— Beaucoup ! Mais il est inutile d’employer l’imparfait : je l’aime toujours. Dormez bien ! Nous nous reverrons à Marseille…

Avec un soupir de soulagement, Orchidée referma au mieux sa porte que les coups de bélier administrés par le prince Grigori avaient rendue quelque peu branlante. Cependant, bien certaine que plus personne n’aurait l’idée d’assommer le conducteur et de se ruer sur sa personne, elle s’étendit sur son lit avec soulagement et trouva le sommeil sans peine. Jamais, en effet, même au temps du siège, elle n’avait subi journée plus éprouvante. Dormir était le seul bien précieux qu’elle ambitionnât.

Pendant ce temps, après avoir rabroué sa dame de compagnie qui s’obstinait à ne pas dormir et attendait, Dieu sait pourquoi, une attaque de terroristes, Agathe Lecourt ressortait de chez elle pour aller bavarder un petit moment avec Pierre Bault qu’en vieille habituée de la ligne elle connaissait depuis longtemps. Fort curieuse sans doute, elle désirait éclaircir quelques points obscurs entre ce qu’il avait dit de Mme Blanchard et les phrases étranges échappées à la chanteuse. Les points d’interrogation qui se bousculaient dans son esprit se résumaient, au fond, en une seule phrase : qu’est-ce que cette étrange et ravissante jeune femme allait faire au juste à Marseille ?

Connaissant le conducteur, elle aurait dû savoir qu’il était l’homme le plus discret du monde et que le faire parler quand il ne le voulait pas était un exploit. Il se contenta de répéter les paroles mêmes d’Orchidée :

— Elle va rejoindre son mari…

— Ah ! Et ils vont partir tous les deux pour la Chine ?

Si habitué que fût Pierre aux confidences les plus délirantes de ses passagers, il ne put retenir un haussement de sourcils surpris.

— C’est elle qui vous l’a dit ? fit-il doucement.

— Non. C’est la petite théâtreuse. Elle l’a remerciée de l’aide apportée en regrettant que son départ prochain pour l’Extrême-Orient rende impossible de prochaines retrouvailles. Qu’en pensez-vous ?

Pierre eut pour la vieille dame ce sourire charmant, un peu timide, qui lui attirait la sympathie de tous les usagers du Méditerranée-Express :

— C’est peut-être vrai et, si j’étais vous, je m’en tiendrais à ce qu’en dit Mme Blanchard elle-même. Vous avez trop d’imagination, Madame la Générale et, si vous voulez bien me le permettre, je crois que vous lisez trop de romans d’aventures.

— Ouais ! Je savais bien que vous ne me diriez rien mais je suis toujours partie de ce principe qu’il faut savoir risquer pour obtenir quelque chose. En l’occurrence, je ferais mieux d’aller me coucher, sinon je n’aurai pas fermé l’œil de la nuit et miss Price me dira encore que j’ai la figure à l’envers ! Bonne nuit !

— Je vous accompagne jusqu’à votre porte pour m’assurer que tout va bien dans cette voiture.

Mais plus aucun bruit, sinon quelques sonores ronflements, n’accompagnait le rythmé du train. En revenant vers sa place, Pierre passa une main légère sur la porte d’Orchidée pour s’assurer qu’elle tenait à peu près puis revint s’asseoir sur son siège. Cette histoire de départ pour la Chine le tourmentait. La jeune princesse l’avait-elle lancée pour se débarrasser d’une reconnaissance encombrante ? Telle qu’il la connaissait, elle ne souhaitait certainement pas revoir Lydia d’Auvray, sachant bien, en outre, qu’Édouard n’approuverait guère ce genre de relations. Oui, c’était sûrement ça !

Mais au moment où il se donnait à lui-même cette assurance Pierre s’efforçait de ne pas entendre une voix intérieure, toute petite et toute timide, qui chuchotait : « Et si c’était vrai ? Si Orchidée regagnait réellement son pays natal ? » Cela expliquerait bien des choses et d’abord le fait qu’elle voyageait seule, sans son époux alors que jamais on ne les voyait l’un sans l’autre. D’autre part, elle n’avait pratiquement aucun bagage… Cela signifiait quoi ? L’impulsive réaction d’une femme amoureuse incapable de se supporter seule dans sa demeure devenue trop grande et partie sur un coup de tête pour rejoindre son mari sans même se donner le temps d’emplir une malle ? Un mouvement de jalousie ? Non, c’était impossible : dans ce cas-là, Orchidée se rendrait à Nice où d’après elle, Édouard s’était rendu au chevet de sa mère.

Une autre hypothèse montrait le bout de son nez : la belle Mandchoue allait vraiment s’embarquer pour la Chine, peut-être à la suite d’une scène de ménage. Ne voyant presque jamais les Blanchard, Pierre ignorait tout de leur vie intime. Se pouvait-il que le roman né au bord du canal de Jade eût atteint son dernier chapitre ? Cela expliquerait l’état de bouleversement dans lequel il avait vu la jeune femme. Mais comment savoir ? De toute façon, il y avait un drame quelque part, un drame contre lequel il ne pouvait rien en dépit de son amour.

L’idée lui vint d’abandonner son poste et de la suivre discrètement à Marseille. À ce stade du parcours on en était presque aux trois quarts du voyage. Il pouvait se déclarer souffrant et demander à l’un de ses collègues de s’occuper de deux wagons jusqu’à Nice ? Le coup assené par le prince Kholanchine pouvait justifier un malaise… La seule idée d’abandonner Orchidée, seule, dans une ville aussi cosmopolite, aussi turbulente et même aussi douteuse que le grand port méditerranéen soulevait chez lui une inquiétude proche de l’angoisse… Il fallait qu’il fasse quelque chose…

Le jour hivernal n’était pas encore levé lorsque le train fit son entrée dans la gare Saint-Charles. Le mistral qui soufflait depuis Valence balayait la poussière des quais et plaquait les vêtements sur les jambes de ceux qui s’y trouvaient.

