Durant tout le déjeuner, en effet, Mme Lecourt fit des plans que Violet estima inquiétants bien qu’ils fussent exactement les mêmes que ceux de la veille mais articulés sur un autre ton : on partirait ce soir pour Porquerolles où « la Chinoise », comme l’appelait miss Price, pourrait mieux se reposer qu’à Marseille, laisser le temps apaiser un peu ce qu’elle venait de souffrir. Violet n’en croyait pas ses oreilles et, négligeant ce qui se trouvait dans son assiette, se contentait de réduire son pain en une quantité de boulettes qui jonchaient à présent la nappe. Exercice qui finit par attirer l’attention de la Générale :
— Eh bien, ma chère, que vous arrive-t-il ? Vous êtes décidément souffrante. Que vous a fait ce pain et pourquoi ne mangez-vous pas ?
L’interpellée devint rouge vif :
— Nous… nous partons ce soir toutes… toutes les trois ?
— Naturellement ! Ah, il faut tout de même que je vous explique ! La princesse ici présente et moi-même nous sommes découvert des liens de parenté que nous ne soupçonnions absolument pas hier. Aussi ai-je décidé qu’elle resterait quelque temps avec nous. Elle vient de subir une très rude épreuve… une injuste épreuve, ajouta-t-elle en appuyant intentionnellement sur les mots, et je me dois de l’aider.
Elle aurait pu parler ainsi pendant longtemps, miss Price ne l’écoutait qu’à peine, accablée qu’elle était par ce nouveau coup du sort. Elle avait bien lu dans le journal que cette femme était une sorte d’altesse, mais si Mme Lecourt lui donnait ce titre cela signifiait simplement qu’elle ne voulait pas se servir d’un nom jugé par elle beaucoup trop compromettant, donc périlleux. Et à bon entendeur salut !
Les craintes de la pauvre fille devinrent de l’affolement quand elle s’entendit proposer de demeurer à Marseille si elle craignait d’être malade en mer.
— Vous êtes souffrante depuis ce matin, ce serait peut-être plus raisonnable ? ajouta la Générale.
— Non, non… pas du tout ! Je vais très bien. Rien qu’une légère migraine… que… que l’air de la mer dissipera, au contraire. Et j’aime tellement Porquerolles ! À quelle heure partons-nous ?
— Vers quatre heures et demie. Le Monte-Cristo dont j’ai fait prévenir ce matin le capitaine sera sous pression à ce moment et nous avons certains préparatifs à faire.
Miss Price approuva d’un air absent. Ce délai inespéré lui convenait parfaitement. Lorsque l’on quitta la table, elle marmotta quelques mots indistincts signifiant à peu près qu’il lui fallait aller en ville pour s’acheter des bottines de marche en vue des longues promenades sur l’île, mais ses deux compagnes n’y prirent pas garde. Elles étaient presque heureuses. La colère dévastatrice qui, depuis la veille, soulevait Mme Lecourt hors d’elle-même venait de faire place à une certitude et surtout à une sérénité pleine de douceur. Quant à Orchidée, si elle se trouvait encore un peu étourdie par l’étonnante histoire qu’on lui avait confiée, elle se sentait apaisée, rassurée auprès de cette vieille dame qui semblait destinée à jouer auprès d’elle le rôle de génie protecteur. Et si son désir de rejoindre Ts’eu-hi l’occupait toujours, elle pensait qu’il allait être doux de connaître quelques jours de repos, le temps que sa situation s’éclaircisse, avant de s’embarquer, pour son long voyage, sur cette mer bleue qu’elle pouvait apercevoir depuis les fenêtres de la maison.
Tandis que Mme Lecourt demandait à Orchidée de lui faire une liste de ce dont elle avait besoin puisqu’elle n’avait presque rien emporté, miss Price remonta dans sa chambre, mit un chapeau, enfila un manteau, vérifia ce qu’elle possédait comme argent dans son sac et quitta la maison en courant, craignant par-dessus tout qu’on lui offrît d’atteler pour elle une voiture. Les gens de la Générale ne devaient pas être mis au courant de ce qu’elle allait faire.
La chance la servit : un fiacre arrivait justement. Elle y monta et ordonna au cocher de la conduire à l’hôtel de Police. Il était plus que temps de mettre fin aux folies de sa patronne et de l’empêcher de s’embarquer dans une histoire qui pouvait lui causer un tort irréparable, cacher une meurtrière n’ayant jamais été bien vu par les autorités.
Miss Price n’ignorait pas qu’elle courait un gros risque et cherchait encore comment se débarrasser de « la Chinoise » quand la voiture s’arrêta. Elle hésita un instant à la garder puis songea qu’il valait tout de même mieux aller acheter les chaussures qui lui servaient d’alibi. Aussi elle paya et renvoya le fiacre. Enfin, rassemblant son courage, elle pénétra dans le bâtiment puis, ne sachant trop où aller, elle se dirigea vers un personnage assis derrière une table, qui semblait placé là tout juste pour renseigner les visiteurs :
— Je voudrais voir quelqu’un… mais je ne sais pas qui.
— C’est à quel sujet ? grogna le préposé.
— Au sujet… d’un… d’un crime. Je crois… que je peux donner des informations sur…
— Quel crime ? fit l’autre toujours aussi gracieux.
