Un brusque sourire – une rareté chez lui ! – étira brièvement les lèvres et la moustache de Langevin :

— Auriez-vous la prétention de m’apprendre mon métier ? On ne les lâche pas d’une semelle mais pour l’instant rien à signaler : ils attendent l’arrivée de la famille. Cependant, comme un conseil en vaut un autre, si j’étais vous j’irais me coucher. Vous me semblez bien fatigué !…

— Pas à ce point-là !

— Sans doute mais vous devriez tout de même prendre un peu de repos… ne fût-ce que pour être dispos quand vous reprendrez, ce soir, le train pour Marseille !

Antoine se mit à rire et, attrapant son chapeau, il s’en servit à la manière d’un feutre empanaché pour un salut très grand siècle :

— Je vous intronise roi des « flics » mon cher Langevin ! Vous me percez à jour. Cependant je vous demande de croire que je ne songe qu’à une chose : vous aider à faire éclater la vérité.

— J’espère sincèrement que vous vous en tiendrez là. Il ne me serait pas agréable du tout de vous trouver de l’autre côté de la barricade.

Sans répondre, cette fois, Antoine enfonça son chapeau sur sa tête, réendossa son paletot, reprit son sac et son journal puis adressant au policier un signe qui le saluait, il sortit enfin du bureau, retrouva son fiacre qui l’avait patiemment attendu et lui indiqua de le conduire chez lui, rue de Thorigny.

Il possédait là, dans un vieil hôtel charmant qui avait vu passer Mme de Sévigné et abrité quelque temps le président de Brosses, un appartement de garçon composé d’un grand atelier, d’une sorte de petit salon-fumoir qui servait aussi de salle à manger quand par hasard le peintre prenait ses repas chez lui, d’une salle de bains, d’une cuisine, d’un office et de deux chambres dont l’une était occupée en permanence par Anselme, le « maître Jacques » polyvalent chargé de veiller sur la demeure et les biens d’un patron avec lequel il entretenait des relations variables quant à l’intensité mais toujours dévouées.

Habitué de longue date aux départs et retours impromptus d’Antoine, à ses absences plus ou moins longues, Anselme, en dépit d’un tempérament méridional plutôt expansif, s’avérait la discrétion et la sérénité mêmes. Il avait vu le jour en Provence, quelque part du côté de Château-Saint-Sauveur, la propriété familiale d’Antoine, mais n’y retournait que fort peu pour l’excellente raison qu’il adorait Paris où ses goûts d’esthète éclairé en matière d’art en général, et surtout de peinture – ainsi d’ailleurs qu’en œnologie –, le retenaient.

D’ordinaire, il accueillait Laurens avec un large sourire mais aussi un calme olympien. Cette fois, il lui sauta presque au cou lorsqu’il le vit apparaître dans l’antichambre :

— Monsieur est rentré !… Quelle joie ! C’est vraiment le Ciel qui a inspiré à Monsieur de rentrer aujourd’hui !

— Que vous arrive-t-il, Anselme ? Vous ne m’avez pas habitué à des réceptions aussi affectueuses ?

— Parce que ce n’est ni dans ma nature ni d’ailleurs dans celle de Monsieur mais, cette fois, nous nageons en plein drame !… Je vois que Monsieur est au courant, ajouta-t-il en tirant le journal qu’Antoine tenait sous son bras. Quelle horreur !… ce pauvre M. Blanchard !

— Vous avez vu, j’imagine, que l’on accuse sa femme ?

— Oui… et j’avoue que je ne comprends pas. Une dame si gentille et qui semblait tellement l’aimer !…

— Nous allons essayer de comprendre. Commencez par me faire couler un bain, puis vous irez chercher mes valises à la gare et vous m’en préparerez une autre. Je repars ce soir pour Marseille.

Tandis que son bain coulait, Antoine téléphona à la Compagnie des Wagons-Lits pour retenir son passage. Ensuite, il prit son bain, déjeuna puis, tout en avalant son café, reprit sa conversation avec Anselme qui était allé chercher ses bagages entre-temps.

— J’ai besoin de savoir ce que vous pensez de Gertrude et de Lucien, les serviteurs des Blanchard. Vous devez les connaître puisque nous avons, vous et moi, séjourné quelques jours chez eux tandis que Mlle Desprez-Martel se trouvait à Château-Saint-Sauveur[2]...

Au nom de la jeune fille, le visage rond d’Anselme s’illumina d’un vaste sourire :

— Puis-je demander respectueusement à Monsieur s’il a eu des nouvelles de… Mademoiselle Mélanie ?

Le visage d’Antoine se ferma instantanément :

— J’arrive de Rome, Anselme ! D’autre part, les deux années au cours desquelles nous ne devions pas nous revoir ne sont pas encore écoulées. Et puis, la question n’est pas là ! s’écria-t-il en jaillissant de son fauteuil comme si un ressort venait de s’y détendre pour se mettre à arpenter le tapis. Je voudrais que vous me parliez de Lucien et de Gertrude Mouret. Vous les connaissez assez bien, oui ou non ?

— Bien n’est pas le mot, Monsieur… Nous avons cohabité quelque temps avec un certain agrément, je dois le dire, cependant je n’ai jamais ressenti pour eux cette… comment dire ?… cette chaleur d’amitié qui pousserait à faire n’importe quoi pour quelqu’un. Ils sont très dignes… un peu compassés. Elle est excellente cuisinière.

