La première chose à faire, bien sûr, était de rendre visite à cette dame pour tenter d’y voir plus clair dans son comportement. Le paquebot Hoogly ne levait l’ancre que le surlendemain, puisque l’on était jeudi, et l’inspecteur Pinson n’arriverait que le vendredi. La marge était un peu étroite, évidemment, mais devait lui suffire à mettre la main sur Orchidée.

Pour en faire quoi ? Au fond, il n’en savait trop rien, comptant un peu sur les circonstances et l’inspiration du moment. Le plus simple serait peut-être de la cacher quelque temps à Château-Saint-Sauveur le bien nommé – et pourquoi donc pas en compagnie de l’homme à la jambe cassée ? –, puis de lui procurer de faux papiers et de réquisitionner le bateau d’un ami grâce auquel on pourrait, de nuit, la conduire jusqu’à Gênes… d’où on la ferait embarquer pour où elle voudrait…

Le côté peu légal de ce beau projet ne troublait en rien la conscience d’un peintre dont les pinceaux réputés servaient de couverture à des activités beaucoup moins claires : celle d’un habile agent secret fidèlement attaché au 2e bureau et celle, encore plus secrète, d’un « amateur » de pierres précieuses qui, sans qu’ils s’en doutent, avait déjà donné pas mal de fil à retordre au commissaire Langevin et à ses pareils.

Ayant ainsi ébauché un plan, Antoine choisit un élégant costume du matin en fil-à-fil gris clair rehaussé par un gilet d’un ton plus soutenu, se coiffa d’un melon assorti, prit des gants de cuir fin puis, jetant son paletot sur ses épaules, se considéra un instant dans un miroir avec un mélange de satisfaction et d’irritation : il détestait s’habiller mais reconnaissait qu’en certains cas, c’était tout à fait indispensable. Par exemple lorsqu’il s’agissait de rendre à une grande bourgeoise d’un âge certain une visite matinale.

Ainsi équipé, il descendit dans le hall et demanda qu’on lui appelle une voiture.

CHAPITRE V

QUI ÉTAIT AGATHE LECOURT ?

Lorsque le fiacre déposa Antoine à l’adresse indiquée par le portier, il se félicita d’avoir fait quelques frais et ce fut d’un pas assuré qu’il alla sonner à la grille d’une imposante demeure, située près du Prado, qui avait dû voir le jour sous Napoléon III et qu’il jugea affreuse au premier coup d’œil. Il détestait en effet le style troubadour, ses tourelles, ses pignons gothiques, ses fenêtres à meneaux et tout ce fatras d’un autre âge qui procurait aux dames l’exaltante impression de jouer les princesses lointaines attendant le retour problématique de quelque chevalier croisé parti au moins autant à la traque des houris de Mahomet qu’à la défense du tombeau du Christ… Heureusement, un magnifique jardin entourait cette monstruosité sur laquelle un jardinier génial s’efforçait d’accumuler un maximum de plantes grimpantes à fleurs et, en vérité, rosiers, jasmins, bougainvillées et glycines semblaient bien partis pour venir à bout des phantasmes de l’architecte.

Un maître d’hôtel compassé, auquel il remit sa carte et ses excuses de se présenter à une heure peu conforme aux usages, ouvrit devant lui un hall immense qui devait bien faire vingt-cinq mètres sur huit et d’où partait un grand escalier à double révolution permettant d’atteindre la galerie en surplomb qui faisait le tour de la pièce. Une verrière couvrait l’ensemble, diffusant la joyeuse lumière d’un joli matin sur une forêt d’aspidistras au milieu de laquelle des poufs et des fauteuils crapauds capitonnés de velours rubis avaient l’air d’énormes fraises cultivées en serre. Le serviteur y laissa Antoine après lui avoir désigné la plus grosse des « fraises » d’un geste solennel.

Il revint au bout d’un moment pour inviter le visiteur à le suivre et le conduisit dans un salon du rez-de-chaussée qui, avec ses piliers et ses voûtes d’arêtes, ressemblait assez à une chapelle gothique de taille réduite dans laquelle on aurait accumulé les dépouilles d’un musée d’Extrême-Orient. Ce n’étaient que paravents de laque noir et or, statues de Bouddha cohabitant avec un Çiva dansant en argent, tapis et faïences chinois de cet admirable turquoise profond qui en a fait la réputation, vitrines contenant des objets brillants trop nombreux pour être répertoriés d’un premier coup d’œil et, enfin, quelques sièges d’ébène venus de Pékin dont on s’était efforcé de corriger l’inconfort à l’aide de coussins de velours violet.

