Ayant dit et sans attendre de réponse, elle inclina brièvement la tête et alla prendre place de l’autre côté de la chapelle, marquant ainsi son intention de ne pas poursuivre plus longtemps le dialogue.
Un moment plus tard, debout en haut des marches de l’église et indifférente à la petite foule qui en battait les abords, elle regardait la longue boîte vernie disparaître dans le fourgon mortuaire quand un bras s’empara du sien et une voix familière chuchota près de son oreille :
— Rentrez avec moi dans l’église, Orchidée ! Une voiture nous attend près de la petite porte… dit Antoine.
Arrachée à ses souvenirs, elle tressaillit, voulut se dégager :
— Mais… pourquoi ?
— Regardez ces gens ! Ce sont des journalistes. Dans un instant, ils vont vous sauter dessus.
Il avait raison : un groupe composé de quelques hommes et d’une femme, certains avec un appareil photographique, escaladait le perron, bousculant sans ménagement les personnes qui sortaient de l’église et les employés des pompes funèbres… Orchidée, cependant, résistait machinalement. Le commissaire s’en mêla :
— Emmenez-la ! ordonna-t-il. Je vais m’occuper de ces gens.
Et, tandis que le peintre entraînait les deux femmes vers le fond du péristyle, il s’avança au-devant de la meute, les bras en croix :
— Un peu de calme, mesdames messieurs ! Et surtout un peu de respect pour la mort ! Je suis le commissaire Langevin et me voici prêt à répondre à vos questions, dès que le fourgon se sera éloigné.
— On vous connaît, cria quelqu’un. Vous savez mieux poser les questions qu’y répondre…
— Essayez toujours !
— Oui, fit la femme, et pendant que vous nous lanternerez elle va filer par une autre porte !
— De toute façon vous n’en obtiendrez rien. J’ai fait garder toutes les issues. Alors à vous de choisir : quelque chose ou rien ?
— Ça va, Commissaire ! On prend. Alors première question : pourquoi n’avez-vous pas arrêté cette femme ?
— Si c’est de Mme Blanchard que vous voulez parler, j’ai pour cela la meilleure des raisons : elle n’est pas coupable.
Pendant que le dialogue s’installait, houleux, entre les grilles de l’église, le fourgon suivi d’une voiture portant Étienne Blanchard s’éloignait et Antoine entraînait au pas de course le long d’un déambulatoire Orchidée et Mme Lecourt bien obligée de suivre en dépit des protestations qu’elle n’osait pas formuler dans un lieu sacré… mais qui éclatèrent dès que l’on fut installé dans la voiture. Celle-ci, en effet, attendait et partit aussitôt pour rejoindre la rue de Miromesnil et éviter ainsi la place Saint-Augustin.
— Après ce que vous avez fait, vous osez encore vous imposer ? s’écria-t-elle en relevant son voile pour mieux se faire entendre. Il vous va bien de jouer les chevaliers alors que vous avez eu la lâcheté de nous dénoncer toutes les deux !
— Je n’ai rien dénoncé du tout, Madame la Générale… et ne cherchez pas votre parapluie : je me suis assuré que vous ne l’aviez pas.
— Comment voulez-vous que l’on vous croie alors que tout le monde, devant chez moi, a pu vous voir en compagnie de la police ?
— J’y étais, c’est vrai, mais je n’ai jamais « rapporté » même quand j’étais petit. D’ailleurs qu’aurais-je pu dire ? Vous m’avez si bien roulé dans la farine lorsque je suis allé vous voir ! Je n’imaginais pas un seul instant qu’Orchidée pût être chez vous et c’est la raison pour laquelle je suis allé voir le commissaire Perrin : je voulais savoir s’il avait des nouvelles et surtout si l’inspecteur Pinson était arrivé. C’est celui-ci qui m’a mis au courant et qui m’a invité à le suivre. Ce que j’ai accepté sans hésiter avec la pensée de pouvoir apporter mon aide à l’épouse malheureuse d’un homme que j’aimais beaucoup. Vous ne m’avez même pas laissé le temps de dire trois mots…
— Il semble que vous soyez en train de vous rattraper. Avez-vous encore quelque chose à ajouter ?
— Oui. Si quelqu’un vous a trahie ce n’est pas moi. Cherchez ailleurs !
— C’est ce que je vais faire. Où nous conduisez-vous ?
— À l’hôtel Continental. C’est bien là que vous résidez ?
— En effet. Merci de votre obligeance.
Détournant la tête, Mme Lecourt se désintéressa de ce qui se passait à l’intérieur, regardant ostensiblement par la portière. Antoine en profita pour revenir à Orchidée qui, figée dans son coin, la tête appuyée au drap prune de la voiture, n’avait plus l’air de vivre. Son voile noir était si lourd que son souffle ne le soulevait même pas. Doucement, Antoine le releva et découvrit le visage même du désespoir : les larmes coulaient des yeux clos sans que la jeune femme essayât seulement de les essuyer. Il tira son propre mouchoir et, à petites touches comme s’il parachevait un portrait, il les épongea :
— Orchidée ! murmura-t-il. Tout ne s’arrête pas là… Il faut songer à vivre…
Elle n’avait même pas l’air de l’entendre et il n’osa pas prononcer d’autres paroles. Peut-être parce que tout ce qu’il aurait pu tenter lui semblait fade et peu convaincant. Que dire à cette plante déracinée qui avait réussi à refleurir dans un sol étranger et dont l’arbre auquel elle s’appuyait venait d’être abattu ? Qu’est-ce qui pourrait bien l’intéresser encore dans ce pays où, depuis son arrivée, elle ne rencontrait guère de sympathie ?
