Depuis des mois, fidèle à ce qu’il avait lui-même imposé, il respectait sa parole. De ce fait, il ne savait rien d’elle, ni où elle se trouvait ni si elle pensait toujours à lui. Une chose s’avérait : où qu’elle fût, elle portait toujours son nom de jeune fille. Anselme, lecteur passionné de la rubrique mondaine du Figaro, se fût fait un devoir de lui annoncer, fût-ce au bout du monde, des fiançailles ou un mariage. Le brave garçon craignait tellement de découvrir ce genre d’annonce qu’il n’eût manqué pour rien au monde un seul numéro du journal. Agacé de cette obstination, Antoine fit remarquer un jour que Mélanie pouvait s’être mariée à l’étranger et sans prévenir les journaux français :

— Son grand-père, Monsieur Timothée Desprez-Martel, est à ses affaires à Paris depuis son retour d’Amérique : il ne manquerait pas en ce cas de passer une annonce… et puis, je pense qu’il aurait eu l’élégance de prévenir Monsieur.

Sans aucun doute ! Le vieux financier n’ignorait rien des sentiments d’Antoine pour sa petite-fille et il ne l’eût pas laissé apprendre ce genre de nouvelles par les journaux. Quant à Olivier Dherblay, son rival le plus sérieux à tous les sens du terme, il l’avait rencontré chez Maxim’s, peu de temps avant son départ pour Rome, soupant en compagnie de Laure d’Albany, l’une des plus ravissantes courtisanes de Paris, et tous deux avaient échangé un sourire et un salut amical. Le bras droit de Desprez-Martel comptait à présent parmi les célibataires élégants les plus recherchés par les maîtresses de maison et par les jolies filles… Néanmoins, Antoine était bien obligé de s’avouer que, plus le temps s’étirait, plus le désir de revoir Mélanie se faisait douloureux.

Il dut faire un gros effort pour obliger la chère image à rejoindre le coin secret de son cœur où elle sommeillait habituellement. C’était à Orchidée qu’il fallait penser et c’était Orchidée qui avait besoin de lui. Cependant, en jetant son sac sur les coussins de velours brun d’un compartiment dont un autre que Pierre Bault lui avait ouvert la porte, Antoine se sentait d’une humeur massacrante. Ce soir, le charme du Méditerranée-Express, son train bien-aimé, ne jouerait pas.

Le rite du wagon-restaurant était pour lui chose sacrée, d’habitude. Il en aimait le luxe douillet, le service feutré, l’assistance toujours suprêmement élégante, la cuisine raffinée et le Chambolle-Musigny 1887 dont il arrosait régulièrement son menu quel qu’il fût. Mais ce soir, la barbue sauce hollandaise lui parut insipide, l’aloyau filandreux, les tomates farcies trop salées, le brie de Melun pas assez fait et la croûte aux fruits aqueuse. Seul le vin, dont le bouquet et le velouté auraient pu défier victorieusement l’humeur atrabilaire d’une commission d’enquête, trouva grâce à ses yeux et réussit à ramener un peu de chaleur dans ses veines au soulagement du maître d’hôtel qui ne reconnaissait plus ce client considéré à bon droit comme l’un des plus aimables et des plus faciles à satisfaire.

Rentré dans son compartiment et incapable de dormir, Antoine passa une nuit détestable, assis sur son lit à fumer jusqu’à s’en arracher la gorge, contraint à ouvrir sa fenêtre à plusieurs reprises, ce qui lui apporta des bouffées d’air glacé et des volées d’escarbilles. Le problème qui se posait le hantait : où et comment retrouver Orchidée dans l’énorme grouillement de Marseille ? Son seul fil conducteur était celui que Pierre lui avait donné : l’hôtel Terminus… à condition que la jeune femme y fût réellement descendue.

Il y eut un moment difficile quand le train s’arrêta en gare d’Avignon. La tentation fut forte de mettre sac à terre et de téléphoner à Prudent de venir le chercher. Oh ! la joie, la douceur du petit déjeuner dans la grande cuisine avec autour de lui la sollicitude voltigeante des jumelles et l’odeur suave des brioches de Victoire !… Seulement Édouard gisait à cette heure sur une plaque de marbre de la Morgue et sa femme, traquée comme un gibier, devait chercher à se terrer dans quelque trou. Antoine ne pouvait pas leur faire ça !

En débarquant à la gare Saint-Charles, il obliqua droit en direction du Terminus. Puisque aussi bien il lui fallait coucher quelque part, autant là qu’ailleurs même si ses préférences personnelles allaient à l’hôtel du Louvre et de la Paix. Il serait toujours temps de changer au cas où son séjour se prolongerait.

Il obtint d’autant plus aisément une chambre que le connaissant fort bien de réputation, le réceptionniste fut secrètement ravi d’accueillir un homme dont on savait parfaitement qu’il était le client d’une autre maison, ce qui lui facilita les choses lorsque, sans désemparer et avant même de monter chez lui, il se mit à poser des questions. En effet, une dame asiatique était venue l’avant-veille, à l’arrivée du Méditerranée-Express, prendre logis à l’hôtel. Dépourvue de papiers d’identité – ceux-ci se trouvaient en possession de son mari censé arriver le lendemain – cette Mme Wu-Fang était restée chez elle jusqu’à l’aube où, alléguant qu’elle se rendait au-devant de son époux, elle s’était fait ouvrir par le portier de nuit. En fait, elle quittait l’hôtel ainsi que la direction s’en persuada lorsqu’on lui apporta l’enveloppe abandonnée dans la chambre par la mystérieuse voyageuse et qui contenait un généreux règlement de ses dépenses.