— Pas une affaire d’ici… Cela s’est passé à Paris… Oh, comment expliquer ?
— Si vous m’en dites pas plus, j’peux pas vous diriger…
À cet instant l’inspecteur Pinson qui se trouvait dans le vestibule, occupé à consulter un plan de Marseille affiché au mur, s’approcha. Deux mots : crime et Paris venaient de frapper son oreille. Son instinct fit le reste :
— Il ne s’agirait pas de l’affaire Blanchard, par hasard, Madame ?… Le crime de l’avenue Velazquez ?
L’Anglaise leva jusqu’à sa figure rose des yeux de noyée qui revient à la vie. En outre, avec ses cheveux roux, cet homme avait quelque chose de britannique et elle se sentit en confiance :
— Si, fit-elle. Vous êtes au courant ?
— Je viens de Paris tout juste pour ça. Inspecteur Pinson de la Sûreté Générale. Vous avez des renseignements ?
— Oui… je crois. Seulement, je ne voudrais pas que l’on sache que c’est moi qui…
— Qui les a donnés ? Venez un peu par ici. On pourra peut-être arranger ça.
Un instant plus tard, dans le bureau du commissaire Perrin, Violet racontait son histoire que Pinson suivit avec l’intérêt que l’on devine. Sans être particulièrement rancunier, la façon dont Orchidée l’avait payé de ses bons offices lui restait en travers de la gorge et en écoutant miss Price il piaffait littéralement comme un cheval de bataille qui entend la trompette. Le commissaire Perrin, lui, se montrait beaucoup moins joyeux. La veuve du général Lecourt – née Bégon par-dessus le marché ! – était une personnalité marseillaise que l’on ne pouvait maltraiter sans risquer quelques inconvénients : arrêter une criminelle était une belle chose, mais l’arrêter chez cette dame était une autre paire de manches. Quant à cette grande bringue d’Anglaise qui se retournait, pour Dieu sait quelle raison infâme, contre la main qui la nourrissait, elle ne devait compter sur aucune sympathie de sa part.
— Comment pouvez-vous être sûre que c’est la femme qu’on cherche ? maugréa-t-il. Vous la connaissez personnellement ?
— Je sais qu’elle a voyagé dans le même train que nous. Et puis j’ai vu le portrait dans le journal…
— Alors, si je comprends bien, vous accusez Madame la Générale Lecourt de recel de malfaiteur ? C’est grave, miss, c’est même très grave !
— What ?… Recel de… Je n’accuse pas du tout Madame Lecourt. C’est une « lady » et je serais désolée si elle avait des ennuis. Simplement… elle a un cœur trop bon… Cette… Chinoise a trouvé le moyen de lui inspirer de la pitié et dans ces cas-là elle ne sait plus ce qu’elle fait.
L’affaire lui paraissant mal engagée, Pinson s’en mêla :
— Si je vous comprends bien, Monsieur, cette dame Lecourt est importante et… vous craignez les vagues ?
— Tout juste, inspecteur, tout juste ! On ne peut pas la traiter comme n’importe quel tenancier d’hôtel louche et je ne me vois pas du tout débarquant chez elle avec deux agents… Une heure après j’aurais tout le département sur le dos et même davantage… le Préfet de Police, un ou deux ministres, que sais-je ?
— Autrement dit, il faudrait l’arrêter hors de la maison ?
Perrin jeta sur son collègue un coup d’œil perplexe : ce Parisien aurait-il des idées ? En réalité il n’y croyait pas beaucoup :
— Ce serait le rêve. Seulement trouvez-moi un moyen de la faire sortir ! On ne quitte pas un refuge si facilement dans son cas.
— M. Langevin et moi-même sommes persuadés qu’elle veut s’embarquer après-demain sur le bateau des Messageries qui appareillera pour Saigon… Évidemment on ne sait pas ce qui peut se passer d’ici là.
Miss Price, dont on commençait à oublier la présence, jugea qu’il était temps de se manifester de nouveau. Elle fit savoir timidement que ces dames sortiraient sans doute vers quatre heures et demie « pour faire des courses ». Ce qui eut le don de faire exploser Perrin :
— Des courses ? Voilà une bonne femme qui est recherchée par la police et qui s’en va faire une tournée de boutiques comme si de rien n’était ? Vous vous fichez de nous, miss ? Elle pourrait aussi aller prendre le thé sur la Canebière pendant qu’elle y est ?
— My goodness ! glapit miss Price presque en larmes. Vous me croyez ou vous ne me croyez pas, mais je vous dis que Madame a commandé la voiture pour quatre heures et demie et qu’elle emmène cette femme !
— Nous vous croyons, miss, fit Pinson, apaisant. Et je pense avoir la solution. Je connais cette femme que j’ai vue de près et, si vous en êtes d’accord, Commissaire, je propose de procéder moi-même à l’arrestation avec deux de vos hommes. Ainsi personne ne pourra vous tomber sur le dos puisque je viens de Paris et… Mademoiselle sera tenue en dehors. Je ne l’ai jamais vue, moi… quant à votre Générale elle s’en tirera avec une ou deux questions bénignes. Ça vous va ?
"La Princesse Manchoue" отзывы
Отзывы читателей о книге "La Princesse Manchoue". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La Princesse Manchoue" друзьям в соцсетях.