— C’est répugnant ! Vous rendez-vous compte que vous allez la mettre en danger et lui faire jouer le rôle de la chèvre ?
— Elle sera surveillée, donc protégée. Quant à vous, je vous conseille de vous taire et de me laisser agir. Je veux l’assassin d’Édouard Blanchard et celui de Lucien Mouret…
Antoine dut engager sa parole d’honneur. Il comprenait d’ailleurs le point de vue de Langevin qui, en temps normal, éprouvait déjà suffisamment de difficultés à venir à bout des criminels occidentaux et qui se trouvait affronté à l’âme extrême-orientale sans aucune préparation préalable. On ne pouvait se jeter à la traverse de ses plans sans risquer de causer de graves dommages mais il se promit tout de même de veiller discrètement sur Orchidée.
Son humeur, déjà sombre lorsqu’il rentra chez lui rue de Thorigny, devint franchement noire quand Anselme lui annonça que le colonel Guérard, pour lequel il exerçait ses talents de courrier confidentiel et d’agent secret, ne cessait de l’appeler depuis neuf heures du matin :
— Le dernier coup de téléphone était franchement désagréable, apprécia le fidèle serviteur, mais le discours du colonel, bien que légèrement asthmatique, a été extrêmement efficace. Il paraîtrait que Monsieur soit sur le point d’être arrêté pour abandon de poste.
— Miséricorde ! soupira Antoine. Il ne me manquait plus que lui ! J’avoue que je l’avais complètement oublié…
— Monsieur semblait si absorbé que je ne me serais pas permis de troubler ses méditations mais, si je peux me permettre, voilà trois jours que le colonel attend Monsieur.
— Un peu long, hein ?… Bon, eh bien j’y vais, sinon il est capable de s’amener ici avec deux troufions et une paire de menottes. Ah ! pendant que j’y pense ! M. Lartigue vient dîner ce soir, alors trouvez-nous quelque chose à manger…
— … qui aille avec le Bâtard-Montrachet qu’affectionne M. Lartigue. Que Monsieur aille en paix, tout sera parfait !
Néanmoins, lorsque, le soir venu, il prit place en face de son ami de part et d’autre d’un pâté en croûte sculpté comme un lutrin d’église, Antoine se sentait encore plus mal à l’aise qu’avant sa visite boulevard Saint-Germain. Ce qui n’échappa pas à l’œil vif de son invité :
— Ça n’a pas l’air d’aller ? Tu as des soucis ?
— Plutôt, oui… il faut que tu me rendes un grand service.
— Encore ? Tu as de la chance d’avoir une aussi bonne cave, sinon je filerais sans demander mon reste. Est-ce que tu te rends compte que, depuis ce matin, tu n’arrêtes pas de me demander des services ? Alors que je te n’ai pas vu depuis des mois !
— Quand on aime on ne compte pas ! Et il s’agit de Mme Blanchard…
— Ça change tout ! fit Lartigue occupé à mirer dans la lumière la robe à peine dorée de son bourgogne. Je suis tout ouïe !
— Je vais t’apprendre ce que je sais mais, bien sûr, pas question d’en faire passer une ligne dans ton canard avant que je ne te le dise. En échange je voudrais que tu la surveilles un peu. Je suis persuadé qu’elle est en danger et je suis obligé de quitter Paris demain.
— Encore ? Mais tu ne tiens pas en place ! Et où vas-tu cette fois ?
— Madrid ! Portraiturer l’infante Maria-Térésa pour faire plaisir à son frère le roi Alphonse XIII. Une commande urgente de notre gouvernement qui veut faire l’aimable !
— Incroyable cette passion des républicains pour les têtes couronnées ! Nos gouvernants ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils peuvent se pavaner dans une calèche découverte à côté du chapeau à plumes d’une reine ou des grands cordons d’un roi. En tout cas, il n’y a pas de quoi faire une tête pareille : ça devrait tout de même te rapporter quelque chose ?
— Il ne manquerait plus que ça ! Alors, tu acceptes ?
— Cette question ! Raconte ton histoire, mon fils !
Antoine parla longtemps, ce qui permit au journaliste de manger les trois quarts du pâté de gélinotte et de vider une première bouteille, mais l’œil attentif qu’il tenait fixé sur son ami disait combien il était intéressé.
— Je ferai de mon mieux ! conclut-il quand Antoine entreprit de se nourrir à son tour. Dans un sens cela me sera plus facile qu’à toi puisqu’elle ne me connaît pas.
— Méfie-toi ! Elle t’a déjà remarqué dans le hall de l’hôtel et je crains que tu ne sois inoubliable.
Néanmoins, en se couchant, vers minuit, Antoine se sentit un peu rassuré. Lartigue était habile, prudent et discret lorsqu’il le fallait. En outre, cette histoire de portrait étant destinée uniquement à cacher une mission beaucoup plus occulte, il espérait bien ne pas s’attarder trop longtemps sous le ciel de Castille… Demain, avant de partir, il téléphonerait à Mme Lecourt et à Orchidée pour les saluer et annoncer une courte absence.