— Si c’est tout ce que vous trouvez à en dire, c’est peu… Il y a tout de même une chose que je n’ai jamais bien comprise sans oser pour autant poser la question. Il se peut que vous puissiez y répondre…

— Je ferai de mon mieux pour satisfaire Monsieur.

— Je n’en doute pas. Voici : comment se fait-il que Mme Blanchard n’ait pas de femme de chambre ? C’est étonnant, non ?

— En effet et le fait m’a surpris, moi aussi. Eh bien, il paraît qu’elle n’en voulait pas, préférant s’habiller elle-même… de préférence avec l’aide de son époux. Elle disait qu’une camériste était toujours curieuse et souvent malveillante. Il y avait donc là-bas une lingère qui venait régulièrement pour veiller à l’entretien de ses vêtements mais c’est une femme très soigneuse.

— Hum !… Vous ne m’apprenez pas grand-chose au fond mais je vous remercie. À présent, rendez-moi donc un service : demain, par exemple, allez jusqu’à l’avenue Velazquez pour voir… vos anciens confrères, parler un peu avec eux, compatir à leurs ennuis…

— Que Monsieur n’en dise pas plus ! Je vais tranquillement leur tirer les vers du nez… si je peux m’exprimer ainsi ?

— Vous êtes admirable, Anselme ! Il y a longtemps que je le sais…

— Moi aussi, Monsieur. Merci, Monsieur.

Antoine achevait ses préparatifs pour son nouveau départ quand le téléphone sonna. À sa grande surprise, il découvrit une voix lointaine qui était celle de Pierre Bault mais n’eut pas le temps de s’étonner : ce qu’il entendait était suffisamment absorbant. En gros, le conducteur, complètement affolé après la lecture des journaux du matin mais très soulagé de le trouver chez lui, le mit au courant de ce qui s’était passé dans le Méditerranée-Express et le supplia de se rendre toutes affaires cessantes à Marseille pour tenter d’y retrouver Mme Blanchard :

— Je suis certain qu’elle est innocente et plus certain encore qu’elle est en danger. Il faut que vous l’aidiez, Monsieur Antoine ! Moi je ne peux rien, hélas ! Je voulais revenir de Nice dans la journée et la rejoindre au Terminus mais j’ai eu un accident… idiot comme tous les accidents…

— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?

— Une jambe cassée ! J’ai été renversé par un chariot en gare de Nice et je suis à l’hôpital de cette ville.

— Pas de chance, mon vieux ! Mais ne te tourmente pas ! D’abord je prends le train dans une heure pour aller là-bas et ensuite j’irai te voir sur ton lit de douleur et tout te raconter.

— Merci… oh merci ! Vous allez l’aider, n’est-ce pas ? Vous croyez, vous aussi, qu’elle n’a pas…

— Tiens-toi tranquille, te dis-je ! Et à bientôt !

Un moment plus tard, dans le fiacre qui le ramenait à son point de départ du matin, Antoine essayait de combattre l’impression pénible ressentie pendant le coup de téléphone haletant de Pierre. Dans la voix angoissée de cet homme jeune, calme et toujours si parfaitement maître de lui-même, au point de laisser croire à une certaine froideur, il venait de découvrir ce que cachait cette façade, en apparence inaltérable : son ami aimait Orchidée et sans doute depuis leur première rencontre dans l’ambassade anglaise assiégée, ce qui expliquait d’ailleurs le soin qu’il mettait, depuis leur retour de Chine, à refuser toute invitation et à tenir le ménage Blanchard éloigné de lui. Trop modeste pour tenter d’entrer en compétition avec le brillant Édouard, dont il avait vite compris que la jeune Mandchoue était très éprise, il gardait le secret de cet amour sans espoir enfoui au plus profond de son cœur mais il n’était pas difficile de deviner ce qu’il avait pu souffrir et, sans doute, souffrait encore.

Le peintre devinait ce que Bault ressentait à cette heure, cloué sur un lit d’hôpital, au moment même où il lui était donné de pouvoir se dévouer au service de la bien-aimée. Il arrivait décidément au destin de se laisser aller à des plaisanteries du plus mauvais goût ! Aussi Antoine entendait-il faire de son mieux pour en adoucir l’amertume chez son ami Pierre qu’il irait chercher à Nice pour le ramener passer une douillette convalescence à Château-Saint-Sauveur où, il en était certain, Victoire, sa vieille et géniale cuisinière, Prudent le silencieux, son époux, et les jumelles, Mireille et Magali, lui réserveraient le plus chaleureux des accueils. D’abord parce qu’ils le connaissaient et ensuite parce que n’importe quel chien perdu avait droit à toute leur sollicitude et plus encore si Antoine lui-même l’amenait…

Celui-ci découvrit trop tard que ce genre de pensées présentait des dangers. D’autant qu’Anselme en faisant surgir brusquement dans la conversation l’image de celle qu’il appelait « Mademoiselle Mélanie » venait de le prédisposer au rappel de ces souvenirs qu’il espérait tenir à distance tout en sachant parfaitement qu’il n’y parviendrait jamais.