Les deux femmes allaient sortir, il les rappela en se traitant mentalement d’imbécile. Le charme de cette jeune Chinoise opérait décidément sur lui d’inquiétante façon s’il le poussait à de tels oublis !

— Pardonnez-moi, mais il y a tout de même un petit détail que je dois régler avec vous avant que vous ne partiez.

— Lequel ? murmura Orchidée dont les grands yeux sombres s’emplissaient déjà d’anxiété.

— L’agrafe de l’empereur Kien-Long ! Si vous me la remettez immédiatement j’arrangerai les choses avec le musée. Nous dirons que… vous pensiez seulement reprendre le bien de votre pays.

— C’est la vérité ! s’écria la jeune femme avec hauteur. Il n’y a dans cette maison que des objets volés à nos palais ou à ceux du Mikado.

— Sans doute mais, selon notre façon de voir les choses et dans l’état actuel de l’affaire, c’est vous la voleuse. Alors ou bien vous me donnez le bijou et on n’en parle plus, ou bien je me vois dans l’obligation de vous faire fouiller… et de vous arrêter.

Orchidée comprit qu’elle était battue et qu’elle ne pourrait rapporter à sa vieille souveraine le joyau pour lequel elle eût éprouvé tant de joie. Son retour auprès d’elle se ferait sûrement dans des conditions plus difficiles. Sous l’œil médusé de sa compagne, elle tira de son manchon le petit paquet de soie qui enveloppait l’agrafe et le tendit au commissaire :

— Je suppose que je dois vous remercier ?

— Je conçois que ce soit difficile, cependant vous devriez. Je vous évite de gros ennuis…

Lorsque les deux femmes eurent quitté son bureau, le commissaire déballa l’objet et le tint un instant entre ses doigts. Une belle chose en vérité ! Qui faisait grand honneur à l’habileté des artistes chinois. Et ce fut avec un certain respect qu’il le déposa sur sa table, près du vase de fleurs, avec l’intention d’en réjouir sa vue pendant quelques heures. Il ne le rapporterait qu’un peu plus tard au musée Cernuschi. Même un policier pouvait bien avoir droit à des petits moments de bonheur !

Il était en pleine contemplation quand un planton vint lui annoncer Antoine Laurens…


Quelques minutes avant dix heures, le lendemain matin, Orchidée et Mme Lecourt, enveloppées jusqu’aux talons dans les voiles rituels du deuil, pénétraient dans la grande église byzantino-italienne, chef-d’œuvre récent de l’architecte Baltard, où l’on allait célébrer le service funèbre d’Édouard Blanchard. Un ordonnateur des pompes funèbres en culotte courte, bas de soie, cravate blanche et ample cape noire, vint à leur rencontre, s’inclina, prit des mains de la jeune femme le gros bouquet de cattleyas mauves[3] que la Générale lui enjoignit de déposer sur le cercueil lorsqu’il arriverait et enfin les conduisit au premier rang des chaises et prie-Dieu disposés à gauche du catafalque drapé de noir et d’argent. Somptueux et dérisoire, flanqué de grands cierges blancs, il occupait le centre de la nef.

Sinon pour la visiter, la princesse mandchoue n’était jamais entrée dans une église. Son époux, sachant bien que sa conversion n’était que de façade, s’était abstenu de tout prosélytisme et ne l’y entraînait que lorsqu’il s’agissait d’admirer une œuvre d’art majeure. Et, bien que ce fût la paroisse de son domicile, elle ne connaissait pas Saint-Augustin qui, d’ailleurs, ne lui plut pas. Il y manquait l’obscurité des temples chinois animée par les seules flammes des chandelles et l’or des statues. Cette maison du dieu des chrétiens ressemblait à un décor de théâtre avec ses vitraux colorés qui laissaient entrer la lumière et le riche baldaquin érigé au-dessus du maître-autel. Les grandes tentures noir et argent tombant des colonnes de fonte où s’appuyait la voûte n’arrangeaient rien et pas davantage l’odeur de cire et d’encens refroidi. En outre, il n’y avait presque personne, seulement des curieux attirés par l’apparat funéraire déployé depuis le porche et qui annonçait un mort fortuné. Apparemment Étienne Blanchard tenait à faire les choses sur un grand pied, au vif regret de la jeune veuve qui, connaissant les goûts de son époux, aurait préféré plus de simplicité. L’impression de se trouver dans une salle de spectacle avant que la scène ne s’éclaire et que le rideau ne se lève !… C’était pour bientôt, d’ailleurs, car un bedeau s’activait à allumer les cierges…

Le bruit d’une hallebarde retombant sur le dallage renforça cette sensation. Aussitôt les grandes orgues déchaînèrent une tempête de sons majestueux qui firent couler un frisson le long du dos de la jeune femme. Bien que l’église fût chauffée, elle avait froid jusqu’à l’âme et, dans leurs gants de fil, ses doigts glacés se crispèrent. La main de sa compagne, en se posant dessus, lui rendit un peu de chaleur et de courage au moment où retentissait le pas lourd, rythmé, mesuré des hommes qui portaient le cercueil, un coffre d’acajou à ferrures d’argent, qu’ils firent glisser sous les draperies du catafalque avant de disposer autour quelques couronnes. Les fleurs d’Orchidée furent déposées sur le dessus.

