Elle lui jeta un regard vif, but une gorgée :
— Et vous vous demandez pourquoi ? On ne saurait vous le reprocher. Depuis notre dernière rencontre… un peu violente, j’ai appris sur vous bien des choses. Je sais que vous êtes un homme d’honneur et, pour répondre à tous les points d’interrogation que je lis dans vos yeux, je crois pouvoir vous confier ce qu’Orchidée sait déjà. Contre votre parole, bien sûr, mais sans cela vous risquez de continuer à vous demander ce que je fais auprès d’elle et à patauger regrettablement… Vous me donnez cette parole ?
— Je vous la donne, dit Antoine avec gravité, car il croyait deviner au ton de la vieille dame qu’il s’agissait d’une chose sérieuse.
Il ne songea d’ailleurs pas à cacher sa stupéfaction quand celle-ci refit pour lui le récit de ce qui avait précédé la naissance d’Édouard.
À la réflexion, pourtant, il finit par trouver que cela expliquait certaines choses. À commencer par l’intransigeance de Mme Blanchard au moment d’un mariage déplaisant : elle devait être soulagée de pouvoir éloigner définitivement celui qui ne lui était rien. La fortune familiale irait à son vrai fils et à lui seul…
— Pourquoi n’avoir jamais rien dit ? demanda-t-il enfin.
— La vie de… mon fils était tracée suivant un dessin qui me semblait beau, calme et bien ordonné. Pour rien au monde je n’aurais voulu y apporter le trouble et peut-être le chagrin.
— Je crois, moi, que vous lui auriez apporté une grande joie. Il m’est arrivé de rencontrer votre cousine Adélaïde. Je n’ai vu qu’une femme dure, froide, vaniteuse, uniquement soucieuse de son rang social et de l’élévation de ses enfants. Édouard l’a déçue : elle l’a rejeté mais je ne crois pas qu’il en ait vraiment souffert. Les sentiments qu’il lui portait demeuraient sans chaleur alors que – voyez comme les choses sont bizarres ! – il aimait beaucoup son père. Je suis certain que vous connaître eût été pour lui une grande joie. À présent, Mme Blanchard n’a plus à se soucier de lui : son existence a cessé de la gêner…
— Son existence sans doute, mais ma mort, si je pars avant elle, pourrait perturber cette vie d’égoïsme : par testament déposé chez mon notaire, je laisse la totalité de ce que je possède à Édouard en donnant bien entendu tous les éclaircissements nécessaires…
L’apparition d’Orchidée mit fin à la conversation. Antoine se leva pour aller à sa rencontre en pensant qu’il aimerait refaire son portrait. Elle portait à présent une robe de drap blanc d’une sévérité quasi monacale qui lui donnait l’air d’un grand lys… ou d’un fantôme. Sachant qu’en Chine le blanc est la couleur du deuil, le peintre ne fit aucune remarque, prit la main de la jeune femme et la porta à ses lèvres. Geste dont elle le récompensa par un petit sourire triste. Puis elle demanda :
— L’homme à qui vous m’avez enlevée en bas était bien un journaliste ? Je n’aime pas ces gens-là : ils écrivent n’importe quoi et ils me font peur.
— Vous n’avez rien à craindre de Robert Lartigue. C’est un ami et il ne vous importunera pas. Il essaiera même d’empêcher ses confrères de vous harceler mais je ne suis pas certain qu’il y parvienne. Beaucoup sont coriaces. Si vous voulez bien que je vous donne un conseil, vous devriez quitter Paris pour un temps.
— Le policier ne le permettrait peut-être pas.
— Si je lui explique, il sera d’accord. Tout dépend de l’endroit où vous iriez et je pensais que Marseille…
— C’est ce que je me tue à lui dire, coupa la Générale. Je voudrais la ramener chez moi, dans ma maison de Porquerolles par exemple. J’aimerais qu’elle en vienne à se considérer chez elle dans mes demeures comme l’aurait été son époux.
Sa voix se fêla tout à coup et, tirant son mouchoir, elle tamponna énergiquement son nez, ce qui lui permit d’arrêter la larme qui allait couler. Orchidée alla s’asseoir près d’elle et prit sa main dans les siennes :
— Je voudrais que vous sachiez que je ne suis pas une ingrate et que j’aimerais vivre auprès de vous comme le doit une belle-fille de ma race auprès de la mère de son époux, afin de vous entourer et de vous servir…
— Servir ? Je n’aime pas ce mot, Orchidée.
— Vous connaissez nos coutumes et vous savez aussi que le service peut être un simple et naturel témoignage d’affection lorsqu’il arrive que le devoir et le sentiment sont d’accord. Cependant je n’ai pas le droit d’accepter la vie douce que vous m’offrez car mon âme n’y trouverait pas la paix. Il me reste deux tâches à remplir avant de songer à moi.
— Lesquelles ? demanda Antoine.
— D’abord apprendre qui a tué mon mari et en tirer vengeance…
— Je vous arrête tout de suite, Orchidée. Ceci n’est pas votre affaire mais celle de la police. Elle s’en occupe et vous pouvez faire confiance au commissaire Langevin. C’est un homme habile qui ne lâche jamais prise. Quant à la vengeance, ce n’est pas vous qui devez l’exercer mais le bourreau.
