Peu désireuse de reprendre contact avec la ville, la jeune femme décida de ne pas sortir. Sans doute aurait-elle le temps, demain matin et avant de s’embarquer, d’effectuer les quelques achats indispensables en vue de la longue traversée. Elle se contenta de faire savoir que, fatiguée, elle voulait être servie dans sa chambre mais réclama des journaux. Non pour voir si l’on y parlait de l’assassinat de son époux – il était encore trop tôt pour les publications de province et le drame n’y paraîtrait guère que le lendemain en admettant qu’il parût assez important pour intéresser les gens du Midi – mais pour y voir l’heure du départ de son bateau et quel en était le quai d’embarquement.
Hélas, elle eut beau parcourir la rubrique traitant des mouvements du port, aucun navire nommé Hoogly n’était en partance le lendemain au quai des Messageries Maritimes ni d’ailleurs aucun bateau à destination de l’Extrême-Orient avant trois jours.
Un long moment, elle resta assise au bord de son lit, laissant glisser les feuilles imprimées de ses mains qui tremblaient un peu. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi lui avait-on donné toutes ces précisions par écrit s’il n’y avait pas un mot de vrai ? Était-ce pour brouiller les pistes au cas où la lettre serait tombée entre des mains hostiles ? En fait c’était la seule explication valable et elle ressemblait assez aux habitudes tortueuses des « Lanternes rouges ». Une chose était certaine : quelqu’un l’attendrait demain matin à l’arrivée du Méditerranée-Express. C’était ce quelqu’un qui détenait la clef de l’énigme et la fugitive n’avait pas le choix : il fallait à tout prix le rencontrer.
Repoussant du pied le journal, elle chercha dans son sac l’agrafe d’or et de turquoises et la caressa longtemps. Ce joyau était sa sauvegarde et son passeport tout à la fois, la clef qui allait lui ouvrir les portes de bronze de la Cité Interdite et, si le guide annoncé lui semblait peu fiable, elle gardait au moins la ressource de ne pas l’aborder et d’aller prendre passage sur le prochain paquebot annoncé à destination de la Chine. Évidemment, cela représentait un laps de trois jours à passer dans cette ville… une éternité !
Cette idée venait à peine de lui traverser l’esprit qu’elle la rejeta en se traitant de sotte : elle ne possédait aucun papier au nom de Mme Wu-Fang ni d’ailleurs à aucun nom en dehors d’un livret de famille. Elle figurait seulement sur le passeport d’Édouard et ce passeport était loin. Comment passer une douane, franchir un poste de police puis la passerelle d’un bateau sans ce document ? Non, sa seule chance de partir sans être inquiétée résidait dans l’inconnu qu’elle rejoindrait dans quelques heures. Il n’y avait pas à en sortir !
La journée lui parut très longue et la nuit plus encore. Elle s’efforça de se nourrir et aussi de prendre du repos mais n’obtint qu’un sommeil haché et nerveux qui ne la détendit pas. Quant au thé qu’on lui servit, il n’était en rien digne de ce nom : une sorte de compromis d’un brun noirâtre entre une quelconque tisane et de l’eau de vaisselle…
À cinq heures du matin, incapable de rester couchée plus longtemps, elle se leva, fit sa toilette à l’eau froide, ce qui eut au moins l’avantage de la stimuler, s’habilla et rangea ses affaires. Puis s’installant à une petite table-bureau placée contre un mur, elle prit, dans le sous-main, une feuille de papier à en-tête de l’hôtel et une enveloppe, griffonna quelques mots destinés à prévenir la direction de l’obligation où elle se voyait de quitter la maison plus vite qu’elle ne l’aurait voulu, glissa la lettre dans l’enveloppe accompagnée d’un billet de banque, referma le tout et le plaça bien en évidence sur la cheminée. Enfin, reprenant son mince bagage qu’elle cacha, comme au départ de chez elle, sous son ample pelisse, elle ferma sa chambre et descendit dans le hall sans faire usage de l’ascenseur. Elle tenait une réponse toute prête au cas où le portier de nuit l’interrogerait mais, dans cet hôtel contigu à une gare, les allées et venues nocturnes étaient fréquentes. Cependant le préposé remarqua :
— Madame est bien matinale…
Il fallait dire quelque chose. Orchidée réussit à prendre un ton insouciant pour déclarer :
— Mon époux arrive par le Méditerranée-Express et je vais l’attendre car il ne sait pas à quel hôtel j’ai choisi de descendre.
C’était on ne peut plus naturel et l’homme ouvrit, devant cette cliente élégante, la porte du passage accédant directement à la salle des pas perdus.
En dépit de l’heure matinale, de nombreuses personnes s’y croisaient. Un rassemblement composé de gens de maison se formait à l’entrée du quai où allait arriver le Méditerranée-Express. Orchidée s’approcha prudemment, cherchant qui pouvait bien être là pour elle. Et soudain elle les vit : un groupe de trois personnes, deux hommes et une femme tout vêtus de noir comme s’ils attendaient quelqu’un pour des funérailles mais, sous leurs chapeaux melons identiques, les figures des deux hommes étaient résolument asiatiques. La femme, elle, disparaissait sous l’un de ces longs voiles de crêpe comme en portaient habituellement les veuves.
