Le spectacle offert par les passagers du train était des plus pittoresques : un assemblage de robes de chambre bariolées et de coiffures de nuit. Tout le monde parlait à la fois mais le principal objet de l’intérêt général était Pierre Bault que l’on venait de hisser sur son siège et qui reprenait lentement ses esprits avec l’assistance d’un vieux monsieur à barbiche et lorgnon qui lui faisait avaler le contenu d’un flacon de voyage.
Bousculant tout le monde, Orchidée se précipita vers lui :
— Êtes-vous blessé ? Que s’est-il passé ?
— Un peu étourdi seulement, dit le vieux monsieur en introduisant une seconde fois le goulot dans la bouche du conducteur. Cette brute l’a agressé, ajouta-t-il en désignant une sorte d’homme préhistorique, couvert de poils depuis un haut bonnet à la russe jusqu’au milieu de la poitrine où s’achevait une longue barbe, et que deux voyageurs maintenaient à grand-peine. Orchidée s’agenouilla auprès de Pierre :
— Mon pauvre ami ! Pourquoi vous a-t-il attaqué ?
En dépit d’un esprit embrumé et d’une douleur lancinante, Pierre, devant cette sollicitude, eut un sourire extasié :
— Je n’en sais rien !… Tout à l’heure j’ai vu arriver un personnage – un Russe plutôt brutal – venu d’une autre voiture sans doute. Il m’a ordonné de lui dire si Mlle d’Auvray était ici et quel était le numéro de son compartiment. Naturellement, j’ai refusé… Alors, il s’est tourné vers cet homme qui le suivait et il a juste dit « Igor ! » ?… J’ai vu… se lever un poing énorme… puis plus rien ! Avez-vous été dérangée, Madame Blanchard ?
— Oui. Un monstre barbare a ouvert ma porte et s’est jeté sur moi en disant des choses que je ne comprenais pas. Je ne sais pas du tout qui cela peut être ?
— En tout cas, il se tiendra tranquille pendant un moment ! fit la dame dont le parapluie était venu au secours d’Orchidée et qui surgissait à cet instant du lieu du drame dont elle refermait soigneusement la porte derrière elle avant de faire face avec dignité aux visages qui l’entouraient. Elle s’en désintéressa d’ailleurs aussitôt pour s’approcher du conducteur :
— Eh bien, mon pauvre Pierre, on vous a arrangé de la belle façon ! Vous avez une bosse comme un œuf d’autruche !
— Ce n’est rien mais, si je comprends bien, Madame la Générale, vous avez maîtrisé l’ennemi ?
— Pourquoi pas ? Ce parapluie m’a déjà rendu service en bien des occasions… C’est un fidèle compagnon ! Cela dit, il faudrait peut-être prévenir quelqu’un… les autres conducteurs, le chef de train… sinon le bandit est capable de tout casser. Écoutez donc le bruit qu’il fait !
De fait, le panneau d’acajou résonnait de coups redoublés comme si l’homme enfermé à l’intérieur prétendait le démolir. Orchidée cependant remerciait ce génie des batailles d’une espèce inconnue avec un vif sentiment d’admiration. C’était la plus étonnante personne qu’elle eût jamais vue. Ronde comme une boule, « Mme la Générale » était en effet distinguée comme une reine malgré les papillotes de velours mauve qui couronnaient le dessus de sa tête et les deux nattes grises nouées du même ruban qui dansaient sur son dos. Elle avait dû être d’une surprenante beauté car, en dépit d’un menton empâté, son profil était d’une exquise délicatesse et les pattes d’oie qui griffaient ses yeux d’une rare nuance de violet ne leur enlevaient rien de leur vivacité ni de leur grandeur. Sa peau avait la couleur d’un ivoire vieilli mais un sang resté vif la teintait, aux pommettes, d’un rose léger de bonne santé.
De son côté, la vieille dame observait son obligée avec intérêt :
— Vous êtes diablement belle, ma chère ! déclara-t-elle d’un ton qui ne supportait pas la contradiction. Chinoise, je pense ?… Non, plutôt Mandchoue !… et de bonne souche. Je comprends qu’un homme perde la tête pour vous mais quelle idée de vous appeler « Petite colombe » ! Cela ne vous va pas du tout.
— Ce n’est pas non plus à moi que ce terme s’adressait… Ce personnage… s’est trompé de sleeping et…
Un nouveau voyageur qui accourait, visiblement très agité, lui coupa la parole. Celui-là aussi méritait d’être regardé car il avait oublié de retirer le filet retenant ses cheveux et l’étrange appareil muni d’élastiques qui maintenait sa moustache. Ce qu’il disait était proprement ahurissant :
— Dans les deux voitures dont je viens, les conducteurs ont été assommés eux aussi. Ils commencent seulement à reprendre leurs esprits. Il faut arrêter le train, appeler la police ! Je suis persuadé qu’il s’agit d’une attaque de terroristes !
— Inutile ! Nous arrivons à Lyon dans deux minutes, dit Bault. Nous pourrons débarquer nos voyageurs indésirables… et peut-être éviter que le train prenne trop de retard ! S’il vous plaît, Mesdames et Messieurs, veuillez avoir l’amabilité de regagner vos compartiments ! À l’exception, bien sûr, des personnes qui ont bien voulu se charger de l’ordre de cette voiture. Ce dont je les remercie infiniment.
