— Parce qu’il serait temps pour vous d’essayer de connaître un peu mieux les femmes… surtout celles qui se produisent sur les tréteaux parisiens. Elles sont volages, intéressées en général et surtout elles tiennent à leur liberté. À votre place j’essaierais de me trouver une autre belle amie. Cela ne devrait pas vous être difficile…
— Oh si ! Difficile trouver aussi ravissante !
— Allons donc ! Paris est plein de jolies filles. Quant à vous, mon âge me permet de vous dire que vous êtes plutôt beau garçon. Un peu vif peut-être mais…
— Si vous le permettez, Madame, coupa le chef de gare qui commençait à trouver le temps long, j’aimerais que nous quittions le train pour aller discuter de l’affaire dans mon bureau. Le Méditerranée-Express est déjà en retard et, comme son nom l’indique, c’est un express, pas un tortillard. Il doit repartir…
Tandis que Pierre Bault et le chef de train déposaient leurs témoignages entre les mains d’un agent chargé de la sécurité en gare de Lyon-Perrache, on fit descendre le prince ainsi que son cosaque velu et peut-être muet car il n’avait pas encore dit un mot. La générale Lecourt donna son nom et son adresse au cas où l’on aurait besoin de son témoignage. Orchidée fut bien obligée d’en faire autant puis, comme son compartiment était libre à présent bien que la porte eût un peu souffert, elle exprima le désir d’y rentrer au lieu d’aller encombrer sa nouvelle amie.
— Vous avez grand besoin d’un remontant, dit celle-ci en lui prenant le bras. Quand ce train du délire sera reparti, trouvez-nous donc quelque chose à boire, mon petit Pierre…
Orchidée approuva avec enthousiasme.
— Quelle bonne idée ! Un peu de thé, peut-être ?
— Du thé ? fit Mme Lecourt avec une horrible grimace. Vous appelez ça un remontant ? Vous ne préféreriez pas du champagne ?
— Non, merci. Je… je n’aime pas beaucoup cela. Toutes ces petites bulles vous piquent le nez et donnent de l’aigreur.
— De l’aigreur ? Bonne Mère !… Le pauvre Dom Pérignon doit être en train de se retourner dans sa tombe !…
— Voulez-vous tout de même une demi-bouteille, Madame la Générale ? proposa le conducteur.
— Ma foi non ! À moins que vous ne la buviez avec moi ?
— Jamais pendant le service, vous le savez bien.
— On peut toujours espérer ! Eh bien, apportez-moi un verre de vieil armagnac… Ah ! pendant que j’y pense : passez donc chez moi et dites à miss Price qu’elle peut sortir de dessous son lit et se recoucher… Je ne tarderai pas à rentrer…
Un coup de sifflet déchira l’air. Il y eut une secousse légère au démarrage. Debout près de la portière que l’on venait de refermer, Pierre Bault regarda le long quai éclairé glisser sous ses yeux avec un vague sentiment de gratitude pour l’incroyable prince Kholanchine. Grâce à son comportement délirant, Orchidée, tout à l’heure, se penchait sur lui avec sollicitude et cet instant de bonheur pur valait bien la bosse qui gonflait sur son crâne.
Dans les grands sleeping-cars, les portes se refermaient l’une après l’autre, les rideaux se tiraient. Chacun regagnait son lit en remettant à l’heure du petit déjeuner le commentaire de l’incident. Le Méditerranée-Express, avec sa majesté coutumière, reprenait son voyage vers les pays du soleil et de la douceur de vivre.
Dans son compartiment, Orchidée et Agathe Lecourt achevaient posément leurs boissons respectives quand on frappa à la porte. La Générale ouvrit et l’on vit paraître la tête blonde, ébouriffée et contrite de Lydia d’Auvray :
— Je ne resterai pas longtemps, dit-elle, mais il fallait que je vienne vous demander pardon, Madame la Princesse, et vous remercier. Vous m’avez rendu un très très grand service…
— Sans le vouloir vraiment, fit Mme Lecourt. Mais qui donc est princesse ici ?
— Moi, soupira Orchidée qui commençait à regretter sa subite poussée d’orgueil, mais c’est sans importance. Le mieux est d’oublier tout cela au plus vite. J’ajoute, cependant, que je comprends pourquoi vous aviez si peur. Quel homme terrible !
— Et encore vous ne savez pas tout ! Depuis qu’il est venu me voir, un soir, aux Bouffes Parisiens, il est devenu comme fou. Il ne voulait plus me quitter… J’ai cru d’abord que j’allais connaître le grand amour car il est très généreux et m’a offert des choses fabuleuses. Il disait qu’il n’aimerait jamais que moi, qu’il voulait m’épouser…
— Magnifique ! s’écria la Générale. Et cela ne vous disait rien ?
— Dans les débuts, si… C’était comme un rêve. Mais j’ai vite compris : épouser Grigori, ça voulait dire abandonner complètement ma liberté et aussi le théâtre et moi, le théâtre, j’adore ça. Surtout que ça commence à bien marcher pour moi. Je ne pouvais plus faire un pas sans être surveillée…
— Il était avec vous tout le temps ? demanda Orchidée qui ne pouvait s’empêcher de s’intéresser à cette histoire qui la changeait de ce qu’elle vivait elle-même.