Il cherchait toujours quand la voiture s’arrêta dans la cour d’honneur de l’hôtel. Un voiturier galonné se précipita aussitôt pour ouvrir la portière. À cet instant la Générale se tourna vers Antoine :
— Si vous n’avez rien de mieux à faire, voulez-vous déjeuner avec nous ? Je vous dois bien ça.
Le ton était si raide que l’invité faillit refuser mais cette fois Orchidée ouvrit les yeux :
— Acceptez ! Cela me fera plaisir.
Il s’inclina sans répondre puis sauta à terre pour aider les dames à descendre et payer le fiacre tandis qu’elles pénétraient toutes deux dans le grand hall.
Lorsqu’elles s’approchèrent de la réception pour demander leurs clefs, un jeune homme, coiffé d’une auréole de feutre bosselée disposée artistement autour d’une tignasse bouclée d’un joli blond et qui se tenait accoudé un peu plus loin, arracha son chapeau et bondit sur Orchidée qui ne l’avait pas vu venir :
— Vous êtes bien Madame Blanchard ? Excusez-moi mais je représente le journal le Matin et je voudrais vous demander…
Il n’eut pas le temps d’en dire plus. En trois sauts Antoine l’avait rejoint, l’empoignait par le bras et l’entraînait derrière une jardinière de plantes vertes.
— Pas question de l’embêter, Lartigue ! Fiche-lui la paix. Elle en a assez enduré comme ça !
— Tu en as de bonnes, toi ! Qu’est-ce que tu crois que va dire mon rédacteur en chef ? Tu te rends compte ? Une belle et mystérieuse princesse chinoise…
— Mandchoue !
— Si tu veux. Donc je reprends : une belle et mystérieuse princesse mandchoue qui trucide son époux puis prend la fuite puis…
— Qui est-ce qui t’a indiqué le Continental ?
— Ça, ça fait partie de mes petits secrets.
— Alors, si tu es aussi bien renseigné, tu dois savoir que Langevin est tellement persuadé de son innocence – d’ailleurs il vient de le dire ! – qu’il la laisse libre ?
Robert Lartigue sourit, ce qui ajouta un petit plus au côté angélique de son visage rond éclairé par deux yeux tout aussi ronds mais d’un bleu candide. Simple apparence, d’ailleurs, mais qui lui valait de grands succès auprès des âmes simples car, en réalité, fouineur et astucieux comme pas un, c’était un redoutable traqueur de nouvelles et quelques-uns de ses reportages lui avaient apporté une assez flatteuse réputation.
— C’est vrai, je sais ça aussi ! fit-il avec majesté. Et je n’avais pas l’intention de poser des questions venimeuses.
— Tes questions sont toujours venimeuses quand tu flaires un gibier. Écoute, je te propose un marché.
— Lequel ? fit le journaliste méfiant.
— Tu dînes chez moi ce soir, je te dis tout ce que je sais, et tout ce que je pourrai apprendre de nouveau tu en auras l’exclusivité.
— Jusqu’ici ça va. Mais… car il y a un mais… n’est-ce pas ?
— Tu essaies de tenir à distance tes envahissants confrères. Ça aussi tu sais le faire : une bonne fausse nouvelle qui les enverrait le plus loin possible ? À Carcassonne, par exemple…
— Pourquoi pas en Chine ?… Bon, ça me va ! Marché conclu. Je serai chez toi à sept heures.
— Parfait. Moi je rejoins ces dames : je suis invité à déjeuner.
Lorsqu’il pénétra dans l’appartement des deux femmes, celui dont le magnifique salon donnait à la fois sur la rue de Rivoli et la rue de Castiglione, Antoine eut l’impression de franchir le seuil d’un autre monde. En dépit de la neige qui recommençait à tomber sur Paris et donnait au jardin des Tuileries une apparence polaire, il y régnait une douce température. Le feu flambait dans la cheminée et les vases pleins de fleurs apportaient leur splendeur avec un air de fête renforcé par les boiseries et le plafond rehaussé d’or.
À l’entrée du jeune homme, Mme Lecourt surveillait un serveur occupé à dresser une table près de la cheminée tout en consultant le menu qu’il lui avait remis. Elle l’invita à s’asseoir, lui annonça qu’Orchidée était en train de se changer et lui proposa une coupe de champagne :
— Ce n’est sans doute pas l’habitude d’en boire avant le déjeuner mais, lorsque je me sens déprimée ou patraque, j’ai souvent constaté que cela me faisait du bien.
— Je suis tout prêt à vous suivre sur ce chemin, sourit le peintre en s’efforçant intérieurement de comprendre pourquoi cette parfaite inconnue, rencontrée par la jeune veuve dans un train, offrait un visage si visiblement ravagé par les larmes. Il semble que la cérémonie vous a beaucoup éprouvée vous aussi ?
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