Tandis qu’il aidait Orchidée à descendre, Pierre posa une question toute naturelle après avoir, du haut des marches, examiné les quelques personnes venues attendre les voyageurs :

— Je ne vois pas votre époux. Est-ce qu’il ne vient pas vous chercher ?

— Pas du tout. Il doit me rejoindre dans la journée à l’hôtel.

— Au Noailles, bien sûr ?

— Non. À celui qui est… tout près de cette gare. Nous… nous ne resterons pas à Marseille.

Mme Lecourt arrivait derrière la jeune femme flanquée d’une longue créature sans couleur définie – cheveux ni blonds ni gris, visage brouillé et vêtements de teinte neutre – qui faisait d’héroïques efforts pour ne pas bâiller. Avec son franc-parler coutumier elle se mêla aussitôt de la conversation :

— Le Terminus ? Quelle drôle d’idée ! C’est plein d’étrangers impossibles, de notaires de province et de commis voyageurs… sans compter les bruits et les fumées du chemin de fer.

— Nous n’y passerons qu’une nuit. C’est sans importance !

— Et ensuite vous vous embarquez ?

— Je crois… mais je ne suis pas certaine. Mon mari veut me faire une surprise.

Ces questions agaçaient la jeune femme. Ayant mis pied à terre, elle tendit la main à Pierre.

— Merci de vos soins et de votre gentillesse ! À bientôt peut-être ?

— Un instant ! Je vous appelle un porteur. Il vous conduira directement à l’hôtel.

Lui aussi était nerveux. Le chef de train lui avait refusé de descendre à Marseille :

— Ce serait bien volontiers, mon vieux, mais nous avons Lebleu et Vignon qui ont, eux aussi, le crâne en compote. Essayez de tenir le coup jusqu’à Nice ! Je vous le demande comme un service personnel.

Que répondre ? D’ailleurs, le mal n’était peut-être pas irréparable. Une fois à destination, il n’aurait qu’à sauter dans le premier train pour Marseille et revenir voir au Terminus comment les choses se passaient.

Cependant, la Générale, tout en marchant avec Orchidée vers les contrôleurs, lui faisait elle aussi ses adieux :

— Je suis un peu déçue. Ma voiture m’attend et je pensais que nous pourrions faire route ensemble jusqu’à votre hôtel. Est-ce que nous nous reverrons ?

— Il faut l’espérer. Personnellement, j’en serais très heureuse…

— Alors, échangeons nos adresses et, de toute façon, si vous aviez besoin de quoi que ce soit dans l’immédiat ou durant votre séjour, même très bref, dans cette ville, n’hésitez pas à m’appeler !…

Et, tirant de son sac une petite carte finement gravée, elle la tendit à Orchidée puis, la prenant brusquement aux épaules, l’embrassa sur les deux joues avant de s’éloigner à grands pas vers la sortie, miss Price trottinant sur ses talons. Orchidée s’aperçut alors qu’elle n’avait pas attendu qu’elle lui donne son adresse mais au fond c’était sans importance. Elle vit un cocher en livrée vert sombre et haut-de-forme à cocarde se précipiter vers la vieille dame et son ombre puis, s’en désintéressant, elle suivit son porteur qui se dirigeait vers une autre sortie, pensant ainsi achever de couper les ponts avec son existence occidentale.

En dépit du dédain affiché par la générale Lecourt, le Terminus-Hôtel était une excellente maison, d’ancienne et bonne réputation, pourvue d’un personnel aussi courtois que discret. Orchidée s’y inscrivit sous le nom de Mme Wu-Fang, celui que la lettre indiquait pour son voyage et, faute de pouvoir présenter un passeport quelconque, déclara que son époux la rejoindrait le lendemain avec leurs papiers à tous deux. En foi de quoi, on mit à sa disposition une chambre confortable, tendue de reps jaune et de passementeries bleues sur laquelle régnait une gravure représentant Notre-Dame-de-la-Garde. Deux fenêtres avec balcon donnaient sur le magnifique panorama de la ville qui s’étendait, gris et rose, jusqu’à l’échancrure bleue du Vieux-Port.

Depuis son arrivée en France, Orchidée gardait un excellent souvenir de Marseille. Elle en avait aimé le prodigieux enchevêtrement de chars, de voitures à tentes, de tramways à sifflets, de flâneurs, de marins, de femmes qui, à la façon de leurs ancêtres grecques, portaient sur leurs têtes bien droites paniers de fruits, de pains ou jarres d’huile ou, à la hanche, des corbeilles de poissons scintillants de fraîcheur. Les dames élégantes et les beaux attelages ne manquaient pas non plus car l’ancienne Phocée, grâce au percement de l’isthme de Suez, avait retrouvé richesse, importance et prospérité. Cette vie grouillante aboutissait à la mer que soulignait, au ras de l’eau, une forêt de mâts, de vergues, de filins et de haubans. Orchidée en avait aimé l’exubérance, les vives couleurs, la lumière et l’air bleu des petits matins. Mais parcourir une ville au bras d’un homme entre tous chéri, dans l’insouciance et le bonheur, ou bien la contempler dans la solitude du haut d’un troisième étage ne présente pas les mêmes charmes, surtout lorsque l’on sait que ces images, on ne les reverra plus.