— Lui, non, mais son domestique, Igor, était collé à mes talons. Il me suivait partout, attendait devant ma loge, m’accompagnait chez le coiffeur. Je ne pouvais plus faire un pas seule, même quand Grigori était au cercle. Vous comprenez : j’étouffais !
— Il fallait le lui dire, fit Mme Lecourt. C’est stupide de se laisser mettre le grappin dessus comme cela !
— J’aurais voulu vous y voir. Si je parlais seulement d’aller chez ma mère, il entrait dans une rage folle. J’ai compris que j’étais perdue quand il m’a annoncé que nous allions partir pour la Russie où il a un grand domaine avec beaucoup de serviteurs et beaucoup de neige par-dessus. Là on se marierait. Vous vous rendez compte ? Il fallait que je fasse quelque chose…
— Et qu’avez-vous fait ?
— Pendant une répétition, j’ai prié une copine de me prendre un billet de train pour le surlendemain en fin d’après-midi. Puis j’ai pris rendez-vous chez mon coiffeur. Bien sûr, Igor son domestique qui ne me quittait jamais d’une semelle, m’a emmenée mais, chez Gaetano, il y a une porte de derrière qui ouvre sur la rue Volney. À peine arrivée, j’ai demandé qu’on aille me chercher un fiacre, j’ai payé ce que j’aurais dû si je m’étais fait coiffer et j’ai filé dès que la voiture a été là. Je suis allée à la gare… et vous savez la suite !
— Il vous a retrouvée bien vite, il me semble ? dit Orchidée.
— Ça oui ! Je ne sais pas comment il s’y est pris. Peut-être que ma copine Fernande lui a tout dit, ou alors il a tiré les vers du nez de Gaetano. On se connaît depuis longtemps tous les deux. On est du même pays.
— Vous êtes italienne ? demanda la Générale.
— Non. Je viens de Nice où ma mère est marchande de fleurs. Seulement, ça, Grigori ne le sait pas. Il me croit la fille d’un « soyeux » de Lyon qui m’a reniée quand j’ai voulu faire du théâtre. Encore une chance qu’il n’ait pas eu l’idée d’aller lui demander ma main !
— Mais comme nous l’avons laissé dans cette ville, c’est une idée qui pourrait lui venir ?
— Voilà qui m’est égal ! Tout ce que je veux c’est ne plus le revoir et ça m’étonnerait tout de même qu’il réussisse à me retrouver. Chez nous, personne ne connaît Lydia d’Auvray…
— Ce n’est pas votre vrai nom ? demanda Orchidée.
— Je m’appelle Reparata Gagliolo. Allez donc faire carrière au théâtre avec un nom pareil !
— Mais, si vous rentrez à Nice, vous renoncez à la scène ?
— Seulement pour un temps, et encore ! Je trouverai peut-être un engagement à Monte-Carlo ou en Italie. De toute façon, j’ai de l’argent devant moi et je peux attendre. Grigori finira bien par rentrer en Russie. Mais assez parlé de moi ! Je voulais seulement vous dire que je n’oublierai pas ce que vous avez fait. Vous m’avez, autant dire, sauvé la vie !
— Vous croyez ? Moi je pense que cet homme vous aime et qu’il doit être malheureux !
Lydia haussa les épaules avec désinvolture :
— L’amour, l’amour ! On va loin avec ça ! Vous me voyez en grande dame russe ?
— Pourquoi pas ? Vous ne manquez pas d’élégance…
— Oh ! je sais que je peux faire illusion pendant un temps mais on aurait vite découvert que je ne sors pas de la cuisse de Jupiter. Grigori lui-même finirait par en avoir assez de sa « Petite colombe », comme il dit, et qu’est-ce que je deviendrais, moi, perdue au fond d’une steppe ?
— On en revient, vous savez, fit la vieille dame en riant. À présent il y a même un train qui traverse la Russie et la Sibérie jusqu’à Vladivostok.
— Très peu pour moi ! Il me faut du soleil, dehors ou sur les planches. Encore merci, Madame la Princesse ! Je regrette beaucoup que vous partiez si loin parce que je n’aurai pas beaucoup de chances de vous revoir. La Chine c’est encore pire que la Russie mais, au fond, vous faites comme moi : vous rentrez chez vous ? Alors, je vous souhaite bon voyage… et aussi beaucoup de bonheur !
Orchidée aurait donné cher pour que la jeune Lydia ait la reconnaissance moins bavarde et elle la vit quitter son compartiment avec un certain soulagement tout en s’efforçant de préparer des réponses aux questions qu’elle sentait venir mais, à sa grande surprise, la Générale n’en posa aucune, se contentant de siroter ses dernières gouttes d’alcool avec une évidente satisfaction. Puis elle se leva pour rentrer chez elle en souhaitant une « bonne fin de nuit » à sa compagne. Et ce fut celle-ci qui posa la question, peut-être imprudente mais qui la tracassait depuis un moment :
— Comment avez-vous deviné que je suis mandchoue et non chinoise ?
— Mon défunt époux a été en poste à Tien-Tsin pendant plusieurs années. Là-bas, j’ai appris à voir les différences. C’est l’enfance de l’art quand on connaît bien les deux peuples…
— Est-ce que vous… aimiez la Chine ?
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