— Madame, madame ! Vous m’obligez à répéter ce qu’en votre présence j’ai dit à l’inspecteur Pinson. Il ne s’agit pas ici d’un interrogatoire…

— Vous jouez avec les mots. Votre Pinson l’a bel et bien arrêtée.

— Alors c’est qu’il s’y est mal pris. Je souhaitais seulement l’empêcher de quitter le pays afin de m’entretenir encore avec elle.

— Quelle hypocrisie ! Et les journaux alors ? Ils ne la présentent pas comme une criminelle, peut-être ?

— Je n’y peux rien s’ils ont la plume imaginative.

Certaine que ces deux-là s’embarquaient dans une nouvelle dispute entièrement stérile, Orchidée, exaspérée, cria :

— Taisez-vous l’un et l’autre, s’il vous plaît ! Essayez de comprendre que j’en ai assez d’être ainsi malmenée. Vous voulez savoir ce que j’ai fait ? Je vais vous le dire mais à une condition : vous souffrirez que je prenne mon récit au jour du départ de mon époux, que vous y croyiez ou non. Il y a… des choses que je n’ai pas dites quand vous êtes venu chez moi…

— Alors je vous écoute.

— Comme je vous l’ai déjà raconté, mon cher mari a quitté notre maison le vendredi 20 janvier dans la journée pour prendre le train à la suite d’une lettre électrique. Le lendemain, j’ai, moi, reçu celle-ci, fit-elle en offrant le papier toujours dans son enveloppe à Langevin qui le prit en grognant :

— Comment voulez-vous que je lise ça ? C’est du chinois dans tous les sens du terme… et rien ne me dit que je peux me fier à votre traduction. Il va falloir trouver un interprète et…

— Si vous voulez, je peux m’en charger ? proposa tranquillement la Générale. Pendant mon long séjour en Chine je me suis donné la peine d’apprendre la langue… mais je ne vous empêche pas de faire traduire par la suite : c’est juste pour gagner du temps.

Pour toute réponse, Langevin lui tendit le message. Elle tira son face-à-main et se mit à restituer assez aisément le texte en ne faisant appel à Orchidée que pour deux ou trois termes.

— Vous voudrez bien dicter ceci à l’inspecteur Pinson un peu plus tard, fit le commissaire. Continuez, Madame Blanchard !

Sans rien dissimuler cette fois, pas même le vol de l’agrafe, la jeune femme raconta tout ce qu’elle avait fait et tout ce qui lui était arrivé jusqu’à ce que la Générale l’emmène chez elle. Le nom de Pivoine fit bondir le commissaire :

— Cette femme a osé revenir ici ? L’an passé, elle m’a échappé et je la croyais repartie pour son sacré pays.

— Je ne sais pas ce qu’elle a fait, mais d’après ce que j’ai vu elle doit être à Paris en ce moment.

— On va s’en occuper, ainsi que de cette maison où vous l’avez vue entrer à Marseille. Je vais prévenir mon collègue Perrin… Madame Blanchard, vous venez de me rendre sans vous en douter un grand service et, en même temps, vous donnez à cette affaire un éclairage nouveau…

— Mais ce n’est pas Pivoine qui a tué Édouard. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Ni elle ni un de ses hommes.

— Sans doute, mais c’est sûrement elle qui a torturé et massacré Lucien Mouret, votre ancien valet de chambre dont on a découvert le corps cette nuit devant votre domicile, avenue Velazquez.

Si les yeux d’Orchidée s’agrandirent, ce ne fut pas d’étonnement : elle savait Pivoine capable de tout. Ce qu’elle éprouvait c’était de l’horreur :

— Il est mort ? fit-elle machinalement.

— Difficile de survivre dans l’état où on l’a mis ! Malheureusement pour sa femme, elle l’a vu et elle est actuellement à l’hôpital à demi folle. Vous voyez que nous avons du nouveau !

— Je vois, oui… et… qu’allez-vous faire de moi à présent ?

— Rien du tout… enfin, je veux dire que vous êtes libre. Les charges qui pesaient contre vous tenaient tout entières dans le témoignage de vos gens. D’autre part on a retrouvé sur le poignard plusieurs empreintes digitales… sauf les vôtres.

— Empreintes… digitales ? Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous expliquerai, intervint la Générale. Notre police possède à présent des moyens extraordinaires pour identifier les coupables…

— … enfin, nous avons le témoignage d’une voisine qu’une rage de dents tenait éveillée : dans la nuit du 22 au 23 janvier, vers trois heures du matin, elle a vu une voiture s’arrêter devant chez vous et deux hommes en sortir. Ils semblaient en aider un troisième à se tenir debout. Tout ce monde est entré dans votre maison. Sur le moment, elle n’y a pas attaché tellement d’importance : après une soirée entre hommes au cercle ou ailleurs, il n’est pas tellement rare que l’on doive ramener un camarade qui a trop bu. Et puis elle souffrait beaucoup et, tôt le lendemain matin, elle a demandé un congé à ses patrons pour rentrer chez elle, à Caen, afin de consulter le seul dentiste en qui elle eût confiance. Là-bas, elle a lu un journal et un détail lui est revenu à l’esprit, quelque chose de bizarre : tandis qu’on descendait le soi-disant ivrogne, son chapeau haut de forme est tombé. On le lui a remis très vite mais cette femme a cru voir que le malheureux portait quelque chose sur la bouche qui faisait le tour de sa tête. De loin et dans la nuit cela pouvait passer pour une barbe, mais son esprit a travaillé inconsciemment là-dessus et elle en a parlé à sa maîtresse qui a eu le bon esprit de me l’envoyer avec un mot de sa main faisant appel à ma discrétion surtout vis-à-vis de la Presse.