En effet, le Méditerranée-Express ralentissait tandis que derrière les vitres apparaissaient les lumières, des faubourgs de l’ancienne capitale des Gaules. Pendant ce temps, Orchidée racontait comment elle en était venue à changer de place avec cette Mlle d’Auvray qui ne se décidait toujours pas à paraître :
— Elle avait tellement peur qu’elle ne voulait même pas que vous soyez au courant, ajouta-t-elle avec un sourire d’excuse. J’avoue qu’à présent je la comprends : cet homme est terrifiant !…
— Ce que je commence à comprendre, moi, c’est pourquoi j’ai été attaqué ainsi que mes collègues. Ce Russe qui devait être quelque part dans le train a dû leur poser la même question qu’à moi : où se trouve Mlle d’Auvray ? Devant leur refus, il les a fait endormir par son chien de garde pour pouvoir consulter leurs listes de voyageurs…
— Tout de même, émit la Générale, ils ont bien le droit de faire savoir qu’ils n’ont aucun voyageur de ce nom ?
— Sans doute mais ce genre d’homme ne doit croire que ce qu’il voit. Il a préféré s’assurer de leur véracité. Quant à moi, Mlle d’Auvray, qui en arrivant semblait au bord de la panique, m’a fait les plus expresses recommandations et j’ai dit, moi aussi, qu’elle n’était pas là. Vous connaissez la suite…
L’entrée à Lyon du Méditerranée-Express illuminé comme pour une fête – tous les voyageurs, bien sûr, étaient réveillés et surexcités au plus haut point ! –, alors qu’il eût dû être plongé dans le silence et l’obscurité des palaces roulants, fit sensation. Les autorités accoururent et l’on appela la Police pour qu’elle prît en charge les coupables.
Fort inquiète à l’idée de subir un interrogatoire, Orchidée dit qu’elle ne se sentait pas bien et pria Pierre d’expliquer à sa place ce qui venait de se passer.
— Je voudrais aller me reposer dans mon compartiment.
— Venez plutôt chez moi ! proposa la dame aux bigoudis mauves. Je voyage avec miss Price, ma dame de compagnie, une Anglaise peureuse comme une belette qui s’est jetée sous sa couchette en vous entendant crier. Nous l’y laisserons ! À propos, je suis la générale Lecourt, née Bégon, de vieille souche marseillaise. Quant à vous, c’est, je crois, Madame… Blanchard si j’ai bien compris le nom que Pierre vous a donné ?
Il était difficile de prétendre le contraire. À cet instant, le chef de train et un homme d’équipe particulièrement vigoureux, aidés du conducteur, s’employaient à faire sortir l’assaillant d’Orchidée mais il était calmé et paraissait même tout à fait maître de lui. Avec un accent qui fleurait bon les bords de la Volga ou de la Néva, il déclara seulement qu’il entendait demeurer libre de ses mouvements :
— Je refuse être traité comme malfaiteur ! Je suis prince Grigori Kholanchine, cousin de Sa Majesté le Tzar de toutes les Russies !
— Croyez que je suis désolé, prince, dit Pierre Bault avec sévérité, mais vous vous êtes introduit dans le sleeping de cette dame et vous, l’avez attaquée brutalement lui causant une grande frayeur. D’autre part vous avez jugé bon d’assommer sans raisons trois conducteurs dont moi-même et vous comprendrez qu’il est impossible, dans ces circonstances, de vous garder dans le train.
Le Russe considéra Orchidée avec une sincère surprise :
— C’est terrible erreur ! Je n’ai pas l’honneur connaître Madame et ne comprends rien. Il y a écrit sur carton : Mlle d’Auvray, numéro 4…
— Il y a eu un changement de dernière minute.
— Alors… ma Lydia pas là ? gémit le prince prêt à pleurer.
— On dirait que non, fit la Générale. Cependant, avant de vous lamenter, vous pourriez peut-être offrir vos excuses à Mme Blanchard. Ou est-ce qu’il est normal de faire le cyclone sans un mot chez vous ?
— On n’apprend pas politesse à prince Kholanchine ! Il va faire mais il est immergé dans immense admiration : Madame est belle comme Péri des eaux de Volga ! fit-il avec lyrisme. Je suis très contristé avoir fait peur mais je suis amoureux avec délire d’adorable Lydia. Je veux épouser… faire existence de reine… mettre châteaux, fortune devant petits pieds mais adorable Lydia préfère petit théâtre minable… Partie sans même dernier baiser !
Il semblait si sincèrement désolé qu’Orchidée sentit sa sympathie s’éveiller pour ce géant blond dont le visage, en dépit d’une moustache et de favoris imposants, était candide comme celui d’un enfant.
— L’amour est un sentiment compliqué, dit-elle gentiment. Il est parfois difficile de savoir si l’on est payé de retour…
— Lydia disait aimer Grigori ! Alors, pourquoi ?
— Si vous lui avez offert des bijoux et des fourrures, coupa Mme Lecourt, elle pouvait difficilement vous dire autre chose. Quel âge avez-vous, prince ?
— Vingt-huit hivers. Pourquoi demander ?
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