. Qui vous a permis d’entrer ainsi sans prévenir ?

— J’ai « gratté », protesta la petite devenue toute rouge, mais Madame n’a pas répondu. Et puis j’ai senti c’t’odeur de fumée et j’ai cru que Madame était malade…

Orchidée alla fermer la fenêtre à l’espagnolette afin de laisser le nuage, tout de même assez épais, se dissiper un peu sans trop refroidir la pièce, puis sourit à sa nouvelle bonne :

— Ce n’est pas grave et vous avez cru bien faire. Que vouliez-vous ?

— Il y a là un monsieur de la police. Madame n’a pas dû non plus l’entendre sonner. Il est au salon. Qu’est-ce que j’en fais ?

— Laissez-le où il est et dites-lui que je viens tout de suite.

Avant d’aller rejoindre son visiteur, Orchidée s’attarda encore un instant devant la petite déesse qui, debout sur une fleur de lotus, souriait mystérieusement. La visite du commissaire ou de l’inspecteur – ce ne pouvait être que l’un ou l’autre – était-elle une réponse à sa prière ? Habituée dès l’enfance à observer les présages et les signes, l’ancienne favorite de Ts’eu-hi n’était pas loin de le penser.

Debout au milieu du salon, les mains nouées derrière le dos, Langevin contemplait le portrait d’Orchidée peint par Antoine Laurens en pensant qu’il était plein d’enseignements pour qui savait regarder : sous la douceur de velours de ce visage lisse et pur, un observateur attentif pouvait déceler la fierté, le courage, une obstination qui ne cédait pas volontiers et aussi quelque chose d’autre assez indéfinissable. Le léger sourire qu’entrouvraient à peine les belles lèvres rondes était à lui seul une énigme.

Ce n’était pas la première fois que le policier voyait ce tableau dont la Presse avait donné des reproductions, mais plus il le regardait et moins il parvenait à en trouver la clef, ce qui ne laissait pas de l’irriter quelque peu : « Je dois être moins psychologue que je ne le croyais », pensa-t-il. Ou alors je vieillis…

La porte en s’ouvrant mit fin à sa rêverie et il eut l’impression que la femme du portrait venait de sortir de son cadre. Ce qu’il avait en face de lui ce n’était plus la jeune veuve méfiante, irritable et infiniment lasse que Pinson lui avait ramenée un matin de Marseille. C’était à nouveau une altesse consciente de son rang et que la longue robe mandchoue en satin noir brodé d’or remettait à sa vraie place. Tout comme lui-même :

— Bonsoir, Monsieur le Commissaire ! dit-elle de sa voix douce et chaude. Je ne m’attendais pas à votre visite… Voulez-vous prendre place ? ajouta-t-elle en désignant un fauteuil dans lequel il se carra comme si, tout à coup, il éprouvait le besoin de se sentir appuyé sur quelque chose de stable.

— Vous deviez bien vous attendre à avoir de mes nouvelles ? fit-il. À présent dites-moi tout !

— Tout quoi ?

— Ce qui s’est passé à l’hôpital. L’inspecteur Pinson…

— … qui me suivait.

— … qui vous suivait m’a raconté que vous avez pu voir la femme Mouret avant qu’elle ne meure.

— Elle est morte ?

— Juste au moment où j’arrivais à son chevet. Les gens de l’hôpital m’ont appris qu’elle vous avait dit quelques mots qu’ils n’ont pas compris d’ailleurs. Ce sont ces mots-là que je veux !

— Je n’ai pas compris mieux qu’eux. À part « la Chinoise » et l’intonation haineuse, je n’ai rien saisi d’intelligible si ce n’est peut-être le mot « tout », mais les gens qui s’efforçaient de la soigner en ont entendu autant que moi.

— Ils admettent qu’ils n’ont pas fait attention. Il y avait cette mourante qu’il fallait essayer de sauver et vous qui les gêniez.

— Je suis partie aussitôt et j’ai prévenu M. Pinson. Par contre, ce que j’aimerais savoir c’est qui est la femme âgée qui lui a rendu visite et, selon toute vraisemblance, apporté des chocolats ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? On m’a parlé d’une vieille femme de petite taille, vêtue de noir et coiffée d’un fichu. Une infirmière m’a dit qu’elle avait l’accent corse. Maigre résultat comme vous voyez ! On en apprendra peut-être davantage en faisant analyser les chocolats qui restent dans la boîte. Une belle boîte d’ailleurs, en velours, mais dont on a gratté, à l’intérieur du couvercle, le nom du confiseur… À quoi pensez-vous ?

— Je me demande… Qu’est-ce que c’est l’accent corse ?

— En voilà une question ?

— Essayez d’y répondre ! J’aurai peut-être quelque chose à vous dire.

— Comme c’est facile !

Néanmoins, Langevin fit de son mieux pour donner à la jeune femme une idée de ce que cela pouvait être.

Pour la première fois, il l’entendit rire en abritant sa bouche derrière sa main comme le voulait le bon ton chinois. Conscient d’ailleurs d’avoir obtenu un effet assez comique, il ne s’en formalisa pas :

— Mes collègues marseillais s’en tireraient beaucoup mieux que moi, constata-t-il avec l’ombre d’un sourire. À présent, j’écoute ce que vous pourriez avoir à me dire ?

Orchidée s’exécuta et raconta l’agression dont elle avait été victime en sortant de la Salpêtrière et de quelle manière elle avait pu y échapper. Langevin l’écouta sans cacher son intérêt ni d’ailleurs sa stupeur quand elle expliqua comment elle s’y était prise pour récupérer sa liberté.