— Autrement dit, elle n’est pas revenue ? conclut Antoine.

— Non… Cependant, vers le milieu de la matinée, quelqu’un est venu s’enquérir d’elle… exactement comme vous, Monsieur Laurens. Quelqu’un qui nous demandait une jeune dame chinoise sans préciser son nom.

— Tiens donc ! Et sauriez-vous me dire qui était cette personne ? s’enquit Antoine en faisant surgir au bout de ses doigts, avec une adresse de prestidigitateur, un nouveau billet de dix francs – c’était le troisième que cette conversation onéreuse tirait de sa poche !

— Bien sûr : elle ne nous a pas demandé le secret. C’est une dame beaucoup trop fière pour s’arrêter à un pareil détail…

— Une dame ?

— Une vraie et très connue à Marseille où elle occupe une situation privilégiée de par son nom et sa fortune…

Antoine se demandait s’il allait devoir produire un quatrième billet, mais l’homme aux clefs d’or décida de se montrer généreux et enchaîna presque sans respirer, tout en se rengorgeant comme s’il s’agissait d’un membre de sa famille :

— C’est la générale Lecourt… née Bégon !

La précision appuyée d’un geste du doigt fit hausser les sourcils du peintre : le préposé n’eût pas montré plus de révérence en annonçant une Castellane ou un Grimaldi :

— Bégon ?… Est-ce tellement important ?

— Important ? Oh ! Monsieur Laurens !… Est-il pensable qu’un homme de votre qualité ignore les gloires qui ont illustré notre antique cité ? Michel Bégon fut cet intendant des galères dont le faste brilla sur Marseille, qui fit paraître chez nous les premières tapisseries des Gobelins et qui, en 1687, je crois, donna en son hôtel de l’Arsenal une fête demeurée mémorable pour célébrer le rétablissement de la santé du roi Louis XIV après…

— Ah ! L’histoire de la fistule ! fit Antoine éclairé. Ainsi cette dame est sa descendante ?

— En ligne directe, Monsieur, ce dont elle est justement fière !

Tandis que son interlocuteur continuait à dérouler les fastes évanouis de la famille Bégon, Antoine essayait de comprendre pour quelle raison cette dame s’intéressait à Orchidée au point de se lever pratiquement à l’aurore pour s’enquérir d’elle. Ne trouvant aucune réponse valable à la question, il pensa non sans mélancolie que le temps était peut-être venu de se séparer d’un quatrième billet…

— Consentiriez-vous à me donner l’adresse de Madame la générale… Lecourt ? C’est bien ça ?

Mais cette fois son interlocuteur paraissait décidé à travailler pour la gloire :

— C’est bien ça ! Oh, Monsieur, c’est avec plaisir que je vais vous la donner. Depuis que les journaux nous ont appris qui était très certainement cette affreuse créature, nous nous tourmentons pour une concitoyenne dont la charité nous est bien connue. Allez la voir s’il vous plaît et veuillez essayer de la raisonner : en aucun cas, elle ne doit chercher à s’occuper d’une meurtrière ! Et vous-même…

Agacé au possible, Antoine darda sur le portier un regard sévère :

— Une meurtrière ? Comme vous y allez ! Gardons-nous, je vous prie, des jugements trop hâtifs…

— Mais, Monsieur, les journaux…

— Nous font avaler au moins autant de sottises que de vérités. Avant de condamner si fermement une de vos clientes – car elle le fut, n’est-ce pas ? – vous devriez attendre un peu…

— Attendre quoi ?

— Je ne sais pas, moi… qu’on lui ait coupé la tête ! Ainsi vous ne risquerez pas qu’elle vous attaque un jour en diffamation ! À tout à l’heure !

Et, sur cette plaisanterie d’un goût détestable, Antoine prit sa clef et se dirigea vers l’ascenseur en sifflotant une ariette de Bach. Purement machinale d’ailleurs car il ne se sentait pas vraiment le cœur à chanter. Le destin semblait prendre un malin plaisir à renforcer le rideau d’ombres qui le séparait de la jeune femme. Qu’est-ce que la descendante d’un intendant des galères du Roi-Soleil pouvait avoir à faire avec une petite princesse mandchoue échappée depuis à peine cinq ans à l’univers hermétiquement fermé de la Cité Interdite ?

Pour essayer de mettre un peu d’ordre dans ses idées, Antoine s’accorda le répit d’un bon bain et d’un solide petit déjeuner. Ses meilleurs instants de réflexion, il les trouvait plus facilement lorsqu’il était immergé dans une grande baignoire pleine d’eau chaude qu’il faisait suivre d’une douche froide, pour éviter le ramollissement des muscles, d’un vigoureux étrillage à la lanière de crin et d’une lotion à la lavande anglaise pour finir devant un pot de café fort et brûlant accompagné de quelques tartines de pain frais bien beurré, de marmelade d’orange, de croissants chauds et de fines lamelles de jambon de pays.