Certains personnages vinrent à la suite, inconnus pour la plupart, qui disparurent derrière le monument de drap et de galons. Cependant Orchidée reconnut Antoine Laurens auprès du commissaire Langevin. Quant à l’homme grand et mince qui venait en tête du cortège, elle ne fit que l’entrevoir. Juste assez pour constater qu’il était aussi brun qu’Édouard était blond et d’aspect plus fragile. Le profil un instant aperçu était fin et nettement découpé.

Tant que dura le service, la jeune veuve, sourde et aveugle, laissa enfin sa douleur l’envahir et ses larmes couler. Depuis la découverte du corps sans vie de son époux, elle vivait un cauchemar qui ne lui accordait ni trêve ni repos. Il lui fallait songer à elle d’abord, à sa sécurité. Obéir à cette panique, soulevée par la méchanceté de ceux qui l’entouraient, qui la poussait à fuir, aussi vite que possible, aussi loin que possible ! Ni dans ses heures de veille ni dans celles si angoissées du sommeil elle n’avait trouvé de temps pour les larmes et pour le chagrin, mais maintenant, isolée derrière ces crêpes funèbres qui la faisaient invisible, elle pouvait sonder enfin la blessure de son cœur et s’effrayer de la trouver si profonde. Seule, la présence de cette terrible femme dont elle ne parvenait pas à deviner le visage mais dont le coude touchait le sien lui apportait quelque réconfort parce que leurs souffrances se rejoignaient. À la voussure un peu tremblante des épaules, Orchidée devina que Mme Lecourt pleurait, aussi douloureusement qu’elle-même sans doute, l’enfant qu’on ne lui avait pas permis de regarder grandir.

La jeune veuve n’entendait rien des chants, de la musique ou des paroles rituelles prononcées dans une langue qui lui était étrangère. Du fond de sa mémoire elle laissait remonter le souvenir des heures si douces passées auprès d’Édouard, de ces belles heures d’amour qui se concluaient là, dans cette nef froidement solennelle. Le corps qu’elle connaissait si bien et qui lui avait donné tant de joies n’était séparé du sien que par quelques planches et quelques bouts de tissu et cependant à jamais inaccessible. Saisie d’une soudaine envie de s’en rapprocher, de réduire la distance, elle ôta son gant, étendit une main presque implorante qui vint toucher le drap comme s’il était un vêtement, espérant follement que, dessous, il restait un peu de vie et de chaleur. Si souvent, pour entrer dans un lieu public ou pour une promenade, elle avait posé sa main sur la manche d’Édouard ! Le geste était le même mais, cette fois, il n’y eut pas de doigts fermes et chauds pour enfermer les siens, comme Édouard le faisait toujours… Un sanglot monta de sa gorge, si déchirant qu’il la plia en deux sur l’appui du prie-Dieu et que Mme Lecourt, inquiète, entoura ses épaules d’un bras maternel :

— Du courage, ma petite ! Pensez qu’un jour vous le retrouverez par-delà la mort… C’est bientôt fini !

Le service, en effet, s’achevait. Il y eut la voix pompeuse du maître de cérémonie annonçant que la famille, vu les circonstances, ne recevrait pas de condoléances, puis une main gantée de noir qui se tendait vers Orchidée pour la conduire dans une chapelle latérale tandis que les quelques assistants aspergeaient le catafalque d’eau bénite.

À travers son voile, Orchidée vit un groupe d’hommes et, pour la première fois, elle se trouva en face de son beau-frère.

Elle devait passer devant lui pour gagner la place qu’on lui désignait et bénit les étranges traditions du deuil occidental qui lui permettaient de dissimuler son visage tandis que celui de l’autre s’offrait à découvert. Elle vit, portée sur des épaules un peu tombantes, une tête casquée de cheveux noirs aux pommettes hautes, à la bouche fine surmontée d’une mince moustache et aux yeux sombres que la profondeur des orbites cernées d’épais sourcils presque rectilignes rendait insondables. Néanmoins ces yeux étaient fixés sur elle et la regardaient s’approcher. Alors, cherchant l’appui du bras de sa compagne, elle se redressa de toute sa taille, refusant de passer devant lui dans une attitude vaincue, même si c’était par la souffrance. Cet homme n’était peut-être pas encore tout à fait certain de son innocence et elle entendait l’ignorer. Ce fut lui qui s’avança à sa rencontre.

— Madame, fit-il après un bref salut, j’aurais souhaité vous accompagner demain chez le notaire pour mettre ordre à vos affaires, mais vous comprendrez sans peine que je dois à mon frère de l’escorter jusqu’à sa dernière demeure… ce que vous ne sauriez faire. Vous voudrez bien m’excuser !

Les paroles étaient à peine courtoises mais la voix étrangement douce, moelleuse même et légèrement chantante. Elle était agréable à entendre, pourtant Orchidée n’y fut pas sensible :

— J’ai toute une vie, Monsieur, pour pleurer sur le tombeau de mon époux, dit-elle lentement comme si elle cherchait ses mots. – À cet instant, d’ailleurs, elle éprouvait une difficulté bizarre à s’exprimer en français mais ce ne fut qu’un instant. – J’espère que vous saurez l’entourer des soins que j’aurais voulu lui donner.