— Votre justice ne l’appelle pas toujours. La mienne ne connaît pas le pardon. Lorsqu’il sera découvert, le coupable devra payer de sa vie.
Elle s’était levée et, les mains au fond des manches de sa robe, elle marcha vers l’une des fenêtres pour regarder au-dehors. Ce faisant, elle sembla, aux yeux de ceux qui la regardaient, sortir du présent et rejoindre l’âme du lointain et implacable pays où elle avait vu le jour. Agathe et Antoine sentirent qu’elle leur échappait ainsi qu’à toute logique occidentale. Ils en eurent la certitude lorsque Antoine demanda :
— Quel est votre second devoir ?
— Retourner auprès de ma souveraine pour tenter de guérir en son cœur généreux la blessure causée par mon abandon. Les dieux m’ont enlevé l’homme que j’aimais et que j’ai suivi jusqu’ici. Leur message est clair je dois aller demander mon pardon.
— Êtes-vous sûre qu’elle vous l’accordera ? Ts’eu-hi est impitoyable, cruelle et rancunière. Elle peut vous envoyer à la mort.
— Je sais, mais il en sera comme elle l’aura décidé. La mort est sans importance pour moi. J’avoue cependant que j’espérais, en lui apportant un objet auquel elle tient, adoucir son courroux et lui faire souvenir que je n’ai pas cessé de lui vouer respect et… obéissance. Seulement, cet objet, je ne l’ai plus…
— En effet. Hier, il décorait fort joliment le bureau du commissaire… Ne regrettez rien ! Songez uniquement que Langevin aurait pu vous arrêter pour vol…
Orchidée ne répondit pas. Une gêne s’établit alors entre les trois personnages mais on servit le déjeuner et, tant qu’il dura, on ne parla que de choses sans conséquence. Mme Lecourt s’efforçait de mieux connaître cet homme qu’elle avait d’abord si mal traité mais qu’elle jugeait à présent plus qu’intéressant. Cet attrait nouveau apaisait un peu la déception causée par l’attitude d’Orchidée. Elle espérait se l’attacher, et voilà que la femme de son fils ne songeait qu’à repartir pour retrouver une vieille impératrice dont le premier geste serait peut-être de la jeter en prison. Elle découvrait aussi qu’en dépit des années passées là-bas, il lui était toujours impossible de pénétrer les méandres de l’âme mandchoue. C’était affreusement affligeant.
Lorsque l’on eut servi le café, Antoine demanda si l’on avait besoin de lui et s’il pouvait être d’une quelconque utilité. Orchidée refusa d’un sourire un peu las.
— La meilleure chose, dit le peintre en se levant, c’est de vous reposer. Vous en avez grand besoin toutes deux mais, si vous allez demain chez le notaire, voulez-vous que je vous accompagne ?
— Je vous remercie, Antoine, c’est inutile. Je saurai fort bien y aller seule, dit la jeune femme en tendant une main sur laquelle il s’inclina presque inconsciemment avec l’impression désagréable que la souriante épouse d’Édouard était à jamais disparue. Restait en face de lui une femme de sang impérial décidée apparemment à rétablir les distances. Il était impossible de lire quoi que ce soit sur ce visage lisse dont les yeux tout à coup lui paraissaient plus obliques et le sourire plus hermétique… Cependant, avant de se retirer, il ne put retenir un dernier conseil :
— Ne faites rien que vous pourriez regretter plus tard. Réfléchissez avant de vous lancer dans des aventures peut-être dangereuses ! Et, je vous en prie, appelez-moi si vous avez besoin d’un ami !
— J’y penserai. Merci Antoine.
Il fallut bien se contenter de cela mais, en regagnant l’escalier, le peintre se sentait mécontent, voire inquiet. Cette idiote voulait se lancer en aveugle contre des gens qui, certainement, n’hésiteraient pas à la supprimer. L’entretien qu’il avait eu tout à l’heure avec le commissaire Langevin n’était pas fait pour le rassurer. En effet, le policier ne lui cacha pas qu’un léger doute subsistait dans son esprit touchant la mort d’Édouard et que si la jeune femme, étant à Marseille, n’avait pu tuer Lucien Mouret, ce pouvait très bien être l’œuvre de complices… La réapparition de Pivoine tombait un peu trop bien à son avis et, au fond, rien ne disait que les deux anciennes « Lanternes rouges », secrètement réconciliées, n’étaient pas de connivence.
Naturellement Antoine s’était élevé violemment contre ce genre d’insinuation. L’amour qu’Orchidée portait à son mari ne faisait aucun doute pour lui et, en sauvant miss Forbes durant le siège, elle s’était rangée résolument du côté de l’Occident…
— Vous en êtes bien certain ? fit alors le policier. L’âme de ces Asiatiques est impénétrable et leur patience infinie. Là-bas, en Chine, la vieille Ts’eu-hi, pour conserver ses palais et ses richesses, s’efforce de sourire à ses vainqueurs de la veille. Elle déclare vouloir ouvrir l’Empire au progrès et, même, elle encourage les jeunes à s’en aller en Amérique, au Japon, en Angleterre ou en France, mais il faudrait être fou pour croire qu’elle nous aime. Et si Mme Blanchard est sortie de chez moi libre comme l’air, blanchie totalement en apparence, c’est uniquement parce que je compte un peu sur elle pour faire sortir de son trou le reste de la bande.
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