Malgré cela, il ne réussit pas à fermer l’œil de toute la nuit. S’il arrivait quelque chose à Orchidée, il ne se le pardonnerait jamais…
CHAPITRE VII
LES GENS DE L’AVENUE VELAZQUEZ
L’étude de Me Dubois-Longuet, notaire boulevard Haussmann, était un modèle du genre : bureaux clairs et bien rangés fleurant l’encaustique, équipés de machines à écrire du type le plus récent et occupés par un personnel tiré à quatre épingles. Quant au cabinet du tabellion, il offrait avec ses confortables meubles anglais, son tapis épais et ses grands rideaux de velours vert une ambiance feutrée tout à fait propre à mettre le client en confiance, à établir des liens cordiaux avec les gens de bien, à impressionner les aigrefins et, enfin, à apporter l’apaisement d’un cadre ouaté lors de certaines lectures de testaments plus ou moins houleuses. Il y avait même, derrière les portes d’un cabinet ancien, tout ce qu’il fallait pour venir à bout d’un évanouissement ou pour célébrer un accord, une affaire réussie. Me Dubois-Longuet lui-même, avec ses jaquettes toujours admirablement coupées, ses manchettes et ses cols à coins cassés d’une éclatante blancheur, sa chaîne de montre en or, offrait une image de prospérité rassurante qu’il renforçait en laissant tomber négligemment dans la conversation que son étude, affaire de famille s’il en fut, remontait à Louis XV. Au physique, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et fort, pourvu d’un sourire aimable, de jolis yeux noisette et de ce teint légèrement fleuri qui est l’apanage d’un bon vivant.
Il connaissait déjà Mme Blanchard pour l’avoir rencontrée chez elle le jour où Édouard, désireux de le présenter à sa femme « en cas de besoin », l’avait invité à déjeuner. Il en gardait un grand souvenir car, fort amateur de beauté féminine, il fut charmé par celle de la jeune femme et trouva, pour l’en complimenter, une ou deux jolies phrases tirées de l’épais dictionnaire des citations qu’il s’était composé depuis l’adolescence.
Cependant, il n’en fut pas moins impressionné lorsqu’elle pénétra dans son cabinet et releva le voile qui tombait de son chapeau. Le visage qu’il découvrit n’était plus celui de la souriante et exquise hôtesse des jours heureux mais celui, impénétrable et froid, d’une altesse asiatique venue chez lui pour accomplir une corvée. Son salut, lorsqu’il s’inclina sur sa main, s’en ressentit et fut plus profond que d’habitude.
— Vous avez désiré me voir, Maître ? dit Orchidée.
— En effet. N’est-il pas temps, Madame, que vous preniez connaissance des dispositions testamentaires prises par votre mari ? Et puisqu’à présent plus rien ne s’y oppose… Voulez-vous prendre place ? ajouta-t-il en désignant un grand fauteuil d’acajou et de cuir disposé en face de son bureau.
Elle s’y posa dans l’attitude qui lui était coutumière tandis que, pour meubler le silence qu’elle lui imposait, le notaire parlait, parlait tout en faisant mine de chercher sur sa table un dossier dont il savait parfaitement où il se trouvait :
— Il ressort de ce testament, ajouta-t-il en tapant de son index replié sur le cahier de feuilles, que vous vous trouvez seule et unique héritière des biens de feu Édouard Blanchard, votre époux regretté. Des biens qui, croyez-moi, ne sont pas négligeables…
— Vraiment ? fit la jeune femme avec indifférence. J’avoue que vous me surprenez. En m’épousant, mon cher Édouard a dû renoncer à sa carrière de diplomate. D’autre part, ses parents ont coupé toute relation avec lui et, si nous vivions de façon aisée, j’ai toujours su qu’il s’agissait d’une rente venant de l’héritage d’une tante et qui devait s’éteindre au cas où il viendrait à disparaître…
En dépit de l’expression sévère de sa visiteuse, Me Dubois-Longuet se permit un sourire :
— Dans ce cas, fit-il, je ne vois pas pourquoi votre époux se serait donné la peine de faire son testament. Sa mémoire me pardonnera de vous dire aujourd’hui que rien de tout cela n’est vrai. Il le voulait ainsi, d’ailleurs…
— Je ne comprends pas.
— Il n’y a jamais eu de tante généreuse. Les biens dont disposait votre mari – et qui vont être vôtres à présent – lui ont été laissés, peu après votre mariage et sans que Mme Henri Blanchard, votre belle-mère, en sache rien, par M. Henri Blanchard, son père…
L’impassibilité d’Orchidée ne résista pas à cette étonnante nouvelle :
— Son père ?… Et après notre mariage ? Voyons, Maître, Édouard a été renié par les siens et…
— Pas par tous. Il est bien évident que votre belle-mère régente et domine son mari mais moins qu’elle le croit. Ainsi, dès avant votre arrivée en France, j’ai reçu la visite de M. Blanchard père qui, entre mes mains, a fait donation à son fils Édouard d’une partie de sa fortune personnelle en actions, titres et obligations destinés à lui assurer un confortable revenu. Par ailleurs, il lui a fait don de la maison de l’avenue Velazquez où vous occupez un appartement. Tout ceci vous revient de par la volonté expresse de votre mari…
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