— Mais qu’est-ce que cela pouvait être ? demanda ingénument Orchidée.

Mme Lecourt, elle, venait de comprendre et, à la stupeur du commissaire, elle devint soudain très pâle :

— Cela veut dire… qu’Édouard était encore vivant… et qu’on l’avait bâillonné ? Quelle horreur, mon Dieu !… Quelle horreur !

Avant que les deux autres aient pu faire un geste, elle glissait de sa chaise, sans connaissance. Orchidée se précipita pour lui porter secours.

— Fouillez dans son sac ! Elle doit bien avoir des sels d’ammoniaque ! conseilla Langevin avant de courir appeler le médecin légiste – le seul qu’il eût sous la main !

Ce digne fonctionnaire n’eut pas à intervenir. Grâce à Pinson arrivé au premier appel de son chef pour enlever la Générale et la déposer sur la banquette placée au fond du bureau du commissaire, celle-ci reprit ses sens rapidement. Elle avait les joues un peu rouges : les deux claques, bien qu’appliquées respectueusement par l’inspecteur, étaient plus vigoureuses qu’il ne l’aurait souhaité. Mme Lecourt ne s’en formalisa pas et accepta avec grâce le petit verre de marc qu’il lui mit dans la main pour se faire pardonner et qu’elle avala d’un trait.

— Est-ce bête de tourner de l’œil ainsi pour un oui ou pour un non ? fit-elle avec un petit rire nerveux. Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps.

— Vous êtes souffrante, murmura Orchidée. Il faut vous reposer au plus vite !

— Vous en avez plus besoin que moi, ma petite. Que faisons-nous à présent ?

— Je ne peux malheureusement vous faire reconduire chez vous, Madame Blanchard, dit Langevin à Orchidée. Votre beau-frère qui est là depuis deux jours a demandé que les scellés soient posés sur les pièces principales. Les Mouret devaient se contenter de la cuisine…

— De toute façon, il ne peut en être question ! coupa la Générale. L’épreuve serait trop rude pour Mme Blanchard. Faites-nous conduire à l’hôtel Continental, rue de Castiglione. C’est là que je descends toujours lorsque je viens à Paris.

Lorsque Pinson fut parti chercher une voiture, Orchidée s’approcha de Langevin et demanda timidement :

— Qui a tué mon époux, Monsieur le Commissaire ?

— En toute franchise, je n’en sais rien. En dépit de ce que vous avez entendu, il ne faut pas rejeter entièrement la piste de cette Pivoine. Le meurtrier peut être un complice. En dehors de cela…

Il eut un geste évasif qu’il accompagna d’un soupir plein de lassitude destinés tous deux à masquer, aux yeux de cette pauvre jeune femme, ses intentions profondes : fouiller jusque dans ses racines la vie d’Édouard Blanchard. Mais Orchidée avait encore quelque chose à demander :

— Je voudrais savoir… où est enterré mon époux ?

— Les funérailles n’auront lieu que demain. Votre beau-frère, M. Étienne Blanchard, qui est arrivé il y a deux jours, en a reçu l’autorisation et s’en est occupé. Le service aura lieu à dix heures en l’église Saint-Augustin, dans l’intimité bien sûr. Étienne Blanchard est venu seul, sa mère ne pouvant quitter le chevet de son époux qui est très malade…

— Son père ?… Je suis certaine que la lettre électrique disait sa mère !

— Eh bien, disons que c’est une bizarrerie de plus dans cette histoire !.. Après la messe, le corps sera transféré à la gare de Lyon pour gagner Marseille où se trouve, si j’ai bien compris, le caveau de famille…

— Je le connais, dit Mme Lecourt. Il est voisin du nôtre…

— Si vous désirez vous entretenir avec votre beau-frère… commença Langevin tout de suite arrêté par Orchidée :

— Non. À aucun prix ! Je n’ai rien à dire à un membre de cette famille qui m’a ouvertement méprisée et qui a poussé la cruauté jusqu’à rejeter mon cher Édouard. Je suppose d’ailleurs que ce sentiment est réciproque… Cependant j’assisterai à la cérémonie, que cela plaise ou non.

— Nous y serons ! affirma la Générale en glissant son bras sous celui de la jeune femme. Venez, à présent, il nous faut songer à nous procurer des vêtements de deuil… Pendant que j’y pense : Édouard a-t-il laissé un testament ?

— Oui. Déposé chez un notaire dont je vais vous donner l’adresse et qui le garde sous séquestre jusqu’à la fin de l’enquête mais qui recevra prochainement la mainlevée. C’est vous qui héritez, Madame, et il s’agit d’une assez jolie fortune si j’ai bien compris.