Abandonné dans cet univers qui sentait l’encens et le santal, Antoine vit bientôt arriver la maîtresse des lieux, imposante en dépit de sa petite taille dans une robe de popeline cyclamen garnie de dentelles, ses cheveux gris auréolés d’une charlotte de mousseline et de rubans de même couleur. Debout au milieu de la pièce et sans se soucier d’offrir un siège à son visiteur, elle attendit, après le bref échange des salutations, qu’Antoine eût fini de s’excuser d’avoir osé se présenter chez elle à une heure aussi indue et sans y avoir été convié. Il le fit d’ailleurs avec une grande sobriété : la mine de cette vieille dame n’invitait guère aux circonlocutions :

— Je ne me serais pas permis de vous déranger, Madame la Générale, sans une raison grave : une amie qui m’est chère vient de disparaître dans Marseille et j’ai tout lieu de croire que vous vous êtes intéressée à elle…

La petite main potelée ornée d’un simple anneau d’or désigna enfin l’un des larges et raides fauteuils de bois noir tandis qu’une flamme amusée s’allumait dans le regard violet qu’elle abritait depuis un moment derrière un face-à-main de vermeil serti d’améthystes :

— Vous n’êtes pas un inconnu pour moi, Monsieur Laurens, dit-elle. Vous êtes un peintre renommé et, en outre, vous appartenez à ce pays. Sinon je ne vous aurais pas reçu. À présent dites-moi qui vous a donné mon adresse ?

— Le portier du Terminus où je suis descendu ce matin en débarquant du Méditerranée-Express. Il m’a dit qu’hier, dans la matinée, vous êtes venue vous enquérir d’une « dame asiatique »… tout comme je l’ai fait moi-même… et je souhaite vous demander les raisons de cet intérêt inattendu.

Agathe Lecourt ne put s’empêcher de rire :

— Tout simplement ! Eh bien, vous êtes direct et je dois dire que cela ne me déplaît pas. Je vais donc répondre à votre question. Ayant beaucoup voyagé, principalement aux Indes et en Chine, je m’intéresse toujours à tout ce qui me paraît un peu exotique et plus encore s’il y a quelque chose de bizarre. Que voulez-vous, je suis curieuse.

— C’est, selon les opinions, un défaut ou une qualité. Pour une femme c’est un privilège. Et cette… dame était bizarre ?

— Je vous prends pour juge. Dans le train j’ai fait la connaissance d’une exquise Mandchoue, très belle et très élégante, dans des circonstances que je vous conterai si je décide que vous serez un jour un ami…

— Ne vous donnez pas cette peine, Madame la Générale ! je les connais déjà.

— Tiens donc ! Vous êtes voyant, mage, fakir ou…

— Rien du tout, mais Pierre Bault, le conducteur du sleeping, est un ancien et cher ami. Nous avons combattu ensemble pendant le fameux siège des Légations à Pékin. Il m’a téléphoné car lui aussi est inquiet pour elle.

— Je vois. Donc je reprends : je rencontre cette jeune femme et je m’aperçois qu’elle a plusieurs identités à sa disposition : pour ce cher Pierre – que je connais bien aussi, figurez-vous ! – elle se nommait Mme Blanchard, mais la jeune personne que poursuivait son amant russe disait qu’elle était princesse. Enfin, à l’hôtel Terminus on ne se rappelait qu’une Mme Wu-Fang d’ailleurs évanouie dans les brumes du matin. J’ajoute qu’à la lecture des journaux d’hier il semblerait que notre conducteur soit dans le vrai…

— La jeune personne aussi, coupa Antoine sèchement. Avant son mariage Mme Blanchard était la princesse Dou-Wan, parente de l’Impératrice.

— Je n’en ai pas douté un seul instant. J’ai su, au premier coup d’œil, qu’elle est mandchoue et de haute naissance. Quand on a longtemps vécu en Chine, comme moi, il y a des détails qui ne trompent pas… Cela dit, nous pouvons lui ajouter un autre qualificatif : c’est une meurtrière.

Le mot fut lancé si brutalement et de façon si imprévisible qu’Antoine fronça les sourcils, envahi par une désagréable impression. Néanmoins, il réussit à conserver un calme parfait :

— Et le sachant vous l’avez tout de même recherchée ? Était-ce pour la livrer à la police ?

Échappé des doigts qui le tenaient, le face-à-main retomba au bout de son ruban de velours cependant que la Générale rougissait un peu :

— Pour qui me prenez-vous, Monsieur Laurens ? Je n’ai que faire des besognes de basse police. C’est à elle de faire son travail. Moi, je suis seulement une femme que l’âme humaine passionne. Avouez qu’une pareille rencontre avait de quoi susciter mon intérêt ? Si je l’avais trouvée, je comptais la ramener ici pour tenter de pénétrer les obscurités de cette âme et…

S’il était une chose qu’Antoine détestait, c’était cette sorte de gens qui, par désœuvrement, se lancent dans des expériences psychologiques sur des êtres humains comme ils étudieraient le comportement des lépidoptères. Il coupa court au discours en voie de développement :

— Pardonnez-moi de vous interrompre mais une chose importe avant tout pour moi : vous ne l’avez pas trouvée ?

— Non… et croyez que je le regrette. Par acquit de conscience, je suis entrée dans la gare et j’ai cherché si je l’apercevais. Hélas je n’ai vu personne. Cependant… et j’espère que vous me pardonnerez à votre tour, il semble que cette femme vous soit très chère ?

— Pas à ce point-là, Madame. Je vous ai dit ce qu’il en était et si je souhaite tellement retrouver Orchidée…

— Elle s’appelle ainsi ? C’est tout à fait ravissant…