Elle s’interrompit soudain, consciente d’être en train de rêver tout haut, et posa sur sa jeune compagne un regard embrumé :
— Pardonnez-moi ! Il n’est jamais bon de regarder au fond du passé et de s’attendrir sur les belles images de la jeunesse. Dans mon cas c’est même ridicule !
— Pourquoi ? fit Orchidée gravement. On n’oublie jamais le jour où l’on rencontre l’amour. Et vous l’aviez rencontré ?
— Oui… Il était anglais et de grande famille. Riche aussi, bien sûr, mais passionné de peinture il faisait de longs séjours autour de notre Méditerranée pour en capter la belle lumière… Je n’essaierai même pas de vous le décrire : Édouard était son vivant portrait. À cette différence près que John ne jouissait pas d’une très bonne santé.
« Ce soir-là, nous n’avons dansé qu’ensemble… ou presque et, tout de suite, il a demandé la permission de faire mon portrait. J’étais jolie, alors, et il savait bien le dire ! Cependant ce n’était guère facile : une jeune fille de la bonne société ne se rend pas ainsi dans l’atelier d’un peintre. Mais il se trouvait que j’avais alors une gouvernante anglaise dont John n’eut pas eu beaucoup de peine à faire son alliée et qui, pendant les séances de pose, ne voyait aucun inconvénient à aller lire son journal dans le jardin tout en dégustant les thés copieux que lui servait le valet de mon ami. Un jour, ce qui devait arriver arriva. Pourquoi aurions-nous résisté à cet amour qui nous bouleversait ? John jurait qu’il m’épouserait… entre deux quintes de toux car son état s’aggrava subitement. À un tel point que la famille fut prévenue et que sa mère vint le chercher. Elle lui ressemblait, physiquement du moins, et me fit beaucoup de promesses : il reviendrait bientôt et nous pourrions alors nous marier… En résumé tout ce qui était susceptible de calmer les sanglots d’une gamine désespérée…
« Je le fus plus encore lorsque je m’aperçus de mon état. J’écrivis aussitôt à John… et reçus en retour un faire-part de décès accompagné de ma lettre déchirée. C’est alors que j’allai me jeter dans les bras d’Adélaïde pour lui demander de m’aider à cacher ma faute à mes parents qui, j’en étais certaine, seraient impitoyables. D’autre part, je désirais que cet enfant vive puisqu’il était tout ce qui me restait de John avec un portrait inachevé. Je n’imaginais pas, alors, que je tombais aussi bien : en échange de mes confidences, ma cousine m’apprit la réalité de son mariage. À elle, il lui fallait à tout prix un enfant et je lui en apportais un… Elle n’eut guère de peine à me convaincre d’accepter le plan qu’elle établit sur-le-champ : sous prétexte de la consoler du départ de son mari, elle obtint de mes parents qu’ils me permettent de l’accompagner – toujours flanquée de ma gouvernante et de sa fidèle femme de chambre – en Suisse où elle voulait louer une maison afin d’y bénéficier, surtout pendant les chaleurs de l’été, d’un air plus frais et plus vivifiant qu’en Provence. Nous sommes parties ensemble pour Lausanne et c’est là qu’Édouard est né, dans une propriété de Vevey que l’on ne pouvait voir que depuis le lac Léman.
« Si je vous disais que la séparation a été facile, vous ne me croiriez pas. Ce bébé blond qui ressemblait à John, j’ai dû laisser Adélaïde le prendre dans ses bras et le faire sien. Cependant j’éprouvais un soulagement à me savoir sauvée et je me consolais en pensant que je verrais souvent mon fils auprès de qui je pouvais jouer un rôle de tante. C’était compter sans la jalousie profonde d’Adélaïde. Henri, heureux de cette naissance et fier de l’enfant, se rapprochait d’elle. Il allait occuper un poste beaucoup plus agréable à Biarritz et, cette fois, il emmenait sa femme et son fils.
« Pourtant, cet éloignement ne suffisait pas à Adélaïde. Elle voulait me rejeter tout à fait hors de leur vie. Elle inventa je ne sais quelles coquetteries dont je me serais rendue coupable envers son mari alors que je n’éprouvais pour lui qu’une grande amitié. Réciproque, d’ailleurs ! Mais, dès lors, il fut impossible d’amener Adélaïde à changer d’attitude et ce fut là brouille. Une brouille qui n’a jamais cessé…
« Un an plus tard, j’épousais le capitaine Lecourt et je partais avec lui pour le Cambodge. J’espérais que la venue d’un autre enfant adoucirait ma peine et mes regrets mais le Ciel ne m’a plus jamais permis de donner le jour. Étais-je devenue stérile ou bien était-ce la faute de mon mari, ce sont de ces questions que l’on ne pose pas dans la société qui était alors la nôtre.
— Et, dans votre famille, personne n’a tenté de vous réconcilier, vous et elle ?
— Non. Ma mère n’avait jamais aimé Adélaïde et je crois qu’au fond elle a été contente de me voir échapper à son emprise. D’ailleurs sa sœur, qui était donc la mère de ma cousine, venait de décéder. Il n’y avait plus guère de raisons pour conserver des relations. D’autant que ma famille était indignée par les accusations portées contre moi. Et puis les années se sont écoulées. Je suis veuve à présent et je ne sais trop que faire de mon temps. Bien sûr, je me suis arrangée pour me tenir au courant de ce que devenait Édouard. Il m’en a coûté beaucoup de peine… et un peu d’argent. J’ai tremblé pour lui quand je l’ai su à Pékin durant ce terrible siège. Et puis j’ai appris votre mariage. Qui m’a fait plaisir, au demeurant.