Orchidée se demandait qui elle pouvait bien être quand, soudain, celle-ci fouilla dans son réticule, en tira un mouchoir blanc qu’elle voulut porter à son visage. Le tissu funèbre la gênant, elle le rejeta en arrière d’un geste agacé qui découvrit son visage : c’était Pivoine…
Un instant, Orchidée resta figée sur place. La présence de celle qu’elle considérait à bon droit comme son ennemie jurée renforçait l’inquiétude éprouvée en lisant le journal. Cette fois, elle flaira un piège et son premier mouvement fut de tourner les talons et de s’enfuir mais elle pensa aussitôt qu’il y avait peut-être là une occasion d’en savoir plus sur cette suite de catastrophes qui venait de s’abattre sur elle.
Le trio tournait le dos à la grille placée à l’entrée de chaque quai. Il regardait vers le lointain des voies et en aucune façon ce qui pouvait se passer derrière. Orchidée s’approcha lentement, presque à toucher le lacis de fer forgé. À cet instant, la voix nasillarde d’un haut-parleur annonça que le Méditerranée-Express avait un quart d’heure de retard, ce qui eut le don de susciter la mauvaise humeur de l’un des deux hommes :
— Il ne manquait plus que ça ! On gèle dans cette gare ! Allons boire quelque chose de chaud !
— Vous ne bougerez pas d’ici ! coupa sèchement la Mandchoue. J’ai aussi froid que vous. Cependant il suffirait que vous vous laissiez retenir une seconde pour que nous la manquions… En outre, vous êtes là pour m’obéir…
— Veuillez me pardonner ! grogna l’homme. Espérons seulement que nous ne perdons pas notre temps et qu’elle est dans le train.
— Soyez tranquilles, elle y est ! Elle sait trop ce qu’elle risquerait en désobéissant.
Elle a trahi une fois, dit le troisième personnage. Pourquoi se plierait-elle à vos exigences ?
— Elle a trahi par amour pour ce barbare aux cheveux jaunes dont elle est devenue folle. S’il s’agissait de sa propre vie, nous n’aurions aucune chance car elle a du courage mais elle ne supportera pas l’idée qu’il pourrait être tué. Je sais d’ailleurs qu’elle a déjà commencé à obéir et qu’elle possède l’agrafe d’or. Il n’y a plus qu’à attendre…
— Et si le mari vient avec elle ?
— Rien à craindre de ce côté. Notre chance a été qu’il parte en voyage sans elle et que j’en aie été prévenue aussitôt. Il y a longtemps que j’attendais ce moment.
— Comment avez-vous fait, ô Très Puissante ?
— Cela ne vous regarde pas ! Tout ce que vous avez à faire, lorsque je vous l’aurai désignée, sera de la conduire jusqu’à la voiture que je rejoindrai dès que vous l’aurez vue…
— Nous savons ! bougonna l’homme.
— Il n’est jamais inutile de répéter les ordres afin d’être sûr qu’ils sont bien compris… mais voici le train ! Vous voyez que j’ai eu raison de vous obliger à rester. Il a dû rattraper une partie de son retard…
En effet, le porte-voix annonçait l’entrée en gare du Méditerranée-Express. Orchidée s’éloigna prudemment des trois personnages et, sans les perdre de vue, alla s’asseoir sur l’un des bancs placés le long des murs, assez près de la sortie pour être certaine de ne pas manquer ceux qu’elle surveillait. Bien décidée à les suivre lorsqu’ils quitteraient la gare.
Ce qu’elle venait d’entendre ne l’étonnait pas vraiment. Les dépositions mensongères de ses domestiques écartaient toute idée d’une collusion quelconque avec ses compatriotes. Gertrude et Lucien haïssaient et méprisaient la Chine en totalité. Pour quelle raison auraient-ils aidé Pivoine à tuer leur maître ? Mais si la Mandchoue était innocente de ce crime – et Orchidée en avait à présent la certitude –, qui donc portait la responsabilité du meurtre ?
Cependant la conversation qu’elle avait surprise avait au moins le mérite de la renseigner sur la provenance de la lettre. L’un des hommes ne venait-il pas d’appeler Pivoine « Toute-Puissante » ? Cela ne pouvait signifier qu’une chose : c’était elle à présent la « Mère sacrée du Lotus jaune » et sans doute possédait-elle toute la confiance de Ts’eu-hi avec le commandement des « Lanternes rouges », ce qui la rendait plus redoutable que jamais…
Tandis que la jeune femme réfléchissait, le train, ses voyageurs débarqués, faisait machine arrière pour rejoindre l’aiguillage qui le remettrait sur le chemin de la Côte d’Azur. Le bruit et la fumée de la puissante locomotive emplissaient la gare. Sur le quai, il n’y avait plus que deux ou trois porteurs à vide, un homme d’équipe armé d’une burette à long col et un contrôleur.
Le trio, refusant apparemment l’évidence, était resté jusqu’au bout. D’un même mouvement il fit demi-tour et fonça vers l’extérieur. Pivoine allait en tête et Orchidée sentit la fureur qui se gonflait sous ses voiles funèbres. Les deux hommes suivaient, visage hermétiquement fermé sous le bord des chapeaux enfoncés jusqu’aux sourcils.
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