— Comment pouvez-vous dire cela ? Ce mariage n’a jamais fait plaisir à personne en dehors d’Édouard et moi.
La Générale éclata tout à coup d’un rire incroyablement frais et jeune :
— Moi, j’en ai été ravie. J’étais tellement certaine qu’Adélaïde en serait folle de rage… Eh bien, je crois que je vous ai tout dit. À présent, racontez-moi comment mon fils est mort ! ajouta-t-elle d’une voix soudain très grave.
Orchidée n’avait plus aucune raison de se taire. Elle s’efforça de tout rapporter aussi clairement que possible, depuis le télégramme de Nice appelant Édouard au chevet de sa mère jusqu’aux accusations portées par les serviteurs sans oublier la lettre qui suivait de si près le départ d’Édouard. Agathe l’écouta de bout en bout sans l’interrompre. Elle était revenue s’asseoir en face de la jeune femme et suivait le récit sans quitter un seul instant des yeux le visage las de cette étrange belle-fille qu’elle venait de se trouver. Mais elle ne put se défendre d’une émotion quand Orchidée, son récit achevé, se leva, vint jusqu’à elle et, par trois fois, s’inclina, les mains nouées sur sa poitrine, lui rendant officiellement les devoirs d’une bru envers la mère de son époux selon les rites de son peuple. L’entrée soudaine de Romuald fit fondre la boule qui était en train de se nouer dans la gorge de la vieille dame. Elle s’écria un petit peu trop fort :
— Qu’est-ce qui vous prend de nous déranger, mon ami ? Je n’ai pas appelé, il me semble ?
— Que Madame m’excuse mais je me dois de lui faire remarquer qu’elle semble n’avoir pas entendu la cloche du déjeuner…
— Vous avez sonné ?
— Par deux fois. Madame n’apparaissant pas, j’ai pris sur moi de venir l’avertir. Elle sait combien Coralie est susceptible lorsqu’elle confectionne un soufflé au fromage et des pets-de-nonne à la fleur d’oranger.
— Vous avez eu tout à fait raison et je vous offre mes excuses, Romuald. Combien de couverts avez-vous fait dresser ?
— Trois, Madame. Il m’a semblé que c’était le nombre juste.
La Générale se contenta de sourire. Elle savait très bien qu’il n’y a pas de bon maître d’hôtel qui ne comporte une petite part d’espion. Son vieux Romuald s’entendait parfaitement, en tout bien tout honneur et sans la moindre acrimonie, à écouter aux portes afin de régler sa conduite sur les événements internes de la maison.
Mme Lecourt se leva, rejoignit Orchidée et prit son bras qu’elle glissa sous le sien :
— Considérez dès à présent cette maison comme la vôtre, dit-elle avec un bon sourire. Et allons ensemble réparer des forces qui en ont le plus grand besoin.
Côte à côte, donc, les deux femmes pénétrèrent dans la grande salle à manger où miss Price, pratiquement au garde-à-vous, attendait derrière sa chaise.
— Eh bien, fit la Générale avec enjouement, déjeunons à présent !
Romuald n’était pas le seul à savoir écouter aux portes. Violet Price pratiquait volontiers, elle aussi, cette technique de renseignement. Cependant elle n’avait pu entendre tout ce qui se disait chez sa patronne à cause des allées et venues des domestiques. Elle en conçut un sentiment de frustration que la vue des deux femmes pénétrant bras dessus bras dessous dans la salle à manger porta vers une sorte de paroxysme. Est-ce que tout allait recommencer, une fois de plus, comme avec ces gens venus de n’importe où, dont Mme Lecourt s’entichait périodiquement et dont elle prétendait faire le bonheur coûte que coûte sans imaginer le moins du monde qu’elle faisait vivre sa maisonnée et surtout sa dame de compagnie dans les plus affreux cauchemars ?
Aimant beaucoup les bêtes, Violet s’accommodait volontiers des chiens errants ou des chats abandonnés, mais le bon cœur de la Générale la poussait à voler au secours de n’importe qui pourvu qu’on lui offrît un minois attendrissant, d’augustes cheveux blancs et la liste déchirante de malheurs qui, la plupart du temps, n’existaient que dans l’imagination brillante de leurs prétendues victimes. Cette femme riche et généreuse se révélait une proie succulente pour les aigrefins de tout poil, de tous âges et de tous sexes qui ne parvenaient à leurs fins que trop aisément ! Une étonnante collection de personnages bizarres avait déjà défilé dans la grande maison du Prado et, presque chaque fois, leur passage se soldait par une cuisante déception pour la bienfaitrice. Aussi Violet, oubliant qu’elle était elle-même l’une des assistées de la Générale qui l’avait récupérée aux Indes, craignait-elle comme le feu toute nouvelle venue. Or, si l’on en jugeait par l’amabilité déployée par Mme Lecourt envers « la Chinoise », celle-ci était peut-être plus redoutable